C’est alors qu’il vient d’obtenir la licence en Arts et Sciences de la Communication qu’Yves Winkin quitte son pays pour les États-Unis où il passera quelques années. Il maîtrise déjà l’anglais ou plus justement l’américain et s’installe à Philadelphie qui est désormais devenu un centre important de l’étude des sciences humaines. Quelques-uns des meilleurs spécialistes du domaine résident sur le campus de l’université ou, le plus souvent, passent par la ville. Yves Winkin va se lier tantôt avec l’un et tantôt avec l’autre et il s’attachera très tôt à la personnalité d’Erving Goffman qui est tout ensemble ukrainien, juif et canadien. Ce Goffman deviendra peu à peu une vedette dans le milieu universitaire, se montrant tout à la fois attachant et déroutant. Paradoxal dans tous les cas.
Winkin eût pu associer dans le présent article Goffman à la prestigieuse école californienne de Palo Alto groupée autour de Gregory Bateson, soit un réseau de savants défendant entre autres l’idée voulant que l’être humain ne puisse jamais s’abstenir de communiquer. Mais c’est le seul Goffman qui intéressait notre critique, et surtout sa trajectoire en ce qu’elle avait de personnel. On ne s’étonnera pas de me voir accoler ici le concept si bourdieusien de trajectoire à la personnalité de Goffman. Ce que recoupe le fait que le prestigieux sociologue français a traduit et publié à différentes reprises son collègue américain dans l’une des collections qu’il dirigeait chez Minuit. De toute façon, la connivence était grande entre les deux savants. Ceci nous rappelle que Winkin put ainsi se réclamer de deux maîtres bien différents, et l’un comme l’autre aujourd’hui disparus.

L’ouvrage que consacre aujourd’hui Yves Winkin se compose de trois parties encadrées par un Prologue et un Épilogue. Notons en passant que la notion de cadre deviendra l’une des plus sollicitées dans le discours goffmanien. Du « Prologue », on retiendra l’hypothèse de travail selon laquelle : « dès qu’il est en public, le professeur Goffman fait de l’hyper-gestion des impressions » (p. 15). Et c’est bien sur ces bases que s’organise « la mise en scène de la vie quotidienne » ou bien encore ce qu’il appelle en différentes occasions tantôt « la représentation » et tantôt « la performance ». Tout cela pour en arriver à l’idée qu’Erving est devenu l’illustre Goffman plus par son œuvre performée que par ses ouvrages pourtant nombreux et dont quelques-uns connaîtront le succès tels qu’Asiles ou La Présentation de soi.
Mais notre critique et historien résume autrement encore la carrière de Goffman sous ce double titre : « Une vie si courte, une œuvre si forte ». Et tout semble bien là, en effet. Né en 1922, Goffman mourra en 1982. Il aura eu successivement trois compagnes. À sa personnalité, il donnera une allure composite passant de l’entrain et de l’humour à l’irritabilité et aux sautes d’humeur. Par ailleurs, il aimera beaucoup le jeu et fréquentera parfois assidument les casinos, ces lieux mal famés. On raconte qu’il aurait même suivi des cours de formation de croupier ! C’est en 1968 qu’il s’installe à Philadelphie. Et c’est là qu’il reçoit Pierre Bourdieu en 1972. Autant d’années fécondes, au cours desquelles il publie plusieurs ouvrages.
S’agissant de ses enseignements à Berkeley comme ensuite à Philadelphie, les témoignages de ceux qui furent ses étudiants concordent : « Goffman préparait soigneusement ses cours : notes, lectures commentées, diapositives — pas de longues digressions filandreuses pour faire passer le temps. Rien que des faits, des références, des images à commenter. » (p.56). Tout fixé qu’il soit à Philadelphie, Erving Goffman circule pas mal ; il multiplie les conférences et participe à des colloques ; il franchit l’Atlantique et on le voit en différents points du circuit universitaire. Sous le titre de « Goffman stories », Winkin recueille une suite d’anecdotes qui disent un style personnel souvent cristallisé autour d’une formule ou d’une phrase. Mais s’il a beaucoup écrit, Goffman nous reste comme un grand pratiquant des formes variées du « terrain ».
Le plus beau chapitre du présent ouvrage est celui que l’auteur consacre à « la conférence comme performance ». Conférencier, Goffman entre dans différents rôles, tantôt rentier et tantôt banquier avec toujours une forte dose de réflexivité. « Quand Goffman donne une conférence, on peut dire qu’il la performe, comme un musicien performe sa partition. Mais, dans un autre sens, c’est la conférence qui performe Goffman, qui le fait émerger en tant que Goffman, sociologue toujours plus connu, toujours plus mythique. » (p.109-110)
Dans le beau texte sur la notion de conférence que Goffman nous a laissé, ce dernier distingue soigneusement, les différents aspects d’une structure qu’il a réussi à isoler. Yves Winkin le prolonge finement en reprenant les stratégies qu’aimait à mettre en œuvre son mentor pour atteindre à la performance souhaitée. Occasion pour l’analyste d’évoquer le fait que notre époque a saisi l’occasion de tirer la structure de la conférence du côté de la production artistique. Et Winkin de prendre l’exemple de l’un de ses compatriotes liégeois qui, plasticien par ailleurs, composa des simulacres d’œuvres qui relevait de la posture autant que de l’imposture. Procédant à toute une mise en scène de sa personne en savant sérieux avec vêtements de circonstance et tics appropriés, l’Éric Duyckaerts (dont il s’agit ici) imagina ainsi des jeux de rôle évoquant sur scène de plaisantes et brillantes parodies de la communication scientifique.
Quittons ici Winkin au moment où ayant accumulé témoignages et documents sur la biographie d’Erving Goffman et sur ses grands travaux, il s’associe à Greg Smith, bon collègue anglo-saxon et grand spécialiste de Simmel et de Goffman. Mais, parvenus à l’âge de la retraite, tous deux s‘aperçoivent qu’il est plus que temps, s’ils veulent boucler ensemble une complète biographie de leur héros, d’en venir à une ultime et commune rédaction. Mais rien que la mise en ordre des documents accumulés comblera plus que leurs deux existences. En fait, le plus urgent ne serait-il pas plutôt d’établir une liste de conseils amusants adressés à ceux qui poursuivront la besogne ? Et Winkin de s’exécuter…
Yves Winkin, D’Erving à Goffman, Une œuvre performée ?, MkF éditions, « Les Essais médiatiques », octobre 2022, 192 p., 20 €