Goliarda Sapienza (Le Fil de Midi): entretien avec sa traductrice, Nathalie Castagné

Goliarda Sapienza © éditions Le Tripode

Les mots ne manquent pas pour décrire Goliarda Sapienza : atypique, forte, libre, intransigeante, talentueuse, complexe, ambiguë, charnelle et tendre. Une nébuleuse de mots  l’entoure de prestige comme un halo ou la poursuit comme un voile brumeux. L’originalité et la marginalité de ses écrits sont souvent rapportées à son éducation originale, à sa naissance dans une famille socialiste, anarchiste, sicilienne, et qui plus est recomposée. L’image construite est celle d’une femme indépendante dont la manière d’être et de vivre constitue aujourd’hui un modèle d’émancipation politique et féministe.

S’il y a une chose que nous pouvons pourtant affirmer sur Goliarda Sapienza c’est son refus des dogmes et par extension des étiquettes que nous ne manquons pas de vouloir lui attribuer, à tort ou à raison, depuis sa découverte en France en 2005 avec la traduction de L’Art de la joie. Écrit initialement entre 1967 et 1976, et victime de son insuccès initial en Italie, l’écriture de l’Art de la joie interrompt le grand cycle introspectif auquel se livre Goliarda Sapienza dès 1960 : l’Autobiographie des contradictions. Le Fil de midi, écrit en 1969, est le deuxième volume de ce cycle autobiographique. Il retrace la thérapie psychanalytique de Sapienza avec le docteur Ignazio Majore qui doit l’aider à retrouver sa mémoire – gravement endommagée à cause des électrochocs – et a comprendre les raisons de sa tentative de suicide. Retrouver le fil donc. Le fil de ses souvenirs mais également le chemin de sa personne, se réconcilier avec soi et transformer sa souffrance en un art de la joie. Le Fil de midi est comme la prise d’élan de Goliarda Sapienza avant l’écriture de son chef d’œuvre L’Art de la joie. L’autrice y écrit ses errances dans la caverne métaphorique de ses souvenirs et de sa psyché et construit une représentation littéraire de son chaos intérieur dans lequel elle nous guide à travers ses perceptions corporelles, et ses associations de pensée.

Quatorze ans après sa première traduction, Nathalie Castagné, traductrice officielle de Goliarda Sapienza en France, propose une nouvelle version du Fil de midi et nous offre une occasion de nous entretenir avec elle sur ce texte intime et émouvant.

« Et je voulu parler, raconter, être réconfortée et guidée »

 

Comme les lecteurs et lectrices françaises, vous avez découvert Goliarda Sapienza avec L’Art de la joie. Pouvez-vous nous raconter cette rencontre ?

C’est par Viviane Hamy, autrement dit sa maison d’édition, que j’ai découvert Goliarda. Frédéric Martin, qui à l’époque travaillait chez elle, et qu’alors je ne connaissais pas, m’a appelée un matin de décembre 2003 pour me demander si je voulais bien lire et donner mon avis sur L’Art de la joie, ou plutôt L’arte della gioia, qu’avait envoyé à Viviane une célèbre agente et traductrice allemande, Waltraud Schwarze, en lui disant à peu près (c’est ce que m’a été aussitôt rapporté) : Voilà un livre extrêmement long, qui n’a eu aucun succès, écrit par une femme morte depuis des années, et qui ne ressemble à rien d’autre ; mais il pourrait vous intéresser. J’ai accepté tout en prévenant que j’avais un autre travail à finir, et c’est en janvier 2004 que j’ai ouvert ce livre presque miraculeusement arrivé à la Foire du Livre de Francfort, un livre édité par une maison absolument marginale, Stampa alternativa, seul éditeur qui en ait voulu en Italie. Et malheureusement, quant à son édition complète, après la mort de celle qui l’avait écrit.

J’avais fait pour Viviane, que j’avais connue aux éditions de La Différence, où elle travaillait et où deux livres de moi avaient été publiés dans les années 80, deux traductions et quelques rapports de lecture. Ceux-ci généralement peu enthousiastes : il paraît donc que tout le monde s’attendait à ce qu’il en soit de même cette fois-là. Et j’ai ouvert le livre et dès les premiers mots j’ai été subjuguée.

Si je dois continuer, je dirais aussi emportée, et survoltée : ce n’est pas tous les jours qu’on découvre une œuvre pareille. Et inquiète, car j’avais peur qu’elle ne tienne pas la route jusqu’au bout. Et puis il m’a été évident que la publication de ce livre s’imposait. J’en parlais avec exaltation à tous mes amis, et enfin j’ai écrit la note de lecture qu’on me demandait et je crois bien qu’à sa réception, le lendemain même, la décision était prise par Viviane Hamy de le publier.

Dans un précédent entretien vous parliez de la « nécessité de réparer l’injustice subie par ce roman ». Votre rôle dans la renommée de cette autrice est central. Car son succès en France avec votre première traduction en 2005 de l‘Art de la joie a entraîné la (re)découverte de cette autrice en Italie mais également dans toute l’Europe. Aujourd’hui vous êtes chargée intégralement de la traduction de l’œuvre de Sapienza. Comment avez-vous appréhendé cet immense travail de traduction ?

Cette fois, je serai brève : pas à pas. D’autant que la décision n’a pas été prise d’un seul coup. C’est quand Frédéric Martin a repris en charge l’édition des livres de Goliarda Sapienza que le projet de traduction intégrale s’est précisé (et plus que précisé : pour lui d’abord, pour moi ensuite, il allait de soi).

Mais n’oublions pas que rien, en effet, n’aurait pu se prolonger sans l’événement primordial de la première parution chez Viviane Hamy de L’Art de la joie et de son immédiat et immense succès « chez nous », à la fois critique et public. C’est là que le destin posthume de Goliarda a basculé.

Ce livre s’inscrit dans l’« Autobiographie des contradictions ». Pouvez-vous nous présenter ce projet d’écriture ? Quelle est la contradiction principale que raconte Le Fil de midi et comment expliquez-vous ce titre ?

Honnêtement : le titre est une énigme. Il se réfère, comme le montrent les quelques lignes qui précèdent le livre proprement dit (parlera-t-on d’une épigraphe?), à l’une des nombreuses superstitions siciliennes que transmet Nica, figure essentielle des premiers livres et de l’existence et sorte de Double de Goliarda, un Double à la fois présent et disparu. Le lien avec le texte qui suit ne paraît pas absolument évident, même s’il est question de raison perdue, le thème qui parcourt le livre étant la folie.

La contradiction n’est pas inhérente au livre même : le projet de Goliarda Sapienza était d’écrire, tous les dix ans, un texte autobiographique démontrant les fluctuations par lesquelles passe une vie. Mais en réalité, ce n’est pas ce qu’elle a fait ; elle a par deux fois écrit deux livres rapprochés dans le temps et étroitement liés l’un à l’autre : Lettre ouverte et Le Fil de midi, avant L’Art de la joie ; après, L’Université de Rebibbia et Les Certitudes du doute. À quoi il faut ou l’on peut ajouter Moi, Jean Gabin. C’est surtout en comparant ces deux périodes assez éloignées l’une de l’autre que l’on perçoit des contradictions, ou du moins une grande évolution. Moi, Jean Gabin, écrit juste après L’Art de la joie, étant en définitive peut-être celui qui justifie le mieux, par rapport à Lettre ouverte, alors qu’ils traitent globalement de la même période, le titre d’Autobiographie des contradictions. Il faut d’ailleurs préciser qu’il s’agit là d’un sous-titre. Le titre général choisi par Goliarda étant en fait « Les Certitudes du doute » – plus juste, finalement – mais elle l’a utilisé, comme on le voit, pour l’un de ses derniers livres, d’où le choix par défaut d’Autobiographie des contradictions — qui est tout de même un très beau titre.

Vous êtes la traductrice de Goliarda Sapienza mais vous êtes également sa première lectrice française et de ce fait vous avez une connaissance très fine de la vie et de l’œuvre de Sapienza. Le Fil de midi est comme une dissection par l’analyste de l’enfance et de la psyché de Sapienza. Y a-t-il des similitudes entre le travail du thérapeute et le travail de traduction, entre la dissection de la psyché et la dissection de la langue ?

N’étant pas thérapeute, je ne saurais vous le dire… et surtout je ne voudrais pas m’identifier à Ignazio Majore, qui m’est extrêmement antipathique ! Mais s’il s’agit de la psyché, bien sûr que plonger dans ce que disent à la fois le récit et la langue vous instruisent, surtout quand un auteur écrit aussi psychanalytiquement que Goliarda. Je ne parlerais pas de dissection, le terme est violent, un texte n’est pas un cadavre et c’est une connaissance vivante que donne la matière vivante elle aussi de la création. L’influence psychanalytique sous laquelle Goliarda écrit ses premiers livres, mais également cette expérience sans laquelle elle n’aurait jamais pu laisser advenir L’Art de la joie – elle a entièrement retenu la leçon de la psychanalyse dans ses meilleures et plus fécondes caractéristiques – permettant sans doute l’accès à des profondeurs et des méandres que d’autres écritures n’offrent pas aussi librement. Mais n’oublions pas le mystère qu’elle revendique, et maintient fermement (y compris à travers ce qu’elle nomme ses mensonges).

« Elle s’est suicidée parce qu’elle est folle »

D’abord « soignée » par électrochocs, Goliarda est exfiltrée de la clinique par Citto, son compagnon,  accompagné, déjà, de Majore, et passe à la cure psychanalytique. Cependant, cette méthode de soin a priori douce se révèle non seulement violente, nous y reviendrons, mais prend la forme d’un dogme que Sapienza dénonce. Cette vision de certaines thérapies psychanalytiques comme d’un dogme est, même aujourd’hui, plutôt neuve. Comment expliquer que cette analyse psychanalytique s’apparente à un dogme pour la libre penseuse anti-conservatrice qu’est Goliarda Sapienza ?

Il s’agit d’un système dont elle perçoit peu à peu la rigidité. Cernée par les dogmes depuis son enfance, elle a appris à les détecter et à les rejeter. Sur la couverture de la première édition italienne de L’Art de la joie était noté : « roman anti-clérical ». Et il était bien évident, une fois lu le livre, qu’il s’agissait là de toutes les églises, pas d’une seulement. Vous donnez la réponse en posant la question.

Ce qui est frappant dans ce livre est la violence paradoxale du thérapeute et de sa thérapie qui se confond avec un fantasme écrasant de Pygmalion de la part du psychanalyste sur sa patiente. Certaines expressions de Goliarda sont littéralement frappantes, à certains moments elle parle de « gifle psychanalytique ». Comment pourrait-on qualifier cette violence et à quoi tient-elle ?

La violence scientiste ne vaut-elle pas la violence religieuse ? N’en est-elle pas une variante ? La manière infantilisante de s’exprimer de Majore (celle, hélas, naguère en tout cas, de tant de médecins) alerte tout de suite sur sa façon d’être. Mais au-delà, après s’être montré suave, la manière qu’il a de donner, sans appel, toutes les réponses sur ce qu’elle a vécu à Goliarda, puis de vouloir lui imposer une manière d’être qui n’est pas la sienne, incluant de se couper de l’attachement à tous ceux, du souvenir de tous ceux, à qui elle tient – rappelant à Goliarda les gifles traumatisantes, qu’elle évoque dans Lettre ouverte, et encore ici, reçues autrefois de sa mère, et qui l’ont séparée de Nica – n’a rien de thérapeutique. Il faut suivre à la lettre ce qu’il prescrit, il n’y a pas de discussion ni de choix. Il s’agit, comme vous allez justement le dire, d’un abus de pouvoir.

Dans Le Fil de midi, qui est le second livre de Sapienza, Goliarda se présente en tant que sujet psychanalytique, sujet d’analyse et d’écriture mais elle ne parle quasiment pas alors que son premier livre, Lettre Ouverte, s’apparente à une prise de parole. Ici, c’est d’avantage son psychanalyste, Ignazio Majore, qui monopolise le discours et dont on lit les interprétations sur la vie de Sapienza. Ce dernier n’a de cesse de lui rappeler son comportement infantile et cela n’est pas sans coïncidence si l’on regarde l’étymologie latine de enfant qui signifie « celui (ou celle) qui ne parle pas ». Ce livre est-il pour Sapienza l’occasion d’écrire contre son thérapeute, de parler d’un abus de pouvoir ?

Oui, bien sûr. C’est très clair. L’emprise, accompagnée de longs discours explicatifs, et d’une sorte de bourrage de crâne à visée pseudo libératrice, est dramatique, exaspérante la façon de se substituer en tout à sa patiente et de vouloir en effet la ‘formater’ selon des principes qui se révèlent non moins rigides que mortifères, mais Goliarda s’en libère, en fin de compte, magnifiquement quoique non sans difficulté majeure et non sans douleur.

Cette thérapie est d’emblée décrite comme un échec puisqu’elle n’empêchera pas la deuxième tentative de suicide de Sapienza. Pourtant malgré cet échec qui se solde ironiquement par la folie du psychanalyste, nous sentons l’autrice sur le chemin de la guérison. Nous pourrions dire, pour reprendre une expression belge, qu’elle retrouve le chemin de sa personne. Le Fil de midi ne serait-il pas aussi ce récit d’une renaissance (thème très présent dans la vie et l’œuvre de Sapienza), d’un retour à soi ?

Non seulement cette thérapie, ou les errements de cette thérapie, n’empêcheront pas la deuxième, et seule réelle, tentative de suicide de Goliarda, mais ils la provoqueront. Mais oui, bien sûr encore une fois, c’est à un chemin vers la guérison et à une renaissance, avec l’affirmation d’un point de vue personnel, donc une affirmation de soi, que, pour finir, nous assistons.

C’est en effet après cette thérapie à la fois destructrice et salvatrice que Goliarda écrit l’Art de la joie, interrompant ainsi son cycle « Autobiographie des contradictions ». L’écart entre ce livre et L’Art de la joie est immense et en même temps la connexion, d’abord chronologique, semble évidente. À « l’art de ne plus espérer » qu’elle évoque dans ce livre semble répondre l’immense art de la joie. Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’elle est peut-être allée jusqu’au bout des « certitudes du doute », dans l’épreuve traversée. Qu’elle sait définitivement que tout est apprentissage (d’où « l’art »). Et aussi, qu’elle a atteint ce point où tout ce qui est sacré pour elle n’est pas désacralisé, non, mais peut être symboliquement détruit pour ne pas faire obstacle au mouvement terrible de la vie.

« ma chair repoussera-t-elle ? »

L’écriture de Sapienza et plus particulièrement celle de L’Art de la joie, est décrite comme une écriture charnelle et généreuse. Cette métaphore de la chair me semble centrale dans Le Fil de midi à plusieurs niveaux. On y lit un rapport évidemment matriciel mais surtout conflictuel à la mère qui est le premier modèle féminin de l’autrice. Quelle est la place de cette figure dans l’œuvre et la vie de Sapienza ?

Écrasante, d’où – aussi – les trois meurtres de figures maternelles dans L’Art de la joie. Aimée par-dessus tout : elles ne se sont quasiment jamais quittées, et Goliarda écrit encore dans ses Carnets, en septembre 1988 (elle a soixante-quatre ans, et sa mère est morte en 53) que « en riant toute seule, elle se demande si elle n’a pas rencontré – en naissant – la seule mère véritable qui ait existé sur terre ». Admirée. Maria Giudice est un modèle pour sa fille, et un modèle partiel de Modesta, intraitable et engagée comme elle, et qui reprend un certain nombre de ses idées sur l’éducation. Mais son pouvoir de censure est énorme. Elle mettait très haut l’art et la littérature, et pourtant Goliarda n’a pu écrire qu’après sa mort. Rien n’étant supérieur tout de même aux yeux de sa mère que l’engagement militant, le sacrifice pour la Cause, et que de consacrer toutes ses forces (y compris littéraires sans doute) aux déshérités.

Nous l’avons mentionné, dans Le Fil du midi, Goliarda parle peu, sa parole est mise de côté mais c’est son corps qui parle, avec les tentatives de suicide mais également avec les réactions omniprésentes de son corps à la lumière, à la soif, au froid, à la chaleur. Nous sommes en présence d’un corps écorché, d’un « corps sans peau » et il est également mentionné la peur qu’aurait Goliarda Sapienza de ne pas « exister charnellement ». Qu’entend-elle par là ?

Est-ce lié à ce que dénonce Majore, l’absence de lien charnel avec la mère ? Plutôt sans doute ou plus encore à l’état de dépression où elle se trouve, entre mort et vie. Toutefois, son existence charnelle apparaît très forte dans sa liaison avec Majore. Serait-ce là l’une de ses contradictions ?

Nous comprenons que le corps à également été malmené dans l’enfance. Goliarda le raconte comme un corps privé de tendresse et affamé au même titre que les enfants du quartier pauvre de Catane. Il s’agit également d’un corps de petite fille qu’il faut entraîner à devenir fort pour se battre, un corps changeant d’adolescente dont il faut cacher les menstruations. Le milieu et la propagande socialiste dans laquelle a été élevée Sapienza ne révèle-t-il pas un rapport machiste voir fascisant (au sens où il répond à des injonctions perfectionnistes et utilitaristes) au corps ?

Goliarda n’a pas été affamée, mais s’est affamée elle-même, en répondant avec sa sensibilité d’enfant à une injonction morale imprudemment lancée par sa mère. Qui par ailleurs n’avait guère de proximité physique avec elle, exclusivement occupée qu’elle était à sa formation intellectuelle et morale. La tendresse était pour Goliarda du côté des hommes de la famille : son père, un oncle qu’elle adorait, ses demi-frères… Pour l’entraînement à se battre, il me semble que c’est ambivalent : s’aguerrir pour la lutte (celle qui attend forcément les opposants au fascisme), mais aussi échapper à une féminité qui s’annonce, plus comme une menace que comme un accomplissement. Quant au machisme, tout son entourage, notamment sicilien, n’en était pas exempt, et pour le reste, elle-même dit, dans Lettre ouverte, qu’il lui a fallu reconnaître avec douleur que ses parents, aux convictions exemplaires, avaient quelque chose de fasciste (elle entend par là l’enfermement dans un dogmatisme, un manque radical de distance ironique avec quoi que ce soit) dans leur façon d’être.

« Vous êtes une femme, madame »

L’écart entre le corps associé au charnel, à la peau et l’intellect, associé au squelette, est tel que Goliarda a peur de ne plus « exister charnellement ». La figure du thérapeute va réunir ces deux polarités puisque la dimension intellectuelle de la thérapie va se lier à la dimension charnelle de leur liaison passagère. Cette figure du thérapeute, entre sauveur et destructeur, nous révèle la trace d’un rapport aux hommes conflictuel. Son psychanalyste parle d’une « vieille peur ensevelie des hommes », et elle-même critique les prédations sexuelles de son père. Quelle est, selon-vous, la représentation des hommes que construit Sapienza au fil de son œuvre ?

En réalité, de plus en plus positive, au fil de son œuvre ! Les prédations sexuelles de son père étaient éminemment critiquables quand il s’attaquait à ses belles-filles adolescentes, mais en fin de compte elle les lui a assez étonnamment pardonnées. La peur des hommes, Goliarda l’attribue à un apprentissage sensuel insuffisant – et dont une étape est d’ailleurs l’homosexualité. On la sent peu à l’aise avec le sentiment… mais cela indépendamment de la différence des sexes, et il n’y a qu’à voir les figures masculines de L’Art de la joie (le merveilleux Tuzzu, le merveilleux Mimmo, Carlo, Marco avec qui Modesta paraît devoir finir sa vie, pour ne rien dire du magnifique personnage de Carmine) pour comprendre son lien profond avec les hommes, qui ne sont jamais, dans son œuvre, caricaturalement représentés. Ses vives critiques mêmes contre ce qu’il reste en eux de patriarcal – alors qu’elle peut avoir des mots extrêmement et justement sévères contre certains comportements dans Lettre ouverte ou dans ses Carnets – s’accompagnent, quand il en apparaît dans ses livres, et surtout quand elle les met en scène dans son grand roman, d’une sympathie pour eux qui ne se dément pas. Elle regrettait hautement qu’on apprenne aux filles à craindre les hommes plutôt qu’à les aimer.

Selon ce même thérapeute, le rapport que Goliarda entretiendrait avec les femmes et plus spécifiquement à l’amitié avec les femmes serait lui aussi ambigu…

Il lui reproche surtout de les idéaliser à l’excès. Et dit quelques sottises, nées de ses préjugés, sur l’amitié féminine. Cela étant, le rapport de Goliarda aux femmes est étrange. À lire la plupart de ses livres, on croirait qu’elle n’a d’intérêt que pour elles. Un intérêt mêlé d’attirance ? Jusqu’à quel point, on ne le saura pas. Elle regarde avec fascination ce qu’elle estime n’être pas tout à fait, et joue souvent, dans ses livres du moins, de sa fluctuation entre un être-femme et un être-garçon. S’identifie parfois à un homme. Non sans une certaine distance ironique (celle qui manquait à ses parents…?), mais en donnant aussi le sentiment de dire une vérité. Mais est-ce à cela que fait allusion Majore ? Ou à quelque chose que Goliarda ne dit pas, et qui est qu’à cette période Citto et elle formaient souvent un trio avec une tierce personne interchangeable, mais invariablement maîtresse de Citto, avec qui Goliarda, son (et leur) aînée, nouait des liens d’intense affection ? L’ambiguïté étant alors indiscutable.

Avec les électrochocs, la figure de Sapienza peut être rapprochée de celle de Niki de Saint Phalle ou celle de Sylvia Plath et nombreuses sont les poétesses ou les écrivaines qui décident de mourir. La mère de Sapienza répète cette phrase qui marque notre autrice : « il n’y a pas de suicide, il n’y a que des assassinats ». Qu’en pensez-vous ? Y a-t-il quelque chose qui assassinerait les femmes qui créent ?

Ce n’était pas en ce sens, en tout cas, que l’entendait Maria Giudice. C’était, de sa part, une réflexion sur la société en général. Mais Goliarda, elle, analyse longuement ce qui amène à l’autodestruction les femmes se haussant au-dessus de la condition qui leur est assignée. Le suicide, en effet, ou, dans le cas de sa mère, la folie. J’avoue n’y avoir pas personnellement beaucoup réfléchi. Mais l’effort d’affirmation qu’implique pour une femme le fait de créer est assurément supérieur à celui d’un homme, pour ne rien dire des conditions de vie divergentes réservées aux uns et aux autres. Songeons aussi à « la chambre à soi » de Virginia Woolf, autre suicidée.

Goliarda tente de mourir à deux reprises, trois morts dans sa famille portent son nom avant elle. Cette coïncidence peut être significative dans la mesure où il y aurait un geste de la part de Sapienza de tuer le maître pour être pleinement soi-même. Le suicide peut-il être compris comme une pulsion de vie ?

Forcément non, mais sa tentative comme une impulsion de se débarrasser d’une forme de vie qui ne vous convient plus, oui. On peut rapprocher les deux tentatives de suicide de Goliarda – inégales, et même elle prétend n’avoir pas du tout voulu mourir la première fois – du saut dans le puits de Modesta : saut salvateur, certes risqué mais qui n’est, dans le roman, qu’une simulation de suicide : elle a pris soin de vérifier que le jardinier Mimmo veille là pas loin et viendra vite la repêcher.

« Avant d’être des femmes nous sommes des individus », écrit-t-elle. Sapienza revendique une liberté sans limite en tant qu’individu pas seulement en tant que femme. Elle réfléchit pourtant à comment le fait de naître femme (le fait de n’être homme) impacte nos destins à l’échelle individuel. N’est-ce pas justement ce conservatisme sexisme qui a retardé la publication de L’Art de la joie, sur lequel elle a travaillé plus de six années ?

Quasiment neuf, même… Il y a eu de ça assurément. Mais pas seulement. À l’évidence, l’audace de Goliarda a effrayé. Toutefois, dans les années 70, l’audace n’était pas une rareté. Mais Goliarda y est allée très fort : la masturbation, le cunnilingus (auquel se prête la précoce Modesta avec son ami Tuzzu, un adolescent), l’inceste avec le père putatif, ardemment désiré par l’enfant avant de virer au massacre, mais à un massacre auquel Modesta survit aisément (et qui lui donne l’heureuse occasion de se débarrasser de ces gêneuses qu’étaient sa mère bigote, éternelle victime, et sa sœur handicapée), tout ce qui contrevenait à la morale sexuelle, et à la morale tout court – on est, dans la première partie du livre, au-delà du bien et du mal –, est là présent dès les premières pages, bientôt rejoints par l’homosexualité, et ce dernier point répétitivement ; l’initiative sexuelle, de la part d’une femme, et même, donc, d’une petite fille au début du roman, n’a pas dû être très appréciée de ses lecteurs, – l’absence de sanction pour les crimes commis couronnant le tout. Mais sans doute la liberté totale de Goliarda dans l’emploi des formes diverses qu’elle choisit pour ce qui va être considéré comme un trop long récit, sa souveraine indifférence à ce qui se faisait à l’époque où elle présente son livre, un livre inclassable, à la fois moderne et puisant aux sources du roman des XVIIIe et XIXe siècles, ont eu certainement leur rôle, non négligeable, dans les refus obstinés des éditeurs. Certains le trouvant trop en avance, irrecevable en son temps, certains en retard sur son temps, car d’une forme dépassée. Ajoutons à cela le refus de transiger de Goliarda, peu apprécié du monde éditorial.

Sapienza refuse d’être mise dans des cases, elle l’affirme sans détours à travers Le Fil de midi. Mais ne pourrait-elle pas être qualifiée de féministe intersectionnaliste d’avant-garde?

Où voit-on de l’intersectionnel chez Goliarda ? J’ai beau chercher, je n’en vois pas. Si ce qui permettrait de la qualifier de féministe d’avant-garde est la fluidité de genre, plus ou moins présente chez elle, ou le refus d’être enfermée dans une identité sexuelle fixe, à jamais, admettons. Il y a chez elle un rejet absolu des étiquettes. Une opposition radicale à ce qu’on étiquette à partir des préférences sexuelles ou de l’âge (même si « l’Histoire existe », ainsi qu’elle le dit à Majore). Elle s’élève à plusieurs reprises contre la dictature et la prison de l’état-civil. Bien loin en cela de la guerre de générations déclenchée par l’aveuglement volontaire de certaines (pour ne pas dire beaucoup de) militantes actuelles, sous l’étendard précisément du féminisme intersectionnel. Quant à l’avant-garde… combien n’y a-t-il pas eu de ce qu’on qualifierait d’avant-garde, parce qu’on y reconnaît ou isole un trait qu’on croit né d’aujourd’hui, dans les décennies et les siècles passés

Pourriez-vous nous préciser à quoi faites-vous référence quand vous parlez de cet aveuglement de certaines militantes ?

Certaines font comme s’il n’y avait rien eu avant leur apparition, #Metoo et le reste. Le féminisme est une longue histoire, et pour n’en revenir qu’aux années 60-70, temps de militantisme non dépourvu d’effets : fin de l’interdiction de l’avortement, début des luttes homosexuelles, MLF, FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, s’il faut une traduction…), ça bouillonnait dans tous les sens ! Antiracisme évidemment… Changement de genre pour un certain nombre de garçons, lutte féministe lesbienne (je précise parce que le FHAR était masculin, en prédominance – mais il a dû y avoir aussi qu’il était plus juste de se ‘séparer’, les conditions des unes et des autres étant différentes)… Criminalisation du viol en 80 (l’Antiquité, aux yeux de certains et certaines !), mais ça avait bougé bien avant… Il reste que l’époque n’était pas très moralisatrice (on voulait justement sortir d’un pesant ordre moral) et qu’y régnait plutôt une joyeuse liberté sexuelle, avec un certain excès, et parfois ses revers.

C’est maintenant une nouvelle génération de lectrices et de lecteurs qui découvre l’œuvre et la personne de Goliarda Sapienza. Nous la découvrons également décontextualisée de son contexte de parution ou d’écriture. Comment cette autrice s’inscrit-elle dans la littérature italienne ? Est-elle rattachée à un courant ou à un moment d’écriture ?

Goliarda n’a pas écrit sous le fascisme, elle a commencé à écrire en 1953. Et je pense qu’au moment où elle écrit, elle s’inscrit dans la littérature italienne surtout très marginalement, d’où ses difficultés de publication  et son insuccès. Le seul livre de Goiliarda qui ait eu un peu d’écho en Italie est L’Université de Rebibbia (1983) : il y avait eu le scandale du vol qu’elle avait commis mais surtout la justesse de certaines de ses analyses sur la prison a frappé, au point qu’elle a été citée dans une revue spécialisée dans les questions pénitentiaires !

En ce qui concerne L’Art de la joie, pour l’écrire Goliarda s’est isolée pendant presque dix ans, ignorant volontairement ce qui se faisait littérairement durant cette période. L’indifférence aux modes du moment lui a permis d’écrire un livre qui est  inclassable, et donc « unique », singulier et par là prodigieusement intéressant mais cette indifférence a eu, éditorialement parlant, un effet forcément négatif. Les éditeurs ayant frémi devant ce pavé sorti de nulle part (on connaissait Goliarda, mais elle n’était pas vraiment reconnue comme auteur), composite, et ne ressemblant à rien de ce qui se publiait.

Mais il faudrait nuancer, car la singularité n’était pas son apanage. C’est donc compliqué. Elsa Morante, Anna Maria Ortese, pour ne citer que deux femmes écrivains de sa génération, avaient elles aussi une très grande singularité d’écriture. Mais la reconnaissance qu’elles avaient obtenue dans le monde des lettres les y autorisait. Disons que peut-être aussi Goliarda, ancienne comédienne, est restée aux yeux de beaucoup dans un entre-deux.

Pour clore cet entretien j’aimerais revenir sur ce lien autrice-traductrice que j’imagine très fort. Quelles empreintes cette œuvre a-t-elle pu laisser dans votre écriture? Après tant d’années de compagnonnage y a-t-il ce qu’on pourrait appeler une porosité entre son style et le vôtre ? Pouvons-nous parler d’une sœur d’écriture ?

Goliarda est arrivée dans ma vie bien trop tard pour que ce soit le cas. Tout y était déjà fixé (et l’a été très tôt), mon style et mes obsessions. J’ai accueilli les siens et je les ai, j’espère, aussi bien traduits que possible, mais sans porosité, même si, très différentes l’une de l’autre par nos histoires et nos origines, nous nous rejoignons en certains points. Je les crois suffisants pour pouvoir la comprendre profondément. Il s’agit donc d’un beau compagnonnage, certes, et dont je suis heureuse et fière, mais il y avait déjà et il reste pour moi des compagnonnages plus puissants.

Goliarda Sapienza, Le Fil de Midi, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éditions Le Tripode, septembre 2022, 256 p., 18 €

Romancière, poétesse (qui a publié également sous le pseudonyme de Eilahtan) et traductrice d’une quarantaine d’ouvrages en italien dont Pasolini, Lampedusa et Umberto Saba, Nathalie Castagné est la traductrice qui a fait découvrir Sapienza aux français et redécouvrir l’autrice aux italiens. En charge de la traduction de l’oeuvre intégrale de Sapienza, Nathalie Castagné travaille actuellement à l’écriture de la biographie de Goliarda Sapienza dont la parution serait prévue aux éditions Tripode en 2024, pour le centenaire de la naissance de l’autrice.