Anna Milani : Un paysage en soi (Incantation pour nous toutes et Géographie de steppes et de lisières)

Anna Milani, Incantation pour nous toutes (détail de la couverture © éditions Isabelle Sauvage)

Incantation pour nous toutes. Voilà un titre qui provoque en moi une curiosité et un impérieux désir de lecture. Entre mes mains, le livre semble petit, fragile, secret et il me vient à son égard un curieux sentiment de possessivité. La couverture sombre teintée à la façon des tableaux de Soulages d’une subtile nuance de violet me le rend encore plus précieux. Il s’agit de la collection « présent (im)parfait » des éditions Isabelle Sauvage qui publient en juin 2021 le premier recueil d’ Anna Milani. Peu de temps après, en mai 2022, elle publie Géographie de steppes et de lisières aux éditions du Cheyne. De l’incantation à la géographie (étymologiquement « écriture de l’espace »), le nom chantant d’Anna Milani apparaît dans le paysage de la poésie contemporaine française. Née Italienne, la poète écrit dans un français singulier dont la poésie saisit le lecteur par un effet d’étrangeté. Avec sa prose précise et éloquente elle parvient à rendre sensible son expérience d’émancipation intellectuelle des carcans d’une l’histoire familiale dont elle hérite.

Alors que nos modes de vie contemporains prônent une idée de l’habitat proche de celle du cocon, le geste d’Anna Milani est celui d’un élan vers le dehors, d’un désir de déplacement. On saisit d’autant mieux cette pulsion quand, dans son premier texte, l’enclosure est celle d’un personnage à la fois oiseau blessé et femme dans une maison où « le dehors est une superstition ». Par la suite, ce motif de la maison aveugle et de la peur de l’enfermement revient hanter son écriture à tel point que nous aurions envie de parler d’une claustrophobie identitaire ou poétique s’il avait fallu pathologiser cette littérature. Anna Milani écrit pour abattre, par la force des mots, les cloisons d’une maison lourde comme les histoires ou les traumatismes dont elle hérite. La maison y est comme l’échafaudage, la structure autour de laquelle s’affaire notre vie intérieure. Avec la poète on apprend que l’on peut être l’architecte ou la paysagiste de son propre monde intérieur.

Appeler le dehors : Incantation pour nous toutes

Incantation pour nous toutes met en scène une maison à la lisière entre l’abri et la prison, entre peuplement et dépeuplement de l’espace par des figures féminines spectrales. L’ambiance qui découle de ce texte est proche de celle des tableaux nocturnes de Chagall : des figures flottantes, aquatiques ou errantes, un cheval, un cerf ou une rivière marquent le tableau de leur présence. Mais qui héberge qui ? Sommes nous la maison, les hôtes des souvenirs familiaux que nous tentons tant bien que de mal de retenir, de contenir ? Ou bien sommes-nous l’occupante de cette maison qui nous enferme ?

Dans le geste d’ouvrir ce petit recueil, de s’arrêter au titre comme on s’arrête au seuil d’une maison, d’appréhender l’atmosphère dans laquelle on s’aventure, il y a un dialogue immédiat avec ce qui se joue dans le texte. Je parle ici de l’horizon d’attente, du seuil du texte, de sa lisière, autant de sujets au cœur de l’écriture d’Anna Milani. Si tout titre est une invitation à la lecture, celui d’Anna Milani le porte dans son étymologie : l’incantation est une invitation par le chant et c’est d’ailleurs par l’intérieur de la maison que s’ouvre le recueil.

« Je dessine un carré avec des phrases compactes : c’est la maison. À l’intérieur un passé révolu séjourne, des présences vagues laissant des objets sur les meubles : un fragment de cristal brisé, une poignée de terre. Les murs connaissent l’histoire, ils l’inspirent, ils l’expirent. Elle fait partie de la charpente. »

Le dehors survient après, il est d’abord question de présences qui ferment les portes, de passé qui séjourne et emplit la demeure, d’un oiseau blessé qui rêve d’une traversée transcontinentale. D’emblée, en nous plongeant à l’intérieur de cette étrange maison, Anna Milani nous place dans la confidence de l’écriture du secret, de la trace, de la mémoire et raconte un cheminement vers l’émancipation pris comme un élan ou un appel du dehors. Voilà une poésie qui s’essaie à raconter les déplacements intérieurs, ces choses qui nous travaillent ou nous érodent, nos tentatives pour tout maintenir en ordre malgré le vent qui s’engouffre, ou au contraire nos tentatives de désir, de désordre et de liberté.

Le premier sentiment qui survient dans cette lecture est peut-être celui de l’inquiétude. Dans cette image de prison-maison que dresse Anna Milani, il y a quelque chose de cassé et de caché, comme un secret vers lequel on nous oriente sans le nommer. Entrer dans la maison-poème d’Anna Milani c’est justement être dans la confidence du secret et du silence qui l’entoure. Avec elle on regarde les éclats de verre sur le sol, la terre sur les meubles et cet étrange ballet des présences qui rôdent et ferment les portes. Est-ce là une invitation à regarder les traces d’un passé lourd ou violent ?

« Je ne souhaitais pas faire un récit biographique, mais dans ces fragments convergent des bribes d’histoires de femmes qui me précèdent et des atmosphères que j’ai pu percevoir moi-même. Et dans ces mémoires, dans ces atmosphères arrivées jusqu’à moi, il y a sans doute des échos lointains de violences, des blessures. Ces traces sont partielles, fragmentaires. ce sont plus des impressions que des faits. »

Il s’est passé quelque chose mais c’est passé. Ce n’est pas forcément moi qui l’ai vécu mais c’est bien moi qui le ressent aujourd’hui. Voilà ce que semblent nous dire en substance le texte et son auteur. Le cœur du texte ne se situera pas dans la narration ou dans la représentation de ce qu’on pourrait appeler des traumatismes, qu’ils soient vécus ou simplement hérités, mais dans leur perception à travers la maison comme matrice de la mémoire des femmes de la famille.

Très rapidement, la maison est prise d’assaut par une cavalerie fantôme, par la nuit, le dehors, les loups ou le vent qui tentent de la traverser. Loin d’être un danger intrusif, l’assaut et la porosité naissante délivre. Partant de cette impression de gravité, son écriture est comme la rivière qui irrigue les sous-sol de la maison, on se laisse « porter en lisière » par elle. D’une prison, la maison devient alors un lieu de passage, et la blessée qu’elle abrite ne se parque plus dans une chambre mais gagne symboliquement de l’espace. Elle semble appeler à elle le dehors qui jusqu’alors n’était qu’une superstition. Dès lors, l’ambiance onirique et organique du texte se déploie comme les ramifications d’un arbre ou d’une rivière et comme dans les films de Tarkovski, les intérieurs deviennent perméables à la pluie. La rivière, la forêt, la brume, le cheminement sous-terrain de l’eau sont autant d’éléments extérieurs, des puissances ancrées dans un repos factice qui viennent travailler les espaces intérieurs de la maison ainsi que ses occupantes. Les occupantes de la maison, la jeune fille, l’oiseau, les spectres féminins qui rôdent commencent par sortir de la maison, invoquent le dehors :

« Et c’est comme ça qu’un matin, toutes les figures debout, face aux fenêtres, les subtiles et les aquatiques, les fauves et les obscures, toutes tendues vers le dehors. Elles appellent, elles appellent le paysage, qu’il vienne se déployer à l’intérieur du corps » p. 35

Sous la protection d’un grand cerf venu de la forêt, la jeune fille, rendue plus vivante par la révolte qui l’anime, brûle sa robe de communion, choisit de communier seulement avec les corbeaux, refuse les tâches ménagères et se sert des casseroles pour battre la mesure du temps comme bon lui semble car « les tâches qui nous incombent  à présent ont à faire avec les mots ».

Serait-elle l’incarnation d’Anna Milani ? Du refus de s’enfermer dans son histoire familiale ? Le caractère incantatoire de ce premier texte se situe peut-être à cet endroit, dans la volonté de la poète de changer le monde ou d’en redessiner les frontières : «  Je voulais que ce texte ouvre des portes, libère de l’enfermement, transforme certains mécanismes. je voulais le charger d’une intention puissante, d’une force vive, performative- et cela, pour moi, aussi bien que pour toutes les femmes de ma lignée – et pour toutes celles (et ceux) qui pouvaient se sentir concernées. »

Sans devancer le lecteur dans sa lecture nous pouvons dire en reprenant les mots de la poète qu’à la fin du recueil « tout ce qui pouvait limiter, entraver, enfermer, épouvanter est pulvérisé: il ne reste que le dehors ».

Laisser place à l’inconnu : Géographie de steppes et de lisières

Étrangement, je ne peux m’empêcher de lire Géographie de steppes et de lisières comme la suite d’Incantation pour nous toutes. Chose curieuse car il s’agit de poésie.

D’un texte à l’autre, il y a cet élan – poussé à son paroxysme dans Géographie de steppes et de lisières – non pas vers l’ailleurs mais vers la proximité immédiate que l’œil de la poète absorbe comme le cœur d’un cyclone. À moins que ce ne soit elle qui soit absorbée ? Dans Incantation pour nous toutes la question du dehors se pose tandis que dans Géographie de steppes et de lisières « la question des limites [est] réglée depuis longtemps ».« Le livre publié chez Cheyne, naît d’une exploration diffuse et intime à travers la langue, le corps et le territoire. Il est question de perceptions qui s’inscrivent dans le corps, de limites qui s’estompent, d’une attention ouverte qui induit d’autres manières d’entrer en relation, de laisser place à l’inconnu », m’explique Anna Milani.

Géographie de steppes et de lisières se présente comme la formulation progressive d’une quête latente, toujours orientée vers l’extérieur, l’inconnu et l’altérité. Ce second texte est, en comparaison au premier, beaucoup plus aérien, il respire et provoque ce même effet d’étourdissement lorsque, en haut d’une montagne, on respire de l’air frais pour la première fois depuis longtemps. Ici, la poésie d’Anna Milani nous parle de cheminement, de transition et de désapprentissage. Où aller et comment être une fois qu’on a détruit la maison ?  Si les mots ont permis la destruction symbolique de la maison, ils servent aussi d’abris :

« J’ai su qu’il fallait creuser mes racines dans une langue de transit – que j’habiterais seule en la cheminant jusqu’à ce qu’elle me délivre du trouble de l’appartenance »

Est-ce là la proposition d’une langue d’ermite nomade ? D’une langue comme abris précaire et transitoire, comme un espace que l’on chemine ? Face au trouble que semble susciter l’appartenance, il s’agit de s’ancrer dans une langue choisie et qui est celle de la géographie, littéralement prise comme « l’écriture de l’espace ». La poète affirme sa  façon singulière d’être au monde avec une nouvelle syntaxe et « pratique l’espace comme une langue étrangère ». Sa langue poétique, dont la recherche semble être ce qui irrigue ce second texte, serait donc celle de l’immensité des steppes et de la porosité des lisières. Comment s’y prend t-elle ? Le corps d’abord. L’ultime frontière à diluer à coup de retournements poétiques :

« La femme s’accroît en forêt,// elle pousse en// tous lieux, elle perd la mesure de son corps,// atteint les limites de la carte. »

De métaphores en métamorphoses, la maison aveugle d’ Incantation pour nous toutes, est devenue fenêtre, symbole même de l’ouverture sur monde, de la lisière et de la possibilité d’inversement de l’intérieur et de l’extérieur. L’habitante est devenue l’habitat, le paysage est en elle en même temps qu’elle fait corps avec le paysage. Géographie de steppes et de lisières est un élargissement, une distillation ou un éparpillement du « je » poétique au non-humain. Chez Anna Milani il ne s’agit pas d’un élan vers quelque chose comme « la nature » qui serait extérieure à nous mais vers l’altérité en général, celle qui dépasse l’humain pour tendre vers la pluie, la nuit, la roche, l’espace. Le « je » est présent mais, curieusement, il semble à la fois désincarné et incarner l’entièreté du monde. Cet élan colore le texte d’une beauté cosmique mais il y a autre chose : la solitude de la quête.

« J’ai poussé la solitude tellement loin qu’elle a démoli le mur, en me balançant dans un espace neutre d’où j’observe les circonstances. Je suis concernée par tout. Par la nuit qui n’a plus de marge et s’infiltre dans mes os : dehors les constellations m’attendent car c’est moi maintenant le point de repère »

Tout se passe comme si cette quête de la démesure et de l’absolu du paysage portait en elle-même sa propre destruction. Cette note plus sombre confère au texte une profondeur nouvelle, un peu comme un trésor trouvé au fond d’un lac que l’on a sondé de part en part. Tout porte à croire que cette quête littéraire et existentielle se résoudra peut-être, ou du moins pour le lecteur, dans un troisième texte poétique. Dans un texte comme dans l’autre nous retrouvons de façon troublante des questions propres à tout à chacun : que faire de ce qui m’a été légué et comment me positionner face au monde ? Ni dieu ni maître, Anna Milani est la grande architecte d’elle-même.

Anna Milani, Incantation pour nous toutes, éditions Isabelle Sauvage, coll. présent (im)parfait, juin 2021, 40 p., 9 €
Anna Milani, Géographie de steppes et de lisières, préface d’Albane Gellé, Cheyne, collection grise, 2022, 17 €