Quel bonheur de lire, au milieu de cette rentrée littéraire si riche, le nouveau livre de Christian Rosset, Pluie d’éclairs sur la réserve, si fécond journal critique et si puissante réflexion plastique qui vient de paraître à L’Association. Dans ce que l’auteur nomme de lui-même une « hantologie », le critique se fait le guetteur mélancolique de notre modernité, la traquant notamment dans la bande dessinée comme autant de déambulations et flâneries dans le 9e Art. De Guido Crepax à Catherine Meurisse en passant par Godard, Rosset nous livre ses frottages esthétiques, ses éclairs des rencontres, ses aperçues fugitives mais durablement marquantes, dessinant à main levée un art poétique de la lecture. Diacritik ne pouvait manquer d’aller à la rencontre de ce diariste critique à l’occasion de la parution de cette impressionnante méthode de lecture que tout critique devrait lire.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre stimulant et si riche recueil critique, Pluie d’éclairs sur la réserve : frottages qui vient de paraître à L’Association. Comment avez-vous décidé d’organiser ce recueil portant essentiellement sur le 9e art, la bande dessinée, et de choisir les textes qui figurent ? Vous parlez de ce recueil comme d’une « Hantologie », terme que Jean-Luc Nancy vous a conseillé à son propos : que faut-il y lire ? Enfin, vous placez ce volume, que vous qualifiez encore de « journal de lecture » et de « carnet de portraits », sous le signe de la « réserve » : que faut-il entendre par cette réserve ? Est-ce que cette réserve n’est pas paradoxalement le lieu de ceux qui résistent, ou aussi bien d’une bande dessinée qui éprouve la résistance critique ? Ou faut-il strictement comprendre cette réserve comme ce lieu même où, dites-vous, il faut « résister vaille que vaille à ce qui pourrait rendre la bande dessinée captive » ?
J’ai un lien maintenant assez ancien (pas loin d’une vingtaine d’années) avec L’Association, maison d’édition fondée par des auteurs de bande dessinée qui – malgré quelques crises qui ont vu certains quitter le navire, parfois avec fracas, et d’autres le rejoindre – ont toujours gardé le pouvoir de décision de ce qui doit (ou non) être publié. J’ai commencé à écrire Avis d’orage en fin de journée, mon premier livre à L’Association (qui est aussi mon premier livre tout court), suite à une proposition de Jean-Christophe Menu. Il m’avait alors coopté pour intégrer le comité de rédaction d’une revue « critique », voire « théorique », plutôt « avant-gardiste » (donc polémique), qu’il avait baptisée L’Éprouvette. Trois numéros sont sortis entre janvier 2006 et janvier 2007 : près de 1300 pages au total – un monstre ! J’y écrivais, entre autres, une sorte de feuilleton qui s’intéressait de très près à la bande dessinée, mais aussi à bien d’autres choses – l’idée étant de sortir la bande dessinée de ses ornières en la frottant à d’autres pratiques, par refus des cloisonnements et hiérarchies culturelles. C’était une sorte de journal de bord sans titre jusqu’au jour où il a bien fallu envoyer les fichiers du premier numéro de L’Éprouvette à l’imprimeur. Menu m’a alors appelé pour me demander d’urgence d’en trouver un. Je me souviens : c’était une fin d’après-midi, le ciel était bas. J’avais en tête une phrase d’Edgar Varèse : « Au fond, la musique n’est qu’une perturbation atmosphérique ». Et comme je pensais que mes écrits devaient aussi relever de ça, le titre Avis d’orage en fin de journée s’est vite imposé, tant il collait avec ce projet de perturber la routine de la critique de bande dessinée.
Suite à l’arrêt de la revue, Jean-Christophe Menu m’a proposé de continuer ce travail d’écriture sous forme livre pour la collection « Éprouvette » (qui venait de publier des ouvrages de Lewis Trondheim, Nicolas Mahler, Pacôme Thiellement et lui-même). Bien qu’un peu réticent au départ, en adepte de l’œuvre ouverte – du work in progress auquel il serait impossible d’accorder le moindre « bon à tirer » –, donc peu enclin à fixer les choses, j’ai rapidement sauté sur l’occasion de composer une sorte de montage très organisé, mais certainement pas linéaire, et encore moins didactique, de tout ce que j’avais pu écrire (depuis 1985, avec une longue interruption entre 1988 et 2003) concernant la bande dessinée. Avis d’orage en fin de journée est sorti en janvier 2008. Éclaircies sur le terrain vague a prolongé cette aventure en 2015. Pluie d’éclairs sur la réserve devrait être a priori le dernier volet d’une trilogie. Il est organisé, comme les deux premiers, à partir d’une matière accumulée pendant environ sept ans, le plus souvent prépubliée sur papier ou via divers sites (dont du9, neuvième art 2.0 et Diacritik), mais parfois inédite, puis retravaillée, réécrite, avec le souci de mettre en branle une forme, et non se contenter de compiler du « contenu ».

Sinon, chaque livre de cette collection propose en sous-titre le « genre » dans lequel il s’inscrit, ou au moins une indication. Pacôme et Lewis ont choisi « essai ». Menu, « janvier 2005 », afin de prendre date. Et Mahler, « insulte ». Pour Avis d’orage en fin de journée, j’hésitais entre « labyrinthe » et « hantologie » – mot forgé par Jacques Derrida, dans Spectres de Marx. Je préférais « hantologie », mais ce n’est pas si simple de s’approprier un mot forgé par un philosophe aussi fameux que Derrida (et le fait qu’il n’était mort que depuis peu aggravait ma situation de personne non autorisée). Le hasard a fait que fin août 2007, je suis allé à Strasbourg rendre visite à Jean-Luc Nancy. Quand je lui ai parlé de mon dilemme, il s’en est amusé, et m’a carrément encouragé à trancher en faveur d’“hantologie”. C’était selon lui le meilleur terme – à la fois très précis et un peu énigmatique – pour définir la singularité de mon livre (qui l’avait surpris par son “approche littéraire” de la BD).
Et enfin, si « réserve » peut en effet avoir plusieurs sens, ce mot désigne tout d’abord un lieu « de résistance ». C’est un des noms secrets du Terrain Vague : cet espace à l’écart des grandes circulations où des dialogues s’établissent en tous sens entre celles et ceux qui y pénètrent. Dans cette « réserve », on ne cesse « de résister vaille que vaille à ce qui pourrait rendre la bande dessinée – comme toute création humaine – captive ». On y éprouve aussi certaines réserves : certains silences, en écho aux réserves de blanc dans le noir des dessins. Résistances est le titre de l’introduction qui propose une suite de réflexions sur la critique, notamment sur ce qui résiste à l’analyse (et, comme le disait Freud : quand ça résiste, il faut insister). Il aurait pu être celui du livre tout entier, si mes amis de L’Association ne m’avaient pas demandé d’établir une « continuité météorologique » dans l’esprit des volumes précédents (je leur donne raison ; c’est ainsi beaucoup plus drôle, et plus ouvert).

Pour venir sans attendre au cœur de votre propos, Pluie d’éclairs sur la réserve se donne ainsi comme l’arpentage passionné et aimant de contrées critiques encore mal connues sinon parfois inexplorées, celle d’une bande dessinée articulée chez vous entre puissance du visible et puissance du dicible. L’interaction ou plutôt l’entrelacement de l’image et de la parole se donne à lire et à voir chez vous sous le signe d’un concept que, de Dominique Goblet jusqu’à Guido Crepax en passant notamment par Anne Simon ou encore Richard McGuire, vous nommez « frottage », à savoir un dispositif qui, entre image et son, permet des étincelles, provoque des éclairs qui illuminent et déploient des horizons neufs de lecture. Le frottage s’offre comme ce qui permet de brouiller les frontières ou encore d’abattre des cloisons dites-vous encore à propos du travail de Richard McGuire. Pouvez-vous revenir pour nous sur ce dispositif et cette plasticité du frottage inhérents à la bande dessinée selon vous ?
Jean-Claude Montel, un écrivain aujourd’hui injustement oublié qui a beaucoup compté pour moi, a publié en 1979, dans la collection “Textes” dirigée par Bernard Noël chez Flammarion, un livre intitulé Frottages. Voici le début de son “prière d’insérer” : “C’est l’empreinte laissée sur le papier par ce geste simple et presque enfantin de frotter un matériau (des textes aussi bien) non pas pour reproduire, mais pour faire apparaître et révéler le dess(e)in qui manque et qui échappe”. Frotter, c’est avant tout faire apparaitre. C’est le projet du lecteur critique : prendre une empreinte de ce qu’il lit, par frottage, avec le désir de provoquer ainsi quelques étincelles. Je me suis aperçu, à force de me relire – la relecture, dont le but inapaisable est de faire de petites modifications à force de s’acharner sur des détails, est l’essentiel du travail d’écriture –, que le mot « frottage » était un de ceux dont j’usais le plus, depuis des années, dans mes petits écrits (on me l’a d’ailleurs plus d’une fois fait remarquer, voire reproché), ce qui n’est guère étonnant vu mon intérêt pour les interactions entre le visuel et le sonore par exemple, ou pour la forme bande dessinée « articulée entre puissance du visible et puissance du dicible », pour reprendre votre formulation, et tout ce qui a le pouvoir d’illuminer nos réserves – d’Indiens ! (À propos, ce n’est pas par hasard, mais en hommage à Neil Young & Crazy Horse, que l’on trouve une flèche brisée dessinée par Jean-Christophe Menu sur la couverture).
J’ai donc mis très naturellement « frottages », après avoir choisi « hantologie » pour le premier volet, et « mise à nu » pour le second – ces trois indications génériques s’accordant parfaitement entre elles. Je signale au passage que j’ai publié en 2011 dans la même collection “Éprouvette” un livre un peu différent, Avis d’orage dans la nuit, car en partie autobiographique – en tout cas assez détaché de ce qu’on entend par “critique”. Je l’avais sous-titré « fiction », mot qui pourrait convenir à la quasi-totalité de mes écrits.

Si votre recueil propose une traversée de terres parfois inconnues et propose avec force et nuance de les cartographier, cet exercice de reconnaissance ne se donne pas uniquement comme transversal : il tire son incontestable puissance d’une attention particulière à chaque artiste que vous scrutez. Au-delà du souci de la synthèse qui vous anime et vous fait disposer tout au long du volume des relais de théorisation de la geste de la bande dessinée, l’essentiel de Pluie d’éclairs sur la réserve se donne comme une collection de monographies. Chez vous, la monographie permet d’identifier précisément la singularité d’un geste mais sans pour autant toujours l’articuler à d’autres artistes.
Ma question sera double ici : en quoi l’approche monographique vous semble une nécessité critique ? Enfin, pourquoi ces monographies ne s’articulent sciemment pas : s’agit-il dans cet effort de laisser, selon vous, l’initiative ou le dernier mot critique au lecteur ?
J’essaie d’établir un lien sensible avec les auteurs et les autrices dont je parle, que je les ai rencontrés ou non. Si ce livre est écrit, et parfois même très écrit, il est toujours porté par une voix, voire par une polyphonie. Je ne sais si certains chapitres sont, au sens strict, des monographies, je parlerais plus volontiers de « portraits » (comme par exemple celui de George Herriman, l’auteur du génial Krazy Kat). Mais l’articulation entre ces « monographies », comme vous dites, est très contrainte : je me donne des règles qui doivent autant que possible rester secrètes, non repérables – et surtout se passer d’explication. L’ordre des chapitres, par exemple, n’est pas interchangeable, même si les lecteurs ont le droit d’entrer dans le livre où bon leur semble, puisque la « réserve » doit rester ouverte. Si quelqu’un tente un jour de saisir concrètement la construction de l’ensemble de mes ouvrages, il s’apercevra que la plupart d’entre eux sont en 21 chapitres, précédés d’une introduction, et suivis par une brève coda. Il se trouve que, suite aux perturbations dues au virus que nous subissons depuis deux ans et demi, la publication de Pluie d’éclairs sur la réserve a été reportée d’un an (le manuscrit du livre avait été une première fois bouclé à la fin de l’été 2020). Du coup, j’en ai profité pour le remanier, lui ajoutant notamment un nouveau chapitre, Plan A – cartographie d’une rencontre, qui traite des liens entre bande dessinée et art contemporain (pour marquer l’importance de cet ajout, je l’ai placé délibérément au centre du livre). Mais, comme je viens de le dire, pas question d’arriver à un total de 22 chapitres ; alors, j’ai dû m’arranger, notamment en opérant des coupes, et en réorganisant le tout, ce qui, au lieu d’en augmenter le nombre de pages, lui en a fait perdre au final une bonne cinquantaine – ce qui n’est pas plus mal. Tout cela – ces nombreuses contraintes dont je ne viens de dévoiler qu’une seule –, c’est aussi par jeu. Je ressens la nécessité de jouer avec mes obsessions (et pas seulement numériques), de les tordre en tous sens, de lutter avec elles, comme de les chérir : c’est, une fois encore, ce qui se passe avec Pluie d’éclairs (même si je tente en premier lieu de faire un travail de passeur).

Pour en revenir à un souci définitionnel plus large, vous n’hésitez pas à de nombreuses reprises à accompagner votre réflexion de mises en évidence du geste artistique intrinsèque à la bande dessinée. Parmi les riches et nombreuses formules qui jalonnent vos réflexions, l’une d’entre elles a particulièrement frappé mon imagination, celle qui indique ainsi, en s’appuyant sur Georges Didi-Huberman, que « La force de la bande dessinée en tant que forme est liée au fait qu’il lui est possible, pour reprendre la formulation de Georges Didi-Huberman, de renoncer à découper clairement. » En quoi cette formule vous permet notamment de saisir le travail si singulier de Jean-Christophe Menu ?
C’est manière de prendre distance avec la “ligne claire” ! Plus sérieusement, je suis tombé sur ces mots de Didi-Huberman (dans Blancs Soucis) alors que je répondais, en 2013, à une commande pour un livre sur “la bande dessinée et le rêve”. J’en ai remodelé le texte dans le “chapitre 5” de ce livre (dont le titre est : À la frontière – La bande dessinée et l’autre scène). Il y est entre autres question de “figurabilité”. Didi-Huberman écrit : « Il faut, pour tout dire, que les images travaillent le langage au corps. C’est ce qui nous arrive à tous, poètes ou non, au creux de chaque nuit, lorsque nous rêvons. » Dans ce petit essai, je tente d’interroger ce travail, une fois encore, de frottage. Et ça me permet aussi bien de saisir les planches de Menu (qui part très souvent de ses rêves qu’il note aussi bien crument, au saut du lit, que de manière plus sophistiquée, en prenant le temps de les réinventer) que celles de Will, dessinateur dans le journal Spirou d’une bande dessinée plus conventionnelle, voire « ligne claire », Tif et Tondu. Il me semble que ce qui reste essentiel dans ce travail, c’est d’arriver à mettre en tension sujet de la commande et manière d’y répondre. Le premier jet de mes écrits se fait en grande partie sous la dictée de l’inconscient (même chose pour mes compositions musicales). Et, quand je les relis après coup, j’ai souvent le sentiment qu’il s’agit de réminiscences d’un rêve. Après, comme je l’ai dit, il faut réécrire, “mettre au clair” si on veut. C’est un travail parfois purement technique. Mais il peut m’arriver de ne pas comprendre ce que je voulais dire à l’instant du premier jet. Si ça me semble vraiment trop opaque, et surtout si ça ne sonne pas, je finis par l’éliminer. Mais, si ça sonne, il m’arrive de laisser certaines formulations en l’état, quitte à ce que ce soit un lecteur ou une lectrice qui m’en apporte un jour une explication plausible, ce qui créerait un formidable retournement de situation. Au fond, rien n’est jamais vraiment clair – et heureusement ! Comme le dit Joost Swarte, dans le chapitre qui lui est consacré (le douzième) : « La vie n’est pas très claire, c’est presque un marché aux puces ou un bordel. » Et ce n’est certainement pas en découpant de manière formatée qu’on arrive à tirer au clair ce qui s’agite sur l’autre scène – ou dans le théâtre de la mémoire (pour ne pas dire : dans la réserve ou sur le Terrain Vague).

Ce qui ne manque pas de frapper à la lecture de Pluie d’éclairs sur la réserve, c’est combien les polarités critiques s’inversent le plus souvent et offrent non pas la bande dessinée uniquement à la saisie mais proposent de faire de la bande dessinée un outil critique, un dispositif parmi d’autres capable d’éclairer l’usage du monde et le monde lui-même. En ce sens, dépassant votre souci définitionnel, la bande dessinée peut apparaître dans votre réflexion comme un outil herméneutique capable, entre autres, d’approfondir la connaissance et d’éprouver notamment les analyses psychanalytiques. Est-ce aussi en ce sens qu’il faudrait comprendre « l’éclair » de votre titre, comme ce qui peut éclairer un champ autre que le sien ? Mais aussi le « frottage », comme lieu d’interactions et d’échanges d’une discipline à une autre ?
La bande dessinée comme dispositif (pulsionnel dirait Lyotard qui s’intéressait peu à la bande dessinée ; mais certains « personnages » de son livre, Des dispositifs pulsionnels, comme John Cage, Sigmund Freud ou Paul Cézanne, se trouvent aussi dans cette Pluie d’éclairs) : oui, bien entendu. Comme outil critique, aussi, permettant, sinon d’approfondir les connaissances, disons de s’y frotter, via une sorte de jeu d’échanges d’une discipline à l’autre. Dans la réserve, les disciplines se frottent entre elles comme des amant(e)s : la critique est amoureuse de son (de ses) sujet(s), animée par le désir que ce soit réciproque. Pluie d’éclairs sur la réserve est un livre parfois un peu savant, mais aussi relativement ingénu. Il est le fruit d’un jeu d’enfant, comme dirait notre ami Claude Ollier (notons au passage qu’un des chapitres de ce troisième volet, le deuxième précisément, s’intitule Enfances). Un jeu me semble-t-il très politique, au sens où Godard affirmait qu’il faut “faire politiquement des films (des images, des compositions musicales, ses livres, etc.) et non des films (des images…) politiques” (il se trouve que Godard est présent dans le septième chapitre de cette Pluie d’éclairs qui, comme vous l’avez remarqué, ne parle pas que d’auteurs et d’autrices de bande dessinée). Ce jeu d’enfant est d’une certaine manière “non-professionnel”, entre autres parce que “non-rémunéré”, sinon de manière symbolique, via certains échanges non-monnayables. Et il provoque inévitablement des interactions interdisciplinaires en prenant les chemins de l’école buissonnière (mû par un solide refus de placer chaque discipline dans une case séparée et une furieuse tendance à ne rien hiérarchiser). Mais, histoire d’apporter un peu de contradiction avec ce que je viens d’énoncer, c’est aussi un jeu de vieillard en puissance, d’exégète un peu revenu de tout, qui a perdu la plus grande part de cette “fan-attitude” propre à l’adolescence (qu’il connaît bien, l’ayant éprouvé en son temps, et qui peut perdurer chez certain(e)s jusqu’au dernier soupir). Les aficionados de la BD sont souvent exclusifs – il leur arrive parfois d’éprouver d’autres passions, mais toujours pour des domaines proches. Mais j’ironise un peu en parlant d’épuisement. S’il se trouve que 95% de la production de bande dessinée actuelle ne m’intéresse pas, c’est sensiblement la même chose pour les autres domaines : le roman, la peinture, la musique… Se sentir en voie d’épuisement peut susciter un fort désir de recharger ses batteries, même avec trois fois rien. Ce nouveau livre est porté comme les précédents par une énergie souveraine, nourrie de passion, impulsée par certaines envies plus ou moins absurdes, comme celle d’associer Charlie Schlingo et Jacques Lacan. Je me sens hélas un peu seul à développer cette attitude dans le champ de la critique de bande dessinée, mais je m’obstine.

Fidèle à vos travaux et réflexions antérieurs, un léger voile mélancolique ne cesse de nimber un grand nombre de vos analyses. Une mélancolie saisit vos analyses et vous conduit à traverser cette réserve comme une réserve de spectres, de fantômes qui vont et viennent comme dans une maison hantée. On retrouve ici l’« hantologie » mais en un autre sens peut-être car la spectralité que vous mettez en évidence fournit l’un des motifs du frottage tant le spectre glisse d’un genre à l’autre, d’un art à l’autre. Par exemple, le frottage peut alors consister à convoquer la poésie dans le dessin et inversement, comme vous en faites état notamment à propos d’Eric Lambé. Est-ce que vous n’êtes pas ici dans la posture du guetteur mélancolique qui traque les fantômes sous toutes leurs formes ou leur immatérialité ?
C’est en effet un livre de guetteur mélancolique – d’homme à l’affut (pour piquer deux titres à Apollinaire et Cortázar) – qui se frotte aux fantômes. Il convient toujours de jouer la mélancolie contre la nostalgie. C’est une vieille antienne chez moi (cette opposition était déjà au centre de mon premier livre). Ce guetteur mélancolique a des côtés modernistes, mais aussi d’autres volontiers archaïsants. Il est assez peu romantique. Il se conduit parfois comme un artiste minimaliste qui accepterait de rompre de temps à autre son exigence de retenue afin de provoquer ce feu d’artifice qu’est une pluie d’éclairs – mais sans jamais faire étalage de sentimentalité. Curieusement ce côté spectral n’est jamais désincarné. Je veux dire qu’il est éprouvé avec le corps. Cette traque des fantômes, avec le trac de s’y frotter, et la crainte de louper leur surgissement par manque d’ouverture des sens, stimule l’écriture en tant que passage à l’acte. Le livre est une maison hantée. C’était déjà « l’écho de la réserve », on va finir par décliner tous les vieux poncifs des littératures fantastique et d’aventure (ce qui me convient parfaitement). Ce qui compte le plus, c’est de jouer avec divers modes de suspension, et de faire montre d’un certain art de la variation, avançant interminablement, de retrouvailles en retrouvailles avec ce qui fait palpiter nos cœurs – nous irrigue et nous rend vivants. En cette période de sécheresse, toute montée de sève est précieuse… Mais je commence à devenir lyrique, il me faut donc arrêter.

Un autre aspect qui ne manque pas de marquer le lecteur est bien évidemment les très riches illustrations qui ponctuent la lecture de votre fort volume. On trouve ainsi outre les reproductions des dessins ou des planches dont vous discutez un très grand nombre de culs-de-lampe signés par François Ayroles, Yves Deloule, Jochen Gerner, Benoît Jacques, Catherine Marchadour, Jean-Christophe Menu ou encore Jérôme Mulot. En quoi vous apparaissait-il important sinon essentiel dans ce volume de frottage de frotter vos écrits aux dessins ? Qu’éclairent-ils selon vous de votre démarche ?
Parmi les raisons qui font que je me sens particulièrement bien à L’Association, il y a, tout d’abord, la confiance renouvelée que m’accorde le comité de lecture (composé uniquement, comme déjà dit, d’auteurs) en acceptant mes projets ; mais aussi un goût partagé pour le travail de fabrication. Les objets imprimés sont toujours très beaux et inventifs graphiquement. Les personnes chargées de la mise en page et de la maquette – Sylvie Blanchette tout au long du travail ; et Fanny Dalle-Rive pour la couverture, et les titres et numéros de chapitres composés à partir de l’alphabet établi par Menu pour cette collection – se montrent toujours attentives à mes désirs (en général assez précis), et je n’ai aucun mal à valider leurs propositions. C’est un réel plaisir que de passer de longues journées à mettre en place les relations entre texte et dessins originaux – culs de lampe ou cabochons, comme on voudra, que j’ai reçus (il y en a un peu plus de cent-cinquante au total) comme autant de propositions complémentaires de la part des sept formidables artistes que vous avez nommés. Ils prennent d’autant plus d’importance à mon avis qu’ils ne cherchent pas à être « illustratifs » (bien au contraire) tout en collant parfaitement à l’esprit de montage qui anime cette trilogie. Musicalement parlant, ils agissent “en contrepoint” – en léger décalage parfois – des surfaces de texte. La question du rythme est essentielle, même si le placement des dessins (très rarement des “cases”), qui se fait toujours au millimètre près (on pinaille sans trop compter le temps), se décide toujours selon des critères spécifiquement graphiques. Il est important que « l’écrivain » ait une conscience aiguë du dessin, de la typo, de la page en tant qu’espace – ou plutôt de la double page, à l’exception de la première et de la dernière –, de la tourne des pages, et des effets de mémoire que provoque de cette tourne. En tant qu’ancien auteur de radio dite “de création” (lentement élaborée par montage et mixage), je retrouve des principes de composition que je connais bien : glisser des sons, de brefs fragments musicaux, entre, et sous, les paroles ou les lectures / placer des culs de lampe, des images, entre les paragraphes de texte. C’est le même travail d’équipe, qui a l’immense avantage de nous faire sortir de la solitude liée à l’écriture. J’y retrouve aussi ce réjouissant passage de l’écriture sur papier de la partition musicale à sa réalisation concrète en compagnie d’instrumentistes et de preneurs de son. Bref, placer des sons entre les mots, ou intégrer de délicieux et inventifs petits dessins à l’intérieur un livre envahi de texte, demande une grande exigence de « comment ça sonne », de « comment ça agit visuellement », sans devoir privilégier le premier degré du sens (tout en ne commettant pas de contresens). On devrait pouvoir retrouver ce plaisir de la composition en traversant ce livre du regard, bien avant de chercher à en saisir les enjeux critiques, comme on peut apprécier graphiquement une partition (celles d’Igor Stravinsky par exemple), sans savoir forcément lire la musique.

Ma dernière question voudrait porter sur une question de pratique critique qui, en refermant le volume, se pose à nouveau, vous qui vous qualifiez au cours de vos réflexions comme un « diariste critique ». Plus qu’un journal de bord de la critique, votre volume s’offre finalement comme un art poétique de la critique où deux qualités selon vous s’imposent : la première est celle d’être avec les artistes, et jamais contre. Pourquoi refusez-vous ainsi d’écrire des critiques négatives ? Le second trait tient à l’humilité qui doit distinguer la critique, son humilité même : vous évoquez notamment la ligne fragile que vous décrivez à propos de Lorenzo Mattotti. Mais cette ligne fragile n’est-elle finalement pas celle du critique lui-même dans le frottage si singulier qu’il exerce ?
L’idée de me présenter en « diariste critique » m’est venue au moment où j’ai commencé à écrire pour Diacritik ! Mais il y a une part d’auto-ironie. Quand on me demande la nature de mon travail, je ne sais jamais que répondre, ou plutôt je donne à chaque fois une réponse différente. “Art poétique de la critique” convient aussi, à condition que cette critique soit pensée comme une “critique du jugement” : pas de piste aux étoiles sur les chemins du Terrain Vague, mais des constellations qui surgissent doucement quand on s’allonge dans l’herbe, une fois la nuit tombée. Il est vrai que je n’écris jamais « contre », mais toujours « avec ». Cela ne signifie pas que je n’ai aucun rejet (bien au contraire), et encore moins que je considère tout “à égalité” (malgré mon horreur des hiérarchies). Non, je cultive les différences, et certaines œuvres me tiennent plus à cœur que d’autres. Il m’arrive régulièrement de me rendre compte que je n’ai encore rien écrit au sujet de certain(e)s artistes qui sont pourtant parmi mes préféré(e)s. Même si je publie cent livres d’ici ma mort, ils seront toujours travaillés souterrainement par ce qui manque. Alors, je n’ai plus de temps à perdre à ferrailler avec ce que je trouve odieux, ou nul, car ce je tiens à réserver mon énergie à qui m’attire. Et à dépasser certaines « réserves » en tentant de comprendre ce qu’à priori je devrais refuser de lire, d’écouter ou de regarder, et qui pourtant me fait signe, m’interroge, jusqu’à finalement me procurer, de manière certes souvent éphémère, d’inattendues satisfactions. Je sais bien que les « critiques négatives » peuvent être drôles : qu’elles procurent parfois un soulagement bienvenu. De plus, je n’ai rien contre une certaine forme de méchanceté ; il m’arrive de sortir spontanément des propositions ironiques, voire virulentes, mais je les garde pour moi (ou pour la personne avec qui je suis sur le moment). Car rivaliser de méchanceté avec de méchants auteurs et autrices en public, non merci. Je préfère flâner dans les sentiers de traverse, afin de m’emplir le corps et la tête d’exquises sensations. Et de retour, exercer cette activité critique avec retenue, et une forme de bienveillance liée à l’écoute (mais, si rien ne me frappe, j’arrête de suite – jamais de bienveillance pour la bienveillance). Quant à “la ligne fragile”, c’est en passionné du trait, de la ligne non fermée (donc d’autant plus fragile) que je l’explore en effet, via « le frottage si singulier que j’exerce en tant que critique », pour reprendre les mots que vous employez très justement. Imaginons une nouvelle revue critique qui aurait pour titre La ligne fragile. Dès qu’un éditeur en lance concrètement le projet, je me propose d’en rejoindre le comité de rédaction…
Christian Rosset, Pluie d’éclairs sur la réserve : frottages, L’Association, juin 2022, 372 p., 24 €
