Bertrand Leclair : Proust ferroviaire (Le Train de Proust)

La gare d’Illiers en 1910 (Combray dans RTP), DR

Comment départager le bon grain de l’ivraie dans ce qui s’écrit sur Proust en cette année du centenaire de la disparition de l’écrivain ? Il se publie tellement de commentaires à son sujet que l’on demande grâce. De quoi vous passer le goût de la phrase à rallonge tant associée à l’écriture proustienne. Bertrand Leclair — car c’est de lui qu’il va être question ici même — nous gratifie pour sa part d’un essai de 300 pages paraissant chez Pauvert. C’est beaucoup et c’est sans doute un peu trop. Et le critique ne saurait être inspiré à tout moment.

Sa belle étude nous vaut cependant une puissante métaphore qui s’illumine dès le titre et va se répercuter sur l’essai d’un bout à l’autre, nous valant ainsi de bonnes surprises, comme quelques observations ingénieuses ou brillantes. D’entrée de jeu, nous ferons cependant une distinction entre les deux parties du volume, jusqu’à afficher notre préférence pour la première au long de laquelle Leclair choisit de coller au plus près à ce qui soutient sa métaphore de départ, une métaphore qui de temps à autre tend vers la métonymie, comme on verra.

Mais partons de ce constat tout historique que fait Leclair dès la page 31 de son ouvrage  : « Durant les trois décennies qui précèdent la naissance de Marcel Proust, en 1871, le développement fulgurant du chemin de fer a accompagné la basculement de l’Europe dans la modernité industrielle et capitaliste, jusqu’à étendre à la fin du siècle son réseau en forme de toile d’araignée sur tout le pays comme dans l’imaginaire collectif. » (p. 31) Tout est là et nous prendrons ce train trente ans plus tard avec la famille Proust pour nous rendre à Combray ou aussi bien avec Marcel pour rejoindre Balbec et la côte normande ou bien encore avec « Maman » et son fiston pour revenir à Paris d’un séjour à Venise. Ce sera même un bonheur  de lecture d’emprunter, aux environs de Balbec, le « petit train d’intérêt local » en compagnie d’Albertine, de Marcel et d’autres estivants.

Mais ces épisodes ferroviaires témoignent avant tout d’une large modification sociale qui, elle, n’a rien de métaphorique. Il est d’ailleurs plaisant d’observer que la Recherche  débute non pas à Paris mais à Combray, village campagnard qui, pour les Proust, est un site de loisir et de vacances, lieu par excellence de l’enfance de Marcel. Mais il est un autre voyage qui se charge d’un bien autre sens. C’est celui qui conduit le jeune Marcel en Normandie et plus précisément à Balbec. C’est alors que le train fait halte dans une petite station de campagne, ce qui nous vaut la légère ébriété de notre voyageur (il s’alcoolise légèrement sur le conseil de sa grand-mère) mais surtout l’apparition d’une charmante paysanne montant dans le wagon et proposant un verre de lait aux voyageurs. Cette rencontre toute sensuelle anticipe sur la découverte, au terme du voyage, d’un groupe de jeunes filles exubérantes et délicieuses, dont Albertine Simonet qui deviendra la seconde grande passion du héros voyageur. Cette Albertine passe par l’art tout impressionniste qu’Elstir fait connaître à Marcel à même son atelier avant de lui présenter les « gamines ».

Mais anticipant autrement encore, disséquons ce même thème ferroviaire, vacancier et albertinien. Que génère donc le voyage que fait Marcel et qui remplir tant de pages ?  Il va nous conduire en douceur mais avec violence tout autant jusqu’au Temps retrouvé l’ultime volume du cycle. Il va faire surtout que le héros connaîtra l’amour sous sa forme la plus déchirante avec des crises de jalousie dans le couple et, plus atrocement, avec la mort finale de l’élue. Mais arrêtons-nous sur cette jalousie qui va inciter le commentaire de Bertrand Leclair à différentes reprises. Si l’on en juge par le grand épisode de La Prisonnière, on pourrait comparer ce volume-là à une gare de triage, où l’amour se démultiplie au gré des circonstances et suscite des moments d’entente comme des instants de conflit. Nous savions déjà qu’Albertine était un être double ou bien encore un être de fuite, comme le dit le texte. Et fuir, la jolie demoiselle le fera plus d’une fois, s’évadant de la cage où son gardien croit la retenir.

De toute manière, la narration proustienne est tout au long du roman de celles qui bifurquent beaucoup et qui sont capables d’enfiler des épisodes minuscules comme aussi de grandes scènes. La destination du récit est, en effet,  tellement puissante et tellement variée que ce dernier donne l’impression de « s’étoffer en tout sens qui pourrait sembler sans limites : de la vanité à la stratégie militaire, des répercussions de l’affaire Dreyfus à la différence sexuelle érigée en infranchissable miroir sans tain, de l’évolution de la langue française à la soif de révolution qui ne pourra tôt ou tard que saisir le peuple observant la grande salle à manger vitrée de l’hôtel de Balbec donnant sur la digue » (p. 165).

Mais il y a plus : si La Recherche débute en se tournant vers un passé fourmillant de souvenirs, elle attendra sa dernière limite pour faire état de ce en quoi son héros-narrateur n’a jamais cru vraiment jusque-là, à savoir la décision soudaine d’une vocation littéraire. Ainsi et comme on peut s’en rendre compte,  ce que nous avons lu depuis les débuts est tout bonnement ce que héros-narrateur vient de projeter d’écrire. La vocation est ainsi gare initiale et gare finale.

Bertrand Leclair, Le Train de Proust, Pauvert, août 2022, 320 p., 20 € — Lire un extrait