Pol Guasch : la vie violente (Napalm dans le cœur)

Pol Guasch © Alvaro Garcia / éditions La croisée

Avec Napalm dans le cœur, le jeune écrivain catalan Pol Guasch élabore un roman d’atmosphère, dystopique, étrange. Les identités, les logiques communes se dissolvent dans un récit qui produit du sens autant qu’il le suspend, l’empêche, l’ouvre à des possibilités qui demeurent des énigmes.

Le titre du livre souligne la violence et le sentiment, l’amour, si l’on suppose que le cœur est le siège de l’amour. Mais le cœur est aussi le centre : le napalm est au centre, la violence est au centre du monde que ce livre construit. Ce monde est un monde de violences et d’amour, un monde où les relations sont violentes autant qu’elles sont amoureuses, sentimentales, la répulsion, la haine, la distance se juxtaposant à un désir de rapprochement, de contact, de proximité. La mère du narrateur désire un militaire ; le jeune narrateur désire son amant, tous les deux désirant une vie ensemble, une vie possible dans un autre lieu qu’il s’agirait de rejoindre. L’écart et la proximité, ici et là-bas, la distance et le familier, la répulsion et l’attraction sont les dynamiques qui animent le monde de ce livre, sa géographie, le récit qui le fait exister, les relations entre les êtres, humains ou animaux. Même l’amour entre Boris et le narrateur est caractérisé par la distance et une forme d’éloignement, d’absence, la rareté du dialogue, un lien animal incluant aussi la violence.

Le livre s’articule autour d’un ensemble de tensions, de mouvements qui paraissent contraires. Il multiplie les binarismes tranchés, les oppositions géographiques, topographiques, temporelles, politiques, linguistiques, existentielles. Il y a ce qui existe ici et ce qui se passe au-delà de la frontière, au-delà de la montagne. Il y a ce qui se passe ici et ce qui se passe là-bas, dans l’étrange usine dont on ne sait pas exactement ce qui s’y fabrique. Il y a ceux qui parlent telle langue et les autres qui en parlent une autre, une langue ennemie. Il y a la vie d’aujourd’hui et la vie d’hier qui impliquait d’autres personnes (le père décédé), d’autres types de relation, un autre contexte différent ayant soudain basculé dans un conflit, un contexte de guerre qui demeure indéterminé.

Ces binarismes impliquent des identités précises, rigides (eux/nous ; ici/là-bas ; aujourd’hui/hier ; etc.), ne paraissant liées que par l’opposition qui existe entre elles. Le parti-pris de Pol Guasch est pourtant de dissoudre ces identités, d’en faire des cadres qui se brouillent, se pénètrent, se dissolvent. Tout d’abord par l’indétermination qui accompagne leur qualification, l’absence d’explication, de définition claire et distincte : quelle est cette guerre ? ; quels sont ces lieux ? ; quelle est cette usine ? ; comment comprendre ce qui semble s’y passer, les étranges phénomènes dont elle est la cause ? ; quels sont ces personnages violents, militaires ou esclavagistes ? ; comment expliquer telle attitude (le découpage en morceaux du grand-père après sa mort), tel geste, telle caractéristique physique, tels rituels ? Rien n’est précisé, expliqué, défini. S’impose un monde exposé selon le choix d’une pure factualité, selon une sorte d’évidence qui échappe au lecteur du fait de l’absence délibérée de contextualisation (le style est descriptif, jamais explicatif).

Ce choix participe à la construction d’un monde dont on perçoit qu’il a du sens mais sans pouvoir saisir celui-ci, comme chez Kafka ou Blanchot. Dans Napalm dans le cœur, la présence des choses, des êtres, des corps, des gestes et actions, de la nature et des éléments, est brute, immédiate : un donné évident qui ne livre pourtant pas sa signification. La puissance de ce choix est d’autant plus forte que ce monde est omniprésent, pesant sans cesse de tout son poids, s’affirmant constamment en même temps que s’affirme son caractère énigmatique : le froid, la poussière, les ruines, la forêt, les rats, les renards, la pluie, la violence, les militaires… Le fait que l’on ne puisse saisir clairement la signification des choses, des rapports, des phénomènes, des actions participe de la force de cette présence énigmatique, d’autant plus insistante, d’autant plus puissante qu’elle demeure une énigme. Et la fin du roman n’est pas une résolution.

Le parti-pris narratif de Pol Guasch renforce la dimension énigmatique de ce monde. Comme dans L’Étranger, de Camus, l’auteur fait demeurer le récit dans les limites de la conscience du narrateur, limites subjectives, étroites, sans prise en compte d’un point de vue qui éclairerait le lecteur. Le monde est perçu à travers le narrateur, le récit se confondant avec le point de vue de celui-ci sans instance omnisciente ou, au moins, éclairante. Ce qui apparaît ne peut que demeurer dans les évidences de la conscience du personnage, dans son ignorance ou son oubli, dans l’approche partielle, fragmentée de cette conscience (les sensations et perceptions, par exemple, sont récurrentes). Cette dimension du récit étant accentuée par le caractère fragmentaire des chapitres, le non respect de la chronologie, l’introduction dans le texte de photographies muettes ou de lettres (sans réponses).

L’autre aspect du livre qui participe à la dissolution des identités est que le binarisme qu’elles impliquent au premier abord est perturbé, brouillé par des mouvements de rapprochement, des relations qui les rendent indistinctes. Le vecteur de ces mouvements est, de manière privilégiée, le narrateur qui apparaît comme celui qui relie ce qui est séparé, ce qui est distinct, faisant par son amour violence à la violence des identités. Il est celui qui relie le monde humain et le monde animal, celui qui relie le passé et le présent, celui qui relie les points et les lieux distants en parcourant, justement, les distances, en fuyant, en cherchant à rompre l’ordre des choses soit par l’amour (entendu au sens où la philosophie grecque pouvait nommer « amour » une puissance de liaison, de cohésion), soit par la violence, le meurtre. La mère du narrateur, de même, est aussi un personnage qui, par son histoire, rend les identités plus confuses : parlant la langue mais aussi l’autre langue, celle de l’ennemi ; appartenant au peuple opprimé mais aussi, sans doute, au peuple oppresseur ; éprouvant du désir pour un militaire ennemi qui en éprouve également pour elle. La mère étant aussi celle qui, en un sens, à l’occasion d’un étrange voyage, relie la mort et la vie…

Napalm dans le cœur est un récit dystopique, développant les regards individuels portés sur une réalité violente – réalité politique, économique, mais aussi interpersonnelle, concernant le rapport entre l’humain et la nature, etc. Comme tout récit de ce genre, le roman de Pol Guasch peut être lu comme la mise en place d’un point de vue critique sur la réalité actuelle, ici comprise, donc, comme violente, s’imposant à des individus qui la subissent sans la comprendre, impliquant l’expérience d’une forme d’emprisonnement, une militarisation de l’ordre social, mais aussi le désir et la possibilité de la fuite : fuir le village en lambeaux, fuir le travail identifié à de l’esclavage, fuir la solitude, fuir la peur… Ici, on risque sa vie mais on vit aussi en s’engageant dans des actions vitales.

Le choix de la dystopie permet également à l’auteur de maintenir le récit au niveau de l’énigme. De fait, ne sont jamais éclaircis, expliqués les motifs de ce qui existe, les raisons de telle institution, de tel état de guerre, la logique de cette violence régnante. L’étrangeté du récit dystopique n’aboutit à aucune leçon, à aucune conclusion rationalisante. L’étrangeté qui demeure est celle d’un monde traversé par des forces mortelles et par des forces de vie, forces qui s’affrontent ou s’allient, s’opposent ou se mélangent – un monde peuplé par la mort et la vie, par l’absence, la disparition, par le désir, par des corps et des esprits perdus mais vivants, qui espèrent, désirent, se heurtent à ce qui les tue, à ce qui les brise, mais encore tendus vers la vie.

Napalm dans le cœur est ainsi un des romans les intrigants et les plus intéressants, les plus réussis de cette rentrée littéraire.

Pol Guasch, Napalm dans le cœur, traduit du catalan par Marc Audi, éditions La croisée, septembre 2022, 234 p., 19 €
Prix du Premier Roman Anagrama, 2021.