La Fondation Henri Cartier-Bresson expose une rétrospective de l’œuvre de la photographe américaine Francesca Woodman (1958-1981), constituée d’une centaine de tirages, vidéos et documents. Inaugurée en mai, elle se poursuit jusqu’au 31 juillet 2016.
Il s’agit d’une exposition d’abord présentée au Moderna Museet de Stockholm, en 2015, sur laquelle Jean-Philippe Cazier avait alors écrit. Diacritik republie son article.

Des photographies comme autant de miroirs, interdisant l’image rassurante d’un corps plein et solide, défaisant les coordonnées de l’individu, rendant paradoxalement impossible tout narcissisme (même misérabiliste), tout Je. Miroirs pour dissiper, effacer le corps et le visage à travers un espace sombre, vide, détruit – effacement du corps qui serait aussi bien une libération du corps.
Des autoportraits, des images de son propre corps, mais pas du tout pour s’exhiber, se (re)connaître, se réapproprier son corps ou son image aliénés. Au contraire : se perdre, produire et contempler la perte du corps propre, du Moi, son égarement, son évanescence, son anonymat : photographies non d’identité mais de « désidentification », constatant et produisant un processus d’effacement de soi, un devenir-anonyme. Miroir-labyrinthe, miroir-cristal (comme dans India Song de Duras) dans lequel il est moins question de se contempler que – nouvelle Alice – de s’égarer dans son espace multiple et chaotique. Le miroir comme procédé saisissant et produisant des devenirs du corps, dans le corps, les forces qui défont et refont les corps.

Le fait que Francesca Woodman photographiait volontiers son visage ou son corps n’est pas le seul signe que l’image photographique pourrait fonctionner pour elle comme un miroir. Les photos peuvent montrer un personnage se découvrant dans un miroir. Un miroir peut être aussi placé derrière la personne photographiée ou disposé dans un endroit quelconque de l’image. Le miroir contamine d’autres éléments de la photographie : vitres, surfaces (rideaux, mur) réfléchissant la lumière. Le traitement du visage est, de même, révélateur : isolé, recouvert d’un masque de carnaval, caché derrière une sorte de réflecteur circulaire et blanc (lui aussi tenu comme un masque), amputé par le cadrage, pur reflet dans un miroir – détaché du corps, fantôme sans corps, image flottante, dans l’espace ouvert de la photographie, qui par essence pourrait être vue comme une sorte de miroir inquiétant, de reflet spectral puisque, contrairement au miroir, l’image photographique a le pouvoir de faire exister l’objet photographié indépendamment de son existence : mon image n’est plus moi, dans une réalisation plus parfaite de l’essence du miroir et du dédoublement. Dans un miroir, à la surface des photographies de Francesca Woodman, le visage n’appartient plus au corps, le corps n’a plus de visage, celui-ci n’est pas le point focal où l’identité se rassemble, où l’individu trouve et manifeste ce qu’il est ou paraît être.
Il arrive aussi que la photographie soit prise de dos, tête comprise : matière crânienne, matière charnelle anonyme, rendue à son étrangeté. D’autres photographies montrent des corps féminins ressemblant étrangement à celui de F .W. et pouvant fonctionner comme des doubles, comme une multiplication plus avancée des reflets de son propre corps dans un espace où les corps deviennent indifférenciés, purs miroitements anonymes : une sorte d’altérité flottante, fantomatique – le double, ici compris comme ce qui diffère au maximum, un autre, un étranger, et qui, à l’inverse de la relation de ressemblance, impose la plus grande dissemblance de moi avec moi : je ne suis pas identique à mon double, l’existence de mon double fait que je ne suis pas identique à moi-même – Je est un Autre (F.W. a mieux compris que Lacan ce qu’est un miroir).

© George and Betty Woodman
La perte de l’individualité qui traverse les visages et les corps caractérise également le type d’espace privilégié : espace quelconque, plage déserte, jardin abandonné, pièces vides délabrées – bouts d’espaces, espaces déconnectés, etc. Ceci pourrait être une métaphore pour le personnage photographié, soumis lui aussi à ce même processus d’indifférenciation, de déconnexion et fragmentation. Il s’agit pourtant d’autre chose : l’espace n’exprime pas, de manière redondante, le corps anonyme et « détruit », ou, de manière psychologique, la perte de l’identité (le travail de la photographe n’est pas de nature psychologique). L’espace intègre plutôt le corps comme une matière, un morceau, presque un accident qui pourtant en ferait pleinement partie. L’espace est moins celui du corps (ou métaphore de l’« âme ») qu’espace dans lequel le corps peut s’intégrer et se fragmenter, s’effacer. Celui-ci devient un morceau d’un espace anonyme, détruit, indifférencié, toujours fragmenté et dont le corps ne sera qu’un fragment, voué à la fragmentation.

1978 © George and Betty Woodman
Le visage, reflété dans le miroir, flottant isolé, était déjà un cas particulier de ce « destin », et de même le fait d’occulter le visage à l’aide d’un masque ou de le supprimer du cadre : échantillons de corps et visages enfoncés dans un espace lui-même disparate et déconnecté qui est l’espace même de la photographie. Dans certaines photographies, le rapport entre le corps ou le visage et le type d’espace se révèle tellement étroit, qu’il n’est plus possible de le percevoir comme ce qui relie simplement deux éléments séparés : la photographie développe une seule et même matière indifférenciée, espace et corps (et non corps dans espace), articulant des fragments d’un lieu et des fragments corporels, les bras n’étant plus qu’une matière quelconque sur un mur décrépi, un « corps » apparaissant comme une sorte d’excroissance d’une porte étrangement posée à terre, le corps nu d’un homme affublé d’un masque de lapin n’étant qu’un fragment incohérent dans un jardin abandonné et touffu. Ou alors, c’est Francesca Woodman elle-même, transformée en corps aérien et renversé (« On being an Angel ») dans un espace aberrant (dans le sens où Deleuze parle de mouvements aberrants au cinéma : le mouvement normal est caractérisé par le centrage – centre de révolution, centre d’équilibre, de gravité, d’observation – ; le mouvement aberrant se dérobe au centrage et dans le cas de F.W. le corps renversé de la photographie et l’espace qui lui est lié possèdent des caractéristiques similaires, se dérobant à la gravitation, aux coordonnées habituelles de l’espace, à la maîtrise du corps par un sujet, etc). L’espace n’est pas donné comme la traduction de ce qui, par ailleurs, arriverait au corps et à l’esprit, il fait partie d’une machine dont le corps devient un rouage, d’un processus qui happe et intègre le corps dans les coordonnées d’un espace et d’une matière, de même que le corps happe et intègre l’espace comme un fragment, une étrange matière corporelle : devenir où l’espace et le corps apparaissent comme les pièces hétérogènes d’une machine qui les fait fonctionner ensemble. Un tel devenir permet de faire advenir les puissances du corps, de contempler ce qu’est, ce que peut un corps. Susan Sontag écrit que les photos sont des témoins, des pièces à conviction pour s’assurer de ce qui semble douteux. Dans les photographies de Francesca Woodman, il est question d’assurer et de prouver que le corps est capable de ça : se multiplier, se disséminer, devenir anonyme, étrange et étranger – qu’il peut exister autrement que comme chair lourde, réceptacle pour nos organes fixes : being an angel. Le corps apparaît ainsi comme une « essence vague » à la jonction des différences qui le constituent, corps multiple et anonyme pris dans les mouvements du devenir.

1975-76 © George and Betty Woodman
Les photographies les plus étranges sont peut-être celles où l’ensemble de ces processus se trouve réuni pour constituer l’image elle-même dans sa matérialité. F.W. semble avoir développé une manière de photographier et de travailler ses tirages qui pousse très loin ses compositions sur le corps, le visage, l’espace, le fragment, la déconnexion : ce sont les images, directement, qui sont données comme des fragments à moitié détruits, effacés, parfois déchirés – fragments de corps, échantillons d’espaces, comme des bouts d’espaces rassemblés pour recueillir et disperser des bouts de corps souvent flous, « bougés », ou qui déjà ont presque disparu. Ici, l’idée de fragments ou d’échantillons n’implique pas le renvoi à une totalité constituée, solide et fixe. Dans les photographies de Francesca Woodman, les fragments de corps et d’espaces, ou les morceaux assemblés de photographies, ne se rattachent pas à un tout dont ils seraient extraits, exprimant, de manière représentative, le morcellement, la destruction morbide, la castration symbolique, etc. Les fragments valent pour eux-mêmes, impliquant immédiatement un devenir : le fragment vaut pour le devenir réel qui arrive au corps, et le rapport tout/partie est créé par ou dans le devenir. A l’image photographique sont attribués matériellement les caractères de l’espace et du corps, et c’est la matière même de l’image qui se trouve chargée du devenir qui habite les corps et les lieux. La photographe privilégie alors les petits formats, pris comme autant d’échantillons isolés ou rassemblés à l’intérieur d’un cadre, les négatifs pouvant être juxtaposés et tirés sur une seule feuille (parfois sous la forme d’une planche-contact) ; les négatifs peuvent être découpés et grattés, les images deviennent floues et leurs bords mal définis laissent visibles les côtés troués de la pellicule – comme s’il fallait retrouver ici la nature essentiellement délabrée, abandonnée, fissurée des pièces, des lieux et des corps. Les photographies sont alors constituées de morceaux déconnectés de corps ou de visages juxtaposés, d’espaces, assemblés en séries, parfois dispersés à travers l’image : une sorte de patchwork, un ensemble de parties hétérogènes réunissant dans l’espace de la photo une série dispersée dont la cohésion n’est due qu’à cette hétérogénéité : définition des photographies de Francesca Woodman. Ce qui, à ce niveau, est donné à voir, c’est la matière même, c’est-à-dire l’essence, de la photographie selon Francesca Woodman : matière indifférenciée, quelconque, où le corps, le visage perdent leur individualité pour devenir les fragments flous et dispersés d’un espace kaléidoscopique ou cristallin, fonctionnant en même temps comme réunion et dispersion de ses parties déconnectées, détruites, vagues, évanescentes. Le corps perd alors son individualité, sa totalité organique et utilitaire pour devenir le lieu des forces qui le constituent, qui le détruisent et le constituent.

1976 © George and Betty Woodman
Diane Arbus, que Francesca Woodman admirait, disait être attirée par la bizarrerie, qu’elle cherchait à photographier des « monstres », ou plus exactement qu’elle essayait de capter le « monstrueux » dans ses modèles. Si les photographies de F.W. apparaissent effectivement comme des sortes de miroirs, avec toutes les qualités qu’elle semble attribuer au miroir (dédoublement, apparition d’un « étranger », fragmentation, « fantômisation », immanence du corps et de l’espace dans une même apparition incertaine, dans un même devenir, etc.), il s’agirait d’un miroir producteur et révélateur du « monstrueux », des possibilités « monstrueuses » du corps et de soi. Ce monstrueux, elle ne le trouvait pas du côté du difforme, de la simple altération de la forme (représentation), mais au niveau des forces, là où les corps se dispersent, se fragmentent ou se confondent – variations photographiques les rendant à leur nature incertaine, vaporeuse, flottante, anonyme. Le monstre du corps est le devenir qui le traverse, le défait et le dissémine pour le rendre aérien, l’arracher à sa matérialité organique – corps quelconque et multiple devenant fantôme ou matière ou ange.
Marie Lefebvre a publié en 2014, Flou, aux éditions Leméac, librement inspiré de l’existence de Francesca Woodman.
L’exposition a été conçue et organisée par Anna Tellgren, conservatrice de la photographie au Moderna Museet à Stockholm en Suède. L’exposition Francesca Woodman a été présentée au Moderna Museet de Stockholm (sept – déc 2015), au FOAM à Amsterdam (déc 2015 – mars 2016). La tournée européenne de l’exposition s’achèvera au Moderna Museet de Malmö du 5 novembre 2016 au 19 mars 2017.
Catalogue d’exposition : Francesca Woodman : Devenir un ange, Préface: Agnès Sire. Essais : Anna Tellgren, commissaire de l’exposition, Anna-Karin Palm, romancière suédoise et George Woodman, le père de l’artiste, Éditions Xavier Barral, 2016, 232 p., 103 illustrations, 35 €
Fondation Louis Cartier-Bresson, 2, impasse Lebouis, 75014 Paris
Mardi à dimanche:13h00 – 18h30
Mercredi (nocturne gratuite): 18h30 – 20h30
Samedi: 11h00 – 18h45
Plein tarif 8 € / Tarif réduit 4 €
Gratuit pour les Amis de la Fondation HCB
Gratuit en nocturne le mercredi (18h30 – 20h30)