Ô pays, mon beau peuple de Sembène Ousmane : au bonheur des rééditions

© Les Presses de la cité, détail de la couverture de Ô pays, mon beau peuple !

« La créativité pure n’existe pas. Le plus original des textes s’affirme répétition ou au moins inscription neuve s’incrustant dans un déjà-là, page précédemment écrite et sur laquelle on décide d’écrire, sans effacer ce qui précède, ce qui lui délivre raison d’être ». Abdelwahab Meddeb, Talismano

Début septembre, dans ses choix pour la rentrée, pour l’Afrique, les Antilles et l’Amérique noire, RFI a sélectionné la réédition d’un classique de la littérature sénégalaise, Ô pays mon beau peuple, sous le titre, « Un classique, arraché à l’oubli (…), une initiative heureuse qui permet d’arracher à l’oubli un « père fondateur  » talentueux qui a influencé des générations d’écrivains africains ».

Il est aisé de s’informer de la vie et du parcours de Sembène Ousmane – qui, comme Kateb Yacine, a adopté l’appellation scolaire du patronyme suivi du prénom. Né le 1er janvier 1923 à Ziguinchor, au sud du Sénégal, il décède le 9 juin 2007 à Dakar. En Casamance, sa région natale, il a été renvoyé de l’école primaire et a exercé différents métiers, pêcheur, maçon. Puis il part en France où il sera, tour à tour, mécanicien automobile, tirailleur sénégalais, docker puis responsable syndical CGT à Marseille. Militant, le jeune docker est pris en charge par son syndicat. Il s’initie au marxisme et participe à toutes les luttes. La France est alors en pleine guerre coloniale en Indochine. Au nom de la fraternité des prolétaires du monde entier, Sembène participe avec ses confrères syndicalistes au blocage du port de Marseille pour empêcher l’embarquement d’armes destinées à l’Indochine. Parallèlement, il fréquente la bibliothèque du Parti communiste à Marseille, où il lit Balzac, Zola, Gorki, mais aussi les Africains-Américains dont les combats ont des résonances particulières pour cet Africain colonisé, qui fut lui-même dans son pays victime de nombreuses brimades et humiliations aux mains d’une administration coloniale raciste et cruelle », écrit à son propos Tirthankar Chanda, en 2017. Autodidacte, il se forge ainsi son bagage intellectuel et politique. Il devient romancier à partir de 1956, s’intéressant à la littérature africaine. En 1959, il revient au Sénégal et fait le tour du continent africain. Dès 1962, il réalise des courts métrages, prenant conscience que le cinéma, dans un continent où l’analphabétisme est loin d’être éradiqué, atteint plus aisément le peuple. En 1966, son premier long métrage « La noire de »… le fait entrer dans la catégorie des réalisateurs politiquement et socialement engagés. Georges Sadoul a pu écrire : « Grâce à Sembène Ousmane, le continent noir a pris enfin place dans l’histoire du cinéma mondial ». Ces quelques éléments biographiques peuvent être aisément complétés dans des collectifs qui lui ont été consacrés.

Le roman qui a assuré sa notoriété littéraire est, sans aucun doute, Les Bouts de bois de Dieu, en 1960, roman enseigné largement en Afrique, 3e roman, après Le docker noir en 1956 et Ô pays mon beau peuple en 1957. Bouba Tabti-Mohammedi écrit, en conclusion de son étude suggestive : « Que peut encore nous dire ce beau roman ? […] La nécessité de lutte est une des leçons du roman : le défi relevé par les colonisés doit l’être par les générations actuelles, car, nous dit-il, des hommes et des femmes ordinaires, s’ils sont solidaires, peuvent faire bouger le monde. Il dit aussi, à l’envi, que la haine ne doit pas être un moteur et que rien n’est au-dessus de la quête de justice et de dignité même si les chemins pour y parvenir sont longs, difficiles et tortueux. […] Le message ainsi délivré est d’une grande actualité dans un monde dominé par le profit et d’où semblent avoir disparu les valeurs essentielles qui aident à vivre ».

Le second roman paraît en 1957 et a été réédité chez Presses Pocket en 1975. C’est celui-ci  qui est réédité une seconde fois aujourd’hui. Comme ce sera le cas pour le suivant que nous venons de rappeler, indexé à Germinal, Ô pays mon beau peuple s’inscrit dans une filiation internationale avec le grand classique haïtien Gouverneurs de la rosée. Ces deux romans, haïtien et sénégalais, sont des romans du « retour au pays natal », précédés par le célèbre et inoubliable poème d’Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. Mais ils s’inscrivent, tous deux, dans une autre perspective que celle de la négritude. Il faut pourtant avoir à l’esprit l’effervescence créatrice de ces années-là.

Deux romans liés l’un à l’autre. Or, entre filiation et plagiat, la frontière est tout à fait étanche. Comme l’écrit Meddeb dans notre citation en exergue, nous avons là « une inscription neuve » qui emprunte une orientation et des éléments narratifs, à une « page précédemment écrite et sur laquelle on décide d’écrire ». Aussi lire aujourd’hui ce beau roman classique, dans sa forme réaliste engagée, c’est aussi (re)lire Jacques Roumain, en découvrant la Casamance du Sénégal et l’apport novateur alors de Sembène Ousmane. Pour reprendre la belle formulation de Daniel Maximin, « écrire, c’est continuer la conversation avec les livres » ; ou celle d’Alain Mabanckou : « on devient écrivain parce qu’on a lu des livres ». Cela dit, s’il fallait penser à Gouverneurs de la rosée chaque fois qu’un protagoniste se sacrifie pour sa communauté paysanne, on ne finirait pas de compter les héritiers. Lorsqu’on s’engage dans la lecture du roman du jeune romancier sénégalais en 1957, cette rencontre ne s’impose pas.

Toutefois dès la première page de la seconde partie au chapitre 1, le doute n’est plus  permis pour le lecteur de Roumain : l’hymne à sa terre d’Oumar est exprimé dans les termes proches de ceux  de Manuel qui, revenant de Cuba, reconnaît sa terre : « Si l’on est d’un pays, si l’on y est né, comme qui dirait : natif natal, eh bien, on l’a dans les yeux, la peau, les mains avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes : c’est une présence dans le cœur, ineffaçable, comme une fille qu’on aime : on connaît : la source de son regard, le fruit de sa bouche, les collines de ses seins, ses mains qui se défendent et qui se rendent, ses genoux sans mystère, sa force et sa faiblesse, sa voix et son silence ».

Dans le roman sénégalais, Oumar et Isabelle ont travaillé d’arrache-pied pour construire leur maison dans une clairière, avant que ne survienne la saison des pluies. L’énonciation narrative s’attarde alors longuement sur la nature et le bonheur profond qu’Oumar éprouve à s’y intégrer et à la contempler : « Ah, qu’il aimait la terre, cette terre, sa terre, comme il la chérissait ! Il en était jaloux. Il la comparait à une femme aimante, et aimée. Il faisait la chevelure de ses arbres ; la chair de sa terre ; les os de ses pierres ; des rivières, son sang et de ses sources, ses regards ; pour sa bouche : un fruit mûr ; pour les seins : les collines. Il imaginait des mains, des bras invisibles, qui se défendaient, se rendaient et se fermaient. La forêt était sa toison mystérieuse, ses genoux, sa force et sa faiblesse et pour voix elle avait le vent, le tonnerre ou le doux murmure de la nuit.
C’était une bonne mère et une brave femme. Mais, par moments, elle se révolte, car elle aime la brutalité des coups répétés de la petite konco (houe).
C’est ainsi qu’Oumar embrassait les prémices de la vie paysanne. Les jours, les semaines importaient peu à présent, les saisons seules devaient régler son existence ».

 Est-on en train de lire une simple citation hommage ou l’inspiration par le roman de Roumain est-elle plus appuyée ? Mise en alerte, notre lecture se fait plus attentive. Elle trouve un nouvel indice de la rencontre des deux romans dans la description du lac, lorsqu’Oumar et Itylima se rendent au village natal de cette dernière, avec l’évocation de l’imprévisibilité de l’eau : « A première vue, on prenait cette eau pour une nappe solide, endormie et inoffensive. On aurait même pu croire que, selon la légende, un enfant serait en mesure de la traverser en rampant sans se mouiller les genoux. Mais il suffisait d’une averse pour remplir son lit et le faire se déverser dans la plaine. Alors l’eau bouillonnait, creusant la terre avec tumulte, charriant la boue jaune, bousculant les troncs trop audacieux dressés sur son passage, les renversant et les emportant. Malgré cette tranquillité sommeillante, les personnes âgées évitaient ce lac »

Un peu plus loin, dans un monologue intérieur incrusté dans la voix de la narration, Oumar célèbre le labeur paysan : page essentielle puisque s’y inscrit le titre même, premiers mots du roman, page essentielle pour la lecture intertextuelle puis qu’elle contient  le même amour du travail de la terre que dans les pensées prêtées à Manuel : « La vie de cultivateur n’est pas de tout repos : semer, sarcler, lutter, puis attendre la récolte. Mais lorsqu’il a la joie de voir son travail achevé, son champ mûrir sous ses yeux, sa semence se dresser devant lui, caressée par le vent ou couchée sous la rosée, au moment où la nuit restitue les formes à la réalité, où l’on voit au loin vers le rouge saignant de l’horizon s’élever une chaleur bleuâtre et que les oiseaux incisent l’air de leurs ailes, on oublie alors sa fatigue ; on regrette de n’avoir pas donné davantage de sa force, et l’orgueil et la joie vous pénètrent le cœur. Oui la vie, cette vie de laboureur, est une belle vie.
« O mon pays, mon beau peuple ! « , chantait Oumar en foulant le sol.
Il se promenait seul à travers champs, rêvant qui sait à quoi ? Il s’arrêtait devant une plante d’arachide pour en redresser les feuilles, libérait une mouche prise par une araignée, évitait de piétiner un scarabée, plus loin il séparait deux tiges de mil, étayait une hampe de maïs trop lourde. Seul devant son peuple qu’il voyait en imagination, aidé par le silence et la solitude, l’émotion le prenait, il parlait et il entendait la voix de son peuple qui lui répondait ».

Enfin, quand Oumar réunit tous les paysans après que tous ensemble, à son  initiative, ils ont combattu les sauterelles et mis un coup d’arrêt au désastre qu’elles engendrent, le discours de solidarité et d’union qu’il leur tient est totalement dans le ton des paroles de Manuel : « Nous sommes ce pays et il n’est rien sans nous rien du tout. Qui est-ce qui plante, qui est-ce qui arrose, qui est-ce qui récolte ? […] Nous ne savons pas encore que nous sommes une force, une seule force : tous les habitants, tous les nègres des plaines et des mornes réunis. Un jour, quand nous aurons compris cette vérité, nous nous lèverons d’un bout à l’autre du pays et nous ferons l’assemblée générale des gouverneurs de la rosée pour défricher la misère  et planter la vie nouvelle ».

Ces quatre « rencontres » – en laissant au lecteur le plaisir de découvrir les parallélismes des passages Roumain/Sembène –, obligent à reprendre la lecture dès le début pour relire le roman en stéréophonie, pour prêter l’oreille à la voix de Roumain que l’on n’avait pas décelée auparavant. Le but étant de s’engager dans une lecture en intertextualité donnant au texte un de ses soubassements, pour mieux cerner l’hommage et son actualisation.

Dès l’instant qu’on formule le schéma narratif global, on pointe une parenté : un homme jeune, parti du pays depuis des années y revient pour s’y installer définitivement et y insuffler un souffle nouveau avec, en bagage, le savoir et la compétence acquis en exil : le refus de la stagnation et de l’immobilisme, la reprise de l’initiative du côté des dominés. On repère bien aussi, autour des deux héros, les couples de femmes : les mères d’abord, Délira et Rokhaya ; puis les femmes-amantes, Annaïse et Isabelle.

La ressemblance est plus palpable entre les mères. Les deux ont un attachement très fort pour ce fils unique. Une analepse narrative en début de roman, consacrée à la mère d’Oumar, Rokhaya, apprend au lecteur son attachement démesuré à ce fils qu’elle a eu après bien des morts de nourrissons. Lorsqu’il a été appelé pour la guerre, « on avait besoin de soldats pour le pays des toubabs. La douleur, ce jour-là, faillit la rendre folle ». Durant cette absence, elle a eu des nouvelles régulières de son garçon, contrairement à Délira qui ne sait plus ce qu’est devenu son fils. Ressemblance aussi quant aux obligations que le « revenant » doit remplir vis-à-vis du voisinage. Manuel ne refuse pas la cérémonie de remerciement mais ne commente pas. Par contre, quand les quémandeurs viennent chez Rokhaya pour recevoir ce que Oumar est censé avoir rapporté à chacun, celui-ci refuse et une discussion s’engage avec sa mère : le contexte est différent d’Haïti mais les répliques du fils et de la mère sont semblables :

 « […] Comprends donc qu’il y a des choses qui ne doivent plus être, toutes celles qui entretiennent la fainéantise des gens…
– Tu parles bien, en un sens, mais ce sont nos coutumes et je ne peux pas faire autrement. Même s’il faut que je vende jusqu’à mon pagne pour les satisfaire, je le ferai.
– Une fois pour toutes, je tiens à ce que tu saches… dit Faye
Mais Rokhaya lui coupa la parole en posant la main sur ses lèvres.
– Ne dis pas de malheur ».

L’oncle Amadou qui a gardé le contact avec son neveu et qui joue l’intermédiaire avec le père qui n’accepte pas le mode de vie du fils, fait penser, en partie, à Laurélien Laurore dans Gouverneurs de la rosée. Ainsi à la question sur le fait qu’il ne va pas à la mosquée, Oumar Faye répond : «  – Avec toi, je peux parler. Ecoute : je suis un noir et je le resterai. J’ai du respect pour nos coutumes et de la considération envers Dieu. Seulement, je n’ai rien d’un fanatique. Depuis mon retour, j’entends dire :  » Dieu est bon. Dieu est bon  » quand, évidemment, tout va bien. Et quand tout va mal :  » c’est la volonté de Dieu. » Que moi j’aille grossir le rang des crédules ? Non.
– Tu as beaucoup voyagé et beaucoup entendu… Tes paroles dépassent ce que je peux comprendre ».

Le plus délicat est d’établir le parallèle entre Annaïse et Isabelle. Fondamentalement, bien entendu, le héros a, pour complice inconditionnelle, la femme amoureuse. Toutefois, Oumar ne revient pas au pays seul, comme Manuel, mais avec une épouse blanche. Il faut se souvenir que lorsque Sembène Ousmane écrit et publie son roman, le Sénégal est toujours une colonie et, dans ce contexte, cette transformation du personnage féminin est très conséquente. Elle est même la transformation qui montre l’originalité de l’écrivain sénégalais par rapport à son aîné haïtien. Dans une étude du roman, Françoise Ugochukwu écrit très justement : « Entre Oumar et la Casamance – qui est aussi la terre natale de Sembène Ousmane –, commence une histoire d’amour, une page de conquête, de séduction et de brutalité à laquelle il va associer cette jeune femme qui « pour l’avenir […] était sa force « , un couple uni face à ce couple désuni que forment l’Afrique et le colon » (« O pays, mon beau peuple, lourd du passé porteur d’avenir », Ethiopiques, n°68, 2002).

Même si Oumar rentre avec le désir de rétablir justice et productivité pour les siens, il le fait en revenant avec Isabelle, persuadée que les antagonismes ne sont pas entre Noirs et Blancs mais entre colonisateurs et colonisés. Toute la première partie du roman est autant consacrée à cette question qu’à celle du projet d’Oumar : le rejet de sa femme par les siens, les discussions sur la polygamie, le statut inférieur des femmes et son choix d’aller loin des siens, construire, avec Isabelle, une maison spacieuse et ouverte à tous, l’adaptation d’Isabelle à sa nouvelle vie. Après l’assassinat d’Oumar, dans l’obscurité de la nuit et par traîtrise – comme Manuel –  Isabelle, enceinte (comme Annaïse chez Roumain), sait qu’elle ne restera pas pour élever l’enfant  au Sénégal mais l’autre projet, la coopérative agricole verra le jour et, comme Manuel dans Gouverneurs de la rosée, Oumar reste vivant pour tous : « Il précédait les semences, il était présent durant la saison des pluies et il tenait compagnie aux jeunes gens pendant les récoltes » sont les derniers mots du roman.

Le roman haïtien vient, en contrepoint, faire entendre des échos dans le roman sénégalais mais celui-ci n’en est pas le calque car O pays, mon beau peuple est un roman qui veut dire les réalités et les possibilités d’une région du Sénégal. Si la référence économique est comparable : comment donner la possibilité à la paysannerie pauvre de reprendre son destin en mains, la situation de Haïti au début des années 1940 et celle du Sénégal à la fin des années 50 n’est pas la même. Les relations interpersonnelles et intercommunautaires sont nécessairement différentes dans un pays indépendant et dans un pays colonisé, dans un pays de culture haïtiano-chrétienne et dans un pays de culture sénégalo-musulmane.

Le roman de Sembène Ousmane se passe en Casamance, la région d’origine de l’auteur et toutes les descriptions sont d’un réalisme fort avec des évocations et des précisions très élaborées. Alors que, comme l’écrit très justement Jack Corzani, il faut admettre que : « Roumain ne parle pas de Fonds-Rouge mais d’Haïti tout entière (et il y a dans le resserrement même des lieux, dans la stylisation du décor, des personnages et des scènes, dans l’utilisation des songes prémonitoires, un côté théâtral et par là symbolique : ce microcosme reflète un univers aux dimensions de l’île entière) […] à l’échelle de la nation il y aura toujours une source, fût-elle bien éloignée de Fonds-Rouge […] Ne l’oublions pas, Haïti n’a rien d’un îlet ; ses 27 000 km2 offrent une multitude de paysages variés, des déserts à cactées des alentours de Saint-Marc aux riches plaines de l’Artibonite, sans oublier ni Kenscoff et son climat méditerranéen, ni le nord à la fertilité toute tropicale» (1977).

On peut penser que Gouverneurs de la rosée a été une lecture marquante pour Sembène Ousmane. On lit, dans ses biographies, qu’en 1947 il quitte Dakar pour Marseille où il exerce le métier de docker, se syndique et rejoint le PC : « à la bibliothèque du syndicat, il lit Richard Wright, John Dos Passos et Pablo Neruda »… on peut ajouter, sans crainte de se tromper… et Jacques Roumain puisque le roman haïtien avait été largement distribué dans les bibliothèques des syndicats et des partis de gauche. Sembène Ousmane a au moins pu le lire en feuilleton dès 1947 dans le journal L’Humanité. Ce n’est pas fréquent d’avoir la preuve tangible que les lectures par l’Ecole ne sont pas les seules à porter leur fruit, que des lectures plus périphériques forment le lecteur autodidacte de façon durable et que les échanges entre auteurs, créant à partir de réalités comparables, produisent des solidarités et des rencontres inattendues entre pays dominés à l’échelle mondiale. Dans France nouvelle, hebdomadaire communiste, un article de Sembène Ousmane est publié le 18 juillet 1962 qui développe combien il a reconnu des éléments similaires entre la situation évoquée par Roumain et celle de son propre pays, le Sénégal.

René Depestre a justement parlé à propos de Jacques Roumain d’une « poétique contagieuse de la fraternité ». Les échos d’un roman à l’autre nous en donnent un exemple éloquent. C’est avec justesse que Boniface Mongo-Mboussa synthétise son apport tant en littérature qu’au cinéma : « Il y a dans cette écriture apparemment simpliste et manichéenne, une volonté de toujours donner à voir la complexité du réel, avec une lucidité et une intransigeance qui font souvent défaut aux écrivains africains contemporains ».

Sembène Ousmane, Ô Pays, mon beau Peuple !, Presses de la cité, septembre 2022, 288 p., 22 €