« Je n’aime pas le théâtre » : ainsi s’ouvre le spectacle de Tiago Rodrigues.
Quel sera donc le spectacle qui réconcilie l’humain avec le théâtre, l’humanité avec sa mise en représentation, l’émotion avec sa transposition esthétique ? Certainement Dans la mesure de l’impossible, la dernière création de Tiago Rodrigues qui interroge avec subtilité et sincérité le rapport du théâtre au réel, dans ce qu’il a de plus terrible, aux limites de l’exprimable. Quatre acteurs et un batteur portent, plutôt qu’ils incarnent, les récits transposés d’une quinzaine d’humanitaires patiemment interrogés et écoutés. Ces hommes et ces femmes, voix rendues anonymes et pourtant pleinement sensibles, affirment n’être ni des héros, ni des touristes, ni des amateurs d’émotion fortes. Ils font juste leur « job », à l’autre bout du monde, dans un endroit nommé « l’impossible ». La géopolitique se résume ainsi à deux mondes : d’un côté, le monde du possible, de la possibilité d’une vie en paix, de l’autre celui de l’impossible, dont les lois ne sont pas les nôtres, où pour sauver un enfant il faut en sacrifier quatre, où les balles ne cessent de voler que quelques minutes, le temps d’emporter un blessé, celui où on peut être assassinée par un homme qu’on a sauvé, celui où l’urgence interdit de penser, de formuler, de s’attendrir…

Cette partition presque surréaliste de l’univers en deux déplace notre réception et ne nous engage pas dans une reconstitution de conflits réels. Elle nous invite à suivre ces humanitaires dans leur parcours d’un monde à l’autre, sans jugement ni explication des guerres, juste à hauteur des hommes, de ceux qui aident comme de ceux qui ont besoin d’aide. Confrontés à la difficulté de partager ces histoires de l’impossible, les humanitaires trouvent sur le plateau un espace figuré où leurs récits, dont la bouleversante succession constitue l’architecture narrative du spectacle, deviennent audibles. Les artistes, passeurs non d’armes mais de paroles, font vibrer les témoignages, retentir les anecdotes dans une émotion digne et intense, dépourvue de toute tentation du pathos.
La géographie des conflits est déréalisée par la poésie, de la langue et de la scénographie. Le plateau, entièrement occupé par un immense drap manipulé à vue par les acteurs, dit toutes les toiles : celle de la tente, abri précaire de l’hôpital de fortune, mais aussi habitat nomade des populations meurtries. Toile des drapeaux qui signalent l’organisation humanitaire, là aussi nommée de manière générique, puisque tous les noms propres sont bannis afin de nous donner accès à l’universel. La toile écrue évoque aussi les draps dont on recouvre les morts, que ces peuples, renouvelant le geste ancestral de nos Antigone, ne peuvent laisser pourrir à l’air libre. Elle est le tissu de la blouse tachée du sang de l’enfant qui vient de mourir et que sa mère en deuil essuie au revers du médecin impuissant. L’immense draperie dit encore la toile du chapiteau qu’on installe, comme un cirque éphémère dont la piste centrale accueille la pulsation d’une batterie, cœur battant du dispositif. La composition musicale de Gabriel Ferrandini, organique et inouïe, prend le relais des non-dits pour nous faire entendre et surtout ressentir la pulsation mortifère des bombardements, la trépidation des fusillades aveugles. Le musicien crée une gestuelle inédite pour donner accès à l’informulable : le métal des cymbales heurte la peau des grosses caisses, le gong vole et résonne, les basses saturent nos tympans et emplissent nos cages thoraciques d’un sanglot aux frontières du supportable. En contrepoint fragile, la voix humaine combat aussi la peur lors d’un improbable et bouleversant fado, chanté a cappella et accompagnant un pas de quatre, lentement chorégraphié sur le plateau devenu jungle dangereuse.

Au gré des éclairages, magnifiques, et des manipulations, la scénographie dit en effet tous les paysages : dunes de sable, montagnes ou forêts. La toile, protéiforme et malléable, finit suspendue au-dessus des artistes, en une sorte de nuage, qui nous restitue le ciel. Elle matérialise le désir de légèreté qui traverse le spectacle dans ses éclats d’humour et ses instants de silences. Laissé à nu, le plateau devient celui de tous les possibles car c’est autant la possibilité de l’humanisme que celle de son récit que construit, précairement, le spectacle par toutes ses dimensions, plastiques, musicales, corporelles et verbales. Les langues y sont multiples et empruntent tous les canaux sensoriels pour nous atteindre intimement. Des victimes aux humanitaires, des humanitaires vers les artistes et des artistes vers le public, la chaine de dialogue qui conduit à la représentation est complète et nécessaire.
Tiago Rodrigues poursuit délicatement son exploration d’un théâtre sincère et polyphonique, qui ne tombe jamais dans la leçon ni dans la mièvrerie mais fait résonner l’écho du monde. L’immersion au cœur du conflit est confiée à nos sens, supports de notre imaginaire, mais jamais mimée. Les odeurs, les sons, les lumières répondent aux récits directement adressés face public dans une frontalité à la fois pudique et puissante. A défaut de nous réconcilier avec le monde, ses soubresauts et ses absurdes combats, les acteurs intensément présents nous donnent accès à l’incroyable et nous font aimer cette parole collective, qui retentit bien au-delà des deux heures qu’a duré notre rencontre avec l’impossible.
Dans la mesure de l’impossible — Odéon/Berthier, du 20 septembre au 14 octobre 2022. Texte et mise en scène TIAGO RODRIGUES, Traduction THOMAS RESENDES, Scénographie LAURENT JUNOD, WENDY TUKUOKA et LAURA FLEURY, Composition musicale GABRIEL FERRANDINI, Lumières RUI MONTEIRO, Son PEDRO COSTA, Costumes et collaboration artistique MAGDA BIZARRO, Assistanat à la mise en scène LISA COMO, Fabrication du décor ATELIERS DE LA COMÉDIE DE GENÈVE Avec ADRIEN BARAZZONE, BEATRIZ BRÁS, BAPTISTE COUSTENOBLE, NATACHA KOUTCHOUMOV et le musicien GABRIEL FERRANDINI