L’Amour qui se donne à voir ici n’a rien avec voir avec celui qui fait flamber les cœurs de Romeo Et Juliette et qu’une longue tradition a mis au cœur des enjeux dramatiques de nos spectacles. Sur le plateau de Love, crée en 2016 par Alexander Zeldin à Londres, huit personnages hétéroclites se croisent, se gênent, s’observent, se chicanent et se lovent maladroitement dans les chaises en plastique inconfortables d’un centre d’hébergement. Dans un espace trop petit, trop commun, ils tentent de cohabiter, se supporter et, souvent, ils s’aiment : un fils et sa vielle mère s’aiment, les quatre membres d’une famille recomposée s’aiment, deux immigrés issus de pays orientaux se parlent et sourient, une grand-mère et une petite fille se rapprochent…
Un Bébé constitue l’horizon de ces huit personnages placés là en attente d’un meilleur logement. Emma est à 33 semaines de grossesse, son gros ventre dit la nécessité de quitter cette situation inconfortable pour que l’enfant ne naisse pas « ici ». Il dit aussi la vie qui pousse malgré tout, l’amour qui a pris cette forme un jour et qu’il faut bien tenter d’accueillir au mieux.
En Chaussettes et Caleçons, sur le rythme omniprésent d’une Chasse d’eau, chacun se donne à voir dans son intimité quotidienne et pitoyable, les dessous se montrent et ils sont un peu râpés, un peu tirebouchonnés. Pas très sexy donc, mais terriblement humains.
Documenté, plus que Documentaire, le spectacle d’Alexandre Zeldin est écrit au plus près du réel, à l’aide d’observations et interviews de personnes accueillies dans ces centres d’hébergement provisoire générés par la crise sociale et l’incapacité de nos villes à loger chacun dignement. Le récit constitue cependant une fiction, dont chaque personnage occupe pleinement un rôle et dont tous les ressorts n’obéissent pas à la seule loi du vraisemblable.
Ainsi de l’Eau. Elle coule beaucoup dans cet espace, contribuant à son réalisme : on entend le bruit de la douche ou celui de la chasse d’eau dans la petite salle de bains commune coté jardin. Elle sort aussi du robinet qui sert à la vaisselle, à la toilette, à la boisson, côté cour… Elle renvoie aux larmes qui coulent parfois et à la pluie qui ruisselle sur des carreaux trop hauts. Elle appartient à un espace imaginaire, évoqué par plusieurs personnages : la mer où l’on nageait avant et qui devient liquide amniotique d’avant la naissance (le gros ventre d’Emma) ou d’après la mort pour la fin plus symbolique du spectacle. L’imaginaire traverse le réel pour transcender les murs.
Les Fenêtres petites, inaccessibles, nient l’ouverture sur un monde meilleur. Elles ne versent qu’un jour gris, il pleut dehors comme dedans. Le seul tableau, incongru et délavé, qui décore misérablement le mur au-dessus du radiateur hors d’âge, représente des personnages avec parapluies, luttant contre l’averse. Comme une mise en abyme métaphorique de ce qui se passe à l’intérieur.
Quelques Guirlandes dorées déployées avant Noel, que le secours populaire a données, toutes pliées dans leur sac plastique, ne suffisent pas à rendre chaleureuse cette salle des pas perdus dont les portes multiples n’ouvrent que sur des réduits encre plus petits et encombrés. L’espace de jeu est essentiellement un espace de circulations, d’une porte à l’autre, de retour en arrière quand l’un ne veut pas croiser l’ autre, de glissades. Ces traversées, chorégraphiées avec soin, dessinent un réseau comme un filet inextricable.
Hors champ, l’ailleurs reste un mirage. Il existe car les acteurs quittent le plateau parfois, par une issue latérale, pour aller jouer au foot, faire des courses ou se rendre à un rendez vous administratif. Mais c’est un espace hostile, peuplé de créatures pas du tout aimantes.
Ils : les injoignables, les inatteignables, les imbéciles qui se trompent dans les dossiers et font trainer en longueur les appels téléphoniques, les incapables qui ne gèrent pas le traitement des dossiers…toute une population d’invisibles est ainsi évoquée et les relations entre le monde du dehors et celui du dedans est marqué du saut de l’incompréhension.

C’est Kafkaïen c’est absurde, vain, désespérant. Aucune issue ne semble possible et les personnages paraissent bien coincés là.
Le jeu des comédiens est extraordinaire de naturel, de justesse. Ils parlent et agissent sans aucun effet de grossissement théâtral. Les deux enfants par exemple sont très exactement des enfants qui chantent, se disputent, vont l’école et réclament des bonbons, sans aucun cabotinage. Si bien que la petite fille qui répète avec beaucoup de ferveur son rôle pour le spectacle de noël peut jouer à jouer devant le public éclairé.
La Langue étrangère parlée par les deux réfugiés, une Égyptienne et un Syrien, permet également un passage d’un grand naturel. Sans sur titrage, le public ému constate le simple plaisir des mots échangés dans leur langue maternelle par ces deux êtres qui ne se connaissent pas. L’instant est simplement dédié à la musique des mots et au plaisir de les dire qui fait naitre le sourire au delà de la solitude et de la perte des repères. Rien de plus ne se passe, Alexander Zeldin n’en profite pas pour créer une love story facile. La rencontre est éphémère.
Les Musiques sont utilisées de manière récurrente et à l’intérieur même du récit : c’est l’ado qui écoute la musique de sa génération sur sa tablette, toujours trop fort, le réfugié qui regarde son téléphone d’où sort un extrait du Lac des cygnes. Il regarde Billy. Billy Elliott. Chacun a ainsi sa musique, comme une bulle immatérielle d’intimité, une chambre à soi invisible. C’est aussi l’attente téléphonique sur fond de Quatre saisons de Vivaldi, version synthétique et grésillante, qui déverse en boucle un hiver lancinant, car, décidément, l’été tarde à venir !
Noirs. Plusieurs journées se succèdent ainsi, entrecoupées par des noirs qui plongent le public dans une ellipse temporelle mais le retour de la lumière ne change rien ou presque, le temps stagne, et les actions minuscules du quotidien, comme la toilette, s’y répètent.

Out of africa, le film de Pollack, a créé une scène très sensuelle dans laquelle Redford lave les cheveux de Meryl Streep sur fond de paysages sublimes. Cette scène est comme rejouée dans Love, dans sa version cheap et presque répugnante. Pour faire plaisir à sa mère, le fils lui lave les cheveux dans le lavabo de la cuisine, avec du Paic citron ! l’instant est pathétique et fait frémir plus d’un.e. dans le public. Mais le metteur en scène le traite comme un vrai moment de bonheur, d’amour.
Le Public est en partie convié sur le plateau. La mise en place d’un dispositif tri frontal renforce visuellement l’impression de promiscuité, propose une vraie proximité avec ce qui est raconté et le désigne en même temps comme espace de représentation. La présence du public sur le plateau évite la confusion avec le documentaire. De la même manière, les lumières éclairent en même temps plateau et public, l’évitement est impossible. Et pourtant il est constant, dans la vie comme au théâtre : nous cohabitons mais nos espaces restent imperméables.
Quatre, c’est le numéro de la chambre centrale, cloué sur la première porte qui s’ouvre. Chaque micro drame est ainsi réduit à un chiffre : la mère et son fils sont au 4, la famille au 5, la dame égyptienne au 6 et le syrien au 8. Anonymat d’un monde réduit à des cases, comme un jeu de l’oie qui se prendrait pour la réalité ;
Le Réalisme du spectacle pourrait donner l’impression d’un misérabilisme complaisant. Il est surtout extrêmement respectueux des trajectoires qu’il invente à partir du réel, dans un effort de reconstitution qui n’exclue pas la composition. Le texte est entièrement écrit (il est publié en anglais), tous les détails sont soignés pour nous donner à voir quelques instants de vie. Ce qui déroute et déstabilise éventuellement le spectateur c’est l’absence de prise de position du spectacle. Il nous est donné à toucher du doigt une réalité que la plupart d’entre nous ne faisons que supposer. Il nous a été possible de nous identifier parfois à ces laisser pour compte. Mais aucun slogan politique n’est associé à la représentation.
Sourires : ils ne naissent pas seulement d’un sentiment compassionnel ais aussi de moments humoristiques. Le meilleur étant, pour ma part, la sortie rapide et boudeuse de l’ado déguisé en roi mage de pacotille pour le spectacle de fin d’année de l’école !
Trop tard ?
L’Urgence est pourtant réelle à quitter cet endroit, à trouver une solution pour qu’une vie normale puisse reprendre. Mais cette nécessité ne semble pas être perçue par l’extérieur.
Ces Vies minuscules et banales se déroulent dans une forme de lenteur, dans l’absence d’évènements marquants, sur un rythme presque anti dramatique car nul n’est un héros, l’existence n’est pas une épopée. La seule dynamique est l’urgence intérieure, intestine, qui pousse chacun vers un lieu unique.
WC : Il n’y en a qu’un, il est dans la salle de bains partagée. On l’entend, et surtout on tend vers lui, constamment. Le WC est l’enjeu de nombreuses traversées du plateau, objectif qu’il peut être cruel de manquer. Un moment d’égalité : l’humain réduit à ses entrailles.
eXcusez moi (Sorry) ne cessent de répéter les personnages, désolés d’avoir crié, d’avoir oublié de laver une tasse , d’avoir ri, d’avoir pleuré, d’avoir existé dans cet espace qui n’est pas fait pour ça. Et c’est nous qui sommes désolés, émus de ne pouvoir qu’assister, avec impuissance, à ces situations de misère.
Y’en a en plus ? y a plus de beurre au petit déjeuner se plaignent les enfants, mais y a plus de logements non plus, y a plus d’allocations, y a rien pour eux. Finalement, quand le spectacle s’arrête, il pourrait aussi continuer, indéfiniment comme cela, à coups de presque rien.
Zeldin : Alexander Zeldin, alpha et omega de ce spectacle par lequel il a initié une trilogie sensible dont le deuxième volet, Faith Hope and charity, a déjà été donné au théâtre de l’Odéon en juin dernier, a inventé un nouveau genre de fiction dramatique. Une sorte de théâtre pauvre, riche en décors (deux semi-remorques pour transporter la scénographie conçue par Natasha Jenkins), généreux dans son regard sur l’humanité mais économe de démonstrations, respectueux de la précarité des situations qu’il dépeint.
Love, Texte et mise en scène Alexander Zeldin – Avec Amelda Brown, Naby Dakhli, Janet Etuk, Oliver Finnegan, Amelia Finnegan en alternance avec Grace Willoughby, Joel MacCormack, Hind Swareldahab, Daniel York Loh
Nouvelle production Odéon-Théâtre de l’Europe, coproduction A Zeldin Company
La Commune, Aubervilliers, du 15 au 22 octobre 2022