Jean Rolin : le degré zéro de la fiction (La Traversée de Bondoufle)

Jean Rolin @ Hélène Bamberger / éditions P.O.L

Voici un récit pour le moins étrange qui nous relate en 200 pages le parcours que fait un narrateur dans une zone qui a pour singularité de n’appartenir ni à la ville ni à la campagne et qui relève tantôt de l’une et tantôt de l’autre le plus souvent des deux à divers moments. Le randonneur qu’est ce narrateur nous rapporte donc le parcours qu’il fait autour de Paris sans pour autant trop s’écarter de la capitale et sans non plus pénétrer dans des villes et villages clairement identifiables — encore que plusieurs soient nommés.

Quel est son but ? Rolin ne nous le dira pas, sauf à admettre qu’il traîne ici et là sans beaucoup de raison. Il ne lui reste donc qu’à renvoyer ses lecteurs à un territoire avec des noms de lieux et de sites, tous repérables sur des cartes mais pas autrement connus, sauf exception. On peut donc parler d’une région d’entre-deux dont les tendances majeures relèvent de l’anarchie et du désordre sans pour autant qu’existent des trajets autrement ordonnés. La seule information véritable qui nous soit par le narrateur est qu’il prend soigneusement note de son itinéraire. Mais les notes en question sont-elles le texte que nous sommes en train de lire, auquel cas ce serait presque des brouillons ? Ou bien plutôt existerait-il un hiatus flagrant entre deux états du texte tels que nous n’aurons jamais connaissance que de l’un des deux ?

Cela ne suggère pas que l’ouvrage de Jean Rolin ne dise rien d’autant que, comme le disait l’école de sociologie californienne, l’être humain ne peut jamais s’empêcher de communiquer. Or, c’est bien le cas ici. Les deux cents pages de l’auteur ne sont jamais vides. Ce n’est aucunement un livre sur rien. D’un certain point de vue, elles fourmillent même d’informations. Mais que nous disent-elles ? Elles ne s’intéressent guère qu’à cette partie de la toponymie qu’est l’odonymie et qui recouvre les voies de communication. Je me suis ainsi avisé de ce qu’il existe à Athis-Mons une rue qui porte le nom de Zéphirin Camelinat, ce qui m’a rappelé une chanson qu’entonnait mon père et qui mentionnait le nom pittoresque d’un  député socialiste du XIXe siècle français, chanson dont l’un des vers disait qu’il était « l’orgueil du parti ». Mais ce n’est guère là qu’un détail pittoresque. Cela dit, la  zone explorée (et alors même qu’elle est atteinte par une pandémie qui relègue et isole tout comme elle le fait avec le reste de la France) est une région habitée et notre randonneur engagera de temps à autre la conversation avec tel passant ou tel promeneur. Ainsi il passera auprès de plus d’un aérodrome et bavardera ici ou là avec un pilote au repos. Charles De Gaulle — la grande gare — n’est d’ailleurs pas si loin. Il y aurait lieu également de parler des animaux de rencontre depuis l’espèce pullulante des lapins jusqu’aux chevaux attachés à des champs de course. Mais c’est plutôt une population pauvre, voire misérable qui est représentée. Elle va des militants de petites zads ou encore de jardins populaires à des camps de roms comme égarés dans le vide. Ici et là, des bars et de petits hôtels (l’hôtel Santa-Cruz par exemple) sont comme à l’abandon, victimes du covid.

Des usines de traitement de déchets défigurent le paysage (« centre d’enfouissement technique » dit prétentieusement une pancarte) et participent de ce qui est parfois mais pas toujours un délabrement du site. Mais ce qui a le plus frappé le lecteur que j’ai été pendant quelques heures, c’est une constatation triple et somme toute réjouissante. C’est d’abord que tout étant communicable pour l’être humain, il y a toujours matière à entrer en relation ou en contact. C’est ensuite que tout fait sens pour à peu près les mêmes raisons. C’est enfin que, pour peu que ce soit bien dit, — et ce l’est toujours dans les cas présent, — il est un intense plaisir aux êtres, aux lieux et aux objets que procure La Traversée de Bondoufle, tout peu fictionnelle qu’elle soit.

Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle, éditions P.O.L, août 2022, 208 p., 19 € — Lire un extrait