Le 5 juin 1985, Gwendolyn Ann Turnbough est assassinée par son ex-mari. Trente ans après ce crime, sa fille Natasha Trethewey revient sur ce moment qui a « disloqué » sa vie et profondément marqué son écriture sans qu’elle parvienne encore à affronter directement ce déchaînement de violence qui, au-delà du drame privé, concentre les failles et déchirures états-uniennes, de la question raciale aux féminicides en passant par les traumas militaires. Memorial Drive sort en poche, chez Points, dans une traduction remarquable de Céline Leroy qui rend les souffles et les failles, les déchirures comme les pulsions de vie de Natasha Trethewey, sa quête d’une vérité intime au-delà d’une forme de réparation.
Si Nathalie Zberro et les éditions de l’Olivier nous avaient offert de découvrir l’œuvre de Natasha Trethewey, soulignons que l’autrice, née en 1966, est connue et reconnue aux États-Unis, lauréate de nombreux prix dont le Pulitzer Prize for Poetry en 2007 pour Native Guard. Or le creuset de son œuvre poétique est la mort de sa mère, assassinée par l’ex beau-père de l’autrice qui avait alors 19 ans : « je me suis tournée vers la poésie pour trouver un sens à ce qui s’est passé » (« I turned to poetry to make sense of what had happened », New York Times, juin 2012). En écho, dans Memorial Drive, ce moment décrit comme « l’événement muet de mon passé, le silence et l’amnésie choisie, enfouis comme une racine au plus profond de moi ». C’est ce cœur radiant de sa vie comme de son œuvre que sonde Natasha Trethewey, dans un livre sidérant de dignité, de puissance et de liberté. Tout ce que sa mère a en vain tenté d’obtenir — le droit d’être elle-même, d’aimer, d’être indépendante et même tout simplement de vivre — mais a transmis à sa fille, Natasha Trethewey le lui offre en retour et à jamais, dans un récit qui n’a rien du simple hommage ou même du tombeau, mais se donne comme le portrait « devenu vivant » (comme Kafka l’écrit de la mémoire) d’une femme inoubliable, trop libre, trop noire, trop femme pour l’époque qui l’a vue naître.
Memorial Drive évoque autant Ma part d’ombre d’Ellroy que Le Journal de deuil de Barthes et il échappe à ces comparaisons, dans sa singularité radicale. Mais il tient du premier pour sa part d’enquête et du journal à la fois intime et à dimension universelle du second, chacun de ces trois livres cherchant dans la disparition d’une mère le creuset d’une existence vouée à l’écriture. Au tout début du récit, Natasha Trethewey raconte avoir rêvé de sa mère, trois semaines après son assassinat : « Sais-tu ce que cela fait de porter une blessure qui ne guérit jamais ? », demande-t-elle, phrase qui revient dans les dernières pages de Memorial Drive, comme une butée obsessionnelle, « un refrain ». L’autrice a peu d’éléments auxquels se raccrocher pour tenter de comprendre l’insurmontable : seuls demeurent un rapport d’autopsie et des photographies, puisque les souvenirs se confondent désormais avec ces images d’une femme qui irradiait malgré le piège qui se refermait sur elle. Chaque cliché est comme « un instant révélateur, la preuve d’un élément déclencheur », deux termes photographiques comme un ensemble d’épreuves. Rien ne peut plus être linéaire puisqu’une existence a été coupée net par un crime odieux, la jalousie et l’obsession d’un homme creusets d’un féminicide. Ce sont toutes ces dimensions qu’articule Natasha Trethewey, dans un texte qui tire sa puissance du chaos qu’il brasse sans jamais tenter de lui redonner une logique qui reviendrait à donner un sens à un acte qui n’en a pas, ne doit pas en avoir.
D’images en souvenirs, de fragments en archives, de témoignages en traces, rassemblant avec un courage terrible tout ce qui était « éparpillé », Natasha Trethewey redonne vie à sa mère. Gwendolyn Ann Turnbough, qui « avait le reste de sa vie devant elle », est là, dans ces pages, sous nos yeux. Elle « émerge comme des profondeurs de la mémoire », à jamais présente dans les mots de sa fille, dans nos mémoires désormais puisque ce livre fait du chagrin puis d’une connaissance intime le nœud d’une intimité — en Natasha Trethewey, entre elle et nous. Lorsque le drame s’est produit, trente ans plus tôt, l’autrice avait tenté de tourner la page et de se construire des fictions consolantes. Ne plus revenir à Memorial Drive, refuser le symbolisme terrible de ce nom de lieu — « »je pense souvent à cet axiome d’Héraclite (…) « la géographie détermine le destin » » —, vider les affaires de sa mère, ne rien emporter sinon quelques livres et deux objets eux aussi tragiquement signifiants : une « lourde ceinture faite de balles de revolver » que la mère portait sur tant de photographies, dont le bruit accompagne les souvenirs de la fille et « un dieffenbachia » qu’adorait Gwendolyn et dont Natasha s’occupait enfant, une plante à la sève toxique quand une branche se casse… « Le nom commun du dieffenbachia est « la canne du muet » parce qu’elle peut provoquer une incapacité temporaire de parler. Sous l’effet de la peur ou d’un choc, on peut aussi être frappé de mutisme ; en anglais, on parle de dumb grief, de chagrin muet, quand la peine ne s’exprime pas par les mots. Je ne pouvais pas saisir à l’époque la métaphore propre à cette plante, ma relation à ma mère, ce que cela signifiait qu’elle m’en ait confié l’entretien tout en me prévenant du danger qu’elle représentait ». Longtemps tout s’est dit entre les lignes, obliquement à travers des analogies et symboles, inconsciemment dans des choix qui pouvaient sembler insignifiants et dont la portée se révèle peu à peu, à mesure que le deuil impossible impose pourtant ses lois et sa logique propre.
Longtemps la seule image de la mère est celle de la silhouette de son corps tracée à la craie sur Memorial Drive, grosse artère d’Atlanta, puis d’autres images et photographies trouvent leur place et le « besoin » s’impose de « donner du sens à notre histoire, de comprendre la trajectoire tragique qu’a suivie la vie de ma mère et la façon dont ma propre vie a été façonnée par son héritage ». Natasha Trethewey raconte sa mère (et d’abord une femme), elle remplit l’atroce et béante silhouette de craie de récits, de souvenirs, construit du plein là où n’étaient que le vide, le manque et l’incomplétude. Elle dit le combat farouche d’une femme noire pour une liberté que tout entrave : la naissance de Gwendolyn à La Nouvelle-Orléans, en 1944, dans un monde encore « circonscrit par les lois Jim Crow » ; un premier mariage, interracial, encore illégal dans le Mississippi (comme dans 20 autres États) ; l’accouchement dans un étage réservé aux Noirs ; mais aussi, hors de cette sphère privée marquée par des limites liées à la couleur de peau, elle évoque le Ku Klux Klan, les émeutes, les assassinats, dont le massacre d’Emmett Till et sa photographie dans le magazine Jet qui marquera durablement Gwendolyn, l’été de ses 11 ans, en 1955 — comme une revanche de l’histoire, le New Yorker nous apprend que Natasha Trethewey a eu John Edgar Wideman pour professeur, Wideman qui a écrit un livre exceptionnel sur cet enfant mort d’être noir dont le titre pourrait dire Memorial Drive, Écrire pour sauver une vie.

C’est d’une « dislocation » ou d’une « dissociation » dont hérite Natasha Trethewey : ses parents ne sont pas « de la même couleur », « je ne correspondais à aucun d’eux. Qu’étais-je ? ». Gwendolyn aura alors l’une de ces réponses définitives dont elle a le secret, ici recto sublime : « Tu as le meilleur des deux mondes ». La seconde en sera le verso tragique : Gwendolyn, divorcée du père de Natasha, a rencontré un homme qui lui impose une vie toujours plus terrible, coups, manipulations, menaces, elle mène une vie sous emprise, masquant les marques, les douleurs, gardant la tête haute et faisant du silence une barrière. Elle a été contrainte d’épouser Big Joe, Natasha ne le comprendra qu’a posteriori. Vétéran du Vietnam, il est rentré traumatisé par ce qu’il a vu et fait et retourne sa violence contre Gwendolyn, mais aussi contre Natasha née du premier mariage de sa femme. Et lorsque cet homme, ivre de sa prétendue puissance, voudrait aussi contraindre la mère comme sa fille, Gwendolyn au mépris de sa terreur profonde a cette phrase cinglante : « Elle. Fera. TOUT. Ce. Qu’elle. Veut ».
Pour écrire malgré la peine, la honte, la culpabilité, Natasha Trethewey doit affronter trente années de silence et oser l’exposition du plus intime. Il lui faut renoncer à tout ce qu’elle avait voulu croire et se raconter, elle doit enquêter, revenir sur Memorial Drive, ce lieu qu’elle avait voulu quitter à jamais. Mais elle va encore plus loin — et il faut insister sur la force littéraire de ce livre, au-delà de la puissance de son sujet : elle finit par faire entendre la voix, directe, non médiatisée, de sa mère, rendue toujours plus présente, toujours plus vivante au fil du livre, jusqu’à nous apparaître et nous parler, se confier, exposer sa peur et sa force, depuis deux enregistrements terribles, quelques heures avant sa mort alors que la jeune femme tente, en vain, de raisonner l’homme qu’elle a eu le courage inouï de quitter un peu plus tôt.
Memorial Drive raconte tout ce qui fait une existence et peut la condamner comme un piège qui se referme et fait de tous les moments incertains la chronique d’une mort annoncée. Elle dit ce que fut sa propre vie : une enfance magique, l’apprentissage de l’allégorie avec son père, la découverte de la force de sa mère, la certitude de ce que peut la littérature, pour soi comme pour celles et ceux auquel.le.s on s’adresse. Construisant l’inoubliable portrait de Gwendolyn Ann Turnbough, elle expose et démonte le racisme larvé ou plus explicite, les mécanismes de la violence et de l’emprise. Elle ne cède jamais au pathétique, tout est énoncé dans une sobriété, admirablement rendue par la traduction, qui laisse l’émotion sourdre et exploser sous l’apparent constat. Sa prose est un miroir sans tain : « Voilà ce que je sais », écrit-elle. Le récit est sans cesse entravé par le manque de documents, relancé par les photographies et souvenirs. Il est l’exploration d’une « douleur fantôme », dans un sublime récit itératif qui rend à une mère sa vérité, sa dignité et sa puissance de femme, pour en faire l’allégorie d’une liberté que rien désormais ne peut plus contraindre.
Natasha Trethewey, Memorial Drive, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, éditions Points, septembre 2022, 216 p., 7 € 50