Les mains dans les poches : David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval

David Bosc © Frédéric Bosc / éditions Verdier

« Nous cherchons des mots, peut-être cherchons-nous aussi des oreilles » clamait lumineux de confiance Nietzsche dans Le Gai Savoir en une formule sans trêve qui pourrait tenir lieu de préambule à Mourir et puis sauter sur son cheval, le magistral roman de David Bosc, fiévreux récit de douleur, qui sort en poche chez Verdier. Nul doute qu’une telle sentence du philosophe allemand sur la nécessité de trouver une attentive écoute à la voix neuve d’une espèce humaine enfin libérée de l’homme résonne avec une force inouïe au cœur du destin de folie consumée de la jeune Sonia A. dont David Bosc nous livre l’histoire, à la fois tragique et hagarde.

En moins d’une centaine d’intenses pages, traversées de flamboyants mais aussi de sombres « chiffons pliés, de dentelles, de ficelles mouillées d’encre », se dit ainsi l’odyssée sans retour, aussi acharnée que fabuleuse, de la très secrète Sonia Araquistain, dite Sonia A., peintre espagnole réfugiée avec son père de la dictature franquiste dans le Londres éventré de bombes du Blitz. D’emblée, l’inquiète jeune femme surgit dans l’épaisseur mate et infranchissable de l’énigme sinon de l’aporie même de toute existence : qu’a-t-il ainsi bien pu lui arriver pour qu’un terrible jour de septembre 1945, elle décide, nue, comme arrachée au monde et à la société, de se défenestrer depuis l’appartement familial ? Pourquoi a-t-elle décidé de mettre fin à sa vie en chutant, comme le rapportera un entrefilet du Daily Express, « mortellement de 80 pieds sur le pavé de Queenbay, Bayswater » ?

Comment la toute violence de ce suicide a-t-il pu s’imposer à elle, artiste qui « occupait un atelier dans Bedford Gardens » qui semblait portée par le sentiment d’une vie neuve et indéfectible, elle l’artiste à l’avenir riche de devenirs effervescents ? Quelle vision a déchiré son existence au point de désirer y mettre un terme : était-ce le visage d’une insuffisance à vivre, d’un « chainon manquant entre l’homme et les animaux » ? était-ce le visage d’un homme qui ne lui aurait donné un amour désiré, d’« une liaison amoureuse » ? À qui cet ultime appel téléphonique signalé par le Daily Express a-t-il été passé et que disait-il pour que, quelques instants après, elle finisse « mourante dans la rue » ? Ou, au contraire de toute attente, aurait-elle trouvé, luminescente, une vie portée par les mêmes accents de vigueur des profondes découvertes nietzschéennes du Vivant, et partant trop grande et trop pour elle ?

Autant d’insurmontables et plus qu’ardentes questions présidant d’emblée à ce La Claire Fontainequatrième récit de David Bosc où, après La Claire Fontaine en 2013, ce conte cristallin qui donnait à voir les derniers jours de la vie enfin pleinement vécue de Gustave Courbet, le jeune romancier choisit là encore de brosser le portrait d’un peintre saisi dans le crépuscule de son existence. Tramé d’une noire beauté, Bosc livre les ultimes instants d’une femme que l’écriture aura à charge de restituer et de traquer dans tout son tremblement d’ombre. Car, en écho décidément à La Claire Fontaine qui interrogeait le sens nu de la mort qui vient à chacun, Mourir et puis sauter sur son cheval débute là où il n’existe plus rien du vivant lui-même, là où l’œuvre d’un artiste a démissionné du visible et du dicible, commence dans le non-lieu du monde où l’œuvre n’a pu s’immiscer, parle depuis le trou d’ombre que la peinture de la jeune artiste n’a pu peindre ni atteindre, dans ces « apparitions muettes qui saisissent de stupeur » là où son œuvre n’a pu parvenir à elle-même, dans les bords effrangés du verbe, dans les égarements en lisière du voir.

De fait, tant pour peindre Courbet vieillissant et mâle que pour dépeindre Sonia A. son double inversé et symétrique, aussi féminine que portée de jeunesse, l’écriture de David Bosc s’ouvre toujours à cet instant même du hors-cadre, dans l’envers concerté du tableau quand la vie de l’artiste a fui vers les bords du cadre même, quand elle s’est jetée dans le Néant ou la plénitude du Vivre : quand la vie de l’artiste n’appartient plus en propre à la figuration. Le père le laisse entendre lorsqu’à la police, à la disparition de sa fille, il confie que la mort lui a laissé « une béance qui lui crevait les yeux ». Aussi, dans le sillage de douleur paternelle, Mourir et puis sauter sur son cheval va-t-il conter la lente et patiente histoire d’une défiguration plastique puis physique. Une défiguration plastique ainsi, en premier lieu, dans la mesure où Sonia A. surgit comme l’artiste qui, elle-même, aperçoit la béance au cœur de son œuvre, vivait sa vie comme la tache aveugle de son œuvre et a progressivement et littéralement renoncé dans sa peinture au figuratif même, brossant ainsi des toiles où « peu à peu les figures se défaisaient, son dessin proliférait, cela grouillait de plus en plus, cela se dispersait avec le remuement de l’ombre ».

À cette défiguration picturale première vient plus profondément répondre pour David Bosc une large et pleine défiguration esthétique, à savoir pour le romancier à l’orée de cette brève vie à reconstituer, la découverte toujours déjà ruinée de la biographie de Sonia A. qui ne se dit pas dans des figurations pleines et solaires mais depuis ce qui reste d’elle, depuis des restes solitaires et noirs de figurations écrites décharnées, des bribes solitaires et arrachées de figures, des figures « incomplètes, hâtives, superposées », une vie elle-même jetée hors d’elle et défigurée de tout écrit, comme sortie des figures attendues du biographique en soi, et intimement déchirée de béances nues. Pour le père, Sonia ne se dit que depuis une collection de fragments, des « photographies, un épais carton à dessin, un cahier couleur de bitume ». Pour Bosc, Sonia ne se dit pareillement que depuis cette même collection de fragments dans un livre qui ne débute que lorsque ne demeure plus que des gravats de l’art, des ruines de monde, des lambeaux presque indéchiffrables d’existence. Ce sont d’abord deux coupures de presse, le Sunday Express et le Daily Express. C’est aussi une page du Journal de Georges Henein qui mentionne que « S.A. s’est suicidée au mois de septembre ». Ce sont enfin, ajoute Bosc comme sourde origine de son récit, des « brûlures de contes pour enfants ». Paradoxalement, l’écriture ne s’autorise ici à être et à venir que lorsque les livres ne subsistent plus qu’à l’état de ruines mortes.

Car, depuis son premier et terrible récit Sang Lié en 2005, d’angoisse et de book_385_image_covernoire beauté tenue, écrire pour David Bosc consiste toujours à écrire dans un déchirant Après, dans un moment de désastre intense qui suit la mort, celle du monde jeté dans la fureur de l’irrémédiable, celle des hommes et celle, effroyable entre toutes, de la Littérature elle-même. Partant, écrire pour Bosc consiste à franchir d’un geste nu et impérieux toutes les morts, œuvrer depuis la très grande Mort du monde dont le monde en soi ne saurait revenir, écrire quand la matière et la Littérature qui dira cette matière sont définitivement mortes depuis un temps qui n’ose plus se compter, lorsque, décidément, écrire ne sert plus de rien, quand la Littérature ne s’offre plus que comme une indistincte rumeur qui a pu toucher les hommes mais qui, désormais, comme la Vie, se tient révolue devant chacun. Hanté de bâtiments aux « vitres soufflées par les bombes », Bosc écrit au milieu des monceaux de ruines, dit sa terre d’écriture dans des paysages ruiniformes : il est l’homme qui arrive après la littérature et qui saura invinciblement se donner comme l’homme hagard et vibrant d’une Après littérature, celle qui aura à charge de dire quand tous les mots ont été dévastés d’eux-mêmes ou se sont tus.

De fait, l’heure de Bosc se fait sombre et solitaire : elle est l’heure redoutée mais bientôt lumineuse et salutaire de l’homme qui doit reprendre la Littérature après cette mort infranchissable, l’homme qui a à charge de la faire revenir, d’écrire depuis le point d’énonciation où la mort s’est rencontrée à l’écrire et doit aller au-delà de soi pour poursuivre, interdit, le geste d’écrire. Sans doute est-ce là le sens le plus intime du titre si singulier emprunté à Ossip Mandelstam, cité en exergue, Mourir et puis sauter sur son cheval, à savoir mourir mais revenir, entrer dans une mort qui se dirait comme une pleine vie, une mort entendue comme une vie enfin vécue, une mort à tout prendre nietzschéenne comme celle qui suit la « mort de Dieu » capable de redonner vie à ce qui n’était plus que le spectre du vivant : connaître la mort, la traverser comme on franchirait une épreuve pour accéder, depuis elle, à une Miloforme supérieure de la connaissance dont les accents les plus vifs se donneraient comme ceux d’une libération et d’une plénitude retrouvée, de celle qui fait dire qu’avec elle viendra ce moment où « chacun se dépouillera de sa mort comme le papillon abandonne son enveloppe sur la brindille où il s’est inventé ». Avec Bosc, d’une expression frappée de justesse employée dans Milo, son deuxième roman, se dit en permanence une littérature des relevailles, de ce qui se relève après les unanimes morts de la Littérature et de l’humain dans l’homme.

Et sans doute, au-delà des « faiseurs de bouquins » et autres « romances ficelées, cousues d’astuces, farcies de diables à ressort », Sonia A. vit-elle, depuis sa mort à elle lentement venue, cette même après littérature, revient-elle elle aussi doucement des hommes et de leur monde, endure-t-elle avec rigueur et bientôt méthode sa propre mort à la société pour connaître une vie autre, une vie de l’autre, de l’altérité portée à son degré d’intensité le plus haut, le plus achevé à la manière d’une vie enfin accomplie. Peut-être est-ce précisément cette expérience d’abord esthétique puis violemment ontologique que David Bosc veut donner à voir au cœur de son récit d’épopée acharnée et tremblante où la jeune femme endure sa folie, ce moment où il faut « dérégler en soi le sens de l’orientation, se soumettre au rythme et, tout à tour, être soi-même la source de la pulsation, de la pulsion. Si bien que lorsque le père, égaré de douleur, rassemble les affaires de sa fille, il tombe par mégarde sur des déchets de livres, des livres abandonnés d’eux-mêmes et de lecteurs, des livres comme déjà consumés de la Mort de la Littérature et depuis lesquels la jeune femme donne son journal. Car les dernières lignes de Sonia s’offrent comme une confession hallucinée et âpre des derniers moments de son existence mais consignée dans un « livre tellement anodin », où se trouvent « à la fin du roman, dont le papier n’était pas mauvais » ce Journal « écrit en croisant ses lignes avec celles du texte imprimé ». Sur une page noire et déjà noircie d’écriture, la jeune Sonia écrit entre les lignes sa littérature sans littérature, sa littérature moins la Littérature qui arrive après tous les livres, son récit grand et lumineux des relevailles, là où elle va livrer, sans détours, étape par étape, sa brûlante agonie à visage renversé, sa tendre exploration des instants où chacun ne s’appartient plus.

Parce que, à la mort soudaine et indéfectiblement violente de Sonia, Bosc offre pour toute réponse au père et au lecteur ce journal même de Sonia où, là où « ça vibrionne comme un atome », la jeune peintre fait état non de ses jours mais, dans ses journées, d’une quête du sensible et de l’intelligible dans le sensible. Où, peu à peu, jour après jour, se dit la joie inouïe d’une existence dans une intempérance sans retour et une intransigeance sans nombre. Où ce journal se fait l’expression la plus résolue d’un conte de la défaisance, de cette défaisance qui en retourne le sens que le père assigne au terme même, cette défaisance aux accents de suicide quand « au Moyen Âge les juristes disaient de ceux qui avaient cherché à mourir : il a voulu se défaire ». De fait, pour Sonia A. qui traque les relevailles et la revie qui pourrait sourdre de « la tête de cheval » et de « la douceur de la lèvre et des naseaux gris », le monde procède d’un ardent paradoxe : sans le savoir, les hommes ne savent pas qu’ils vivent. Ils sont morts à eux-mêmes mais c’est comme si personne n’avait entendu les murmures sourds de vie et d’atome qui vibrionnent en chacun. Sonia, seule, le sait qui veut d’abord défaire l’homme de ses caractéristiques pour découvrir l’humain après l’homme. Dans son entreprise aux lisières du mystique et de la vérité sans appel, la jeune peintre procède depuis de systématiques renversements de valeurs, depuis des déconstructions aussi sereines que fiévreuses dont la plus rutilante se révèle être sa condamnation sans appel du langage. Elle déplore que le langage soit « le serpent », que « C’est le langage qui nous fait des figures » : le langage n’appartient selon elle que trop à l’homme. Il entrave l’humain dans son grand devenir et doit être quitté comme la Littérature doit mourir pour laisser la possibilité de monter à nouveau à cheval, à cru et en amazone. Il lui faut quitter l’unanime tyrannie du langage.

Dès lors, Mourir et puis sauter sur son cheval invite, par la voix du journal de Sonia, à présenter une large et puissante métamorphose de son héroïne qui, en dépit de la noirceur des du père qui « avait été incapable de rien voir », ne s’offre pas comme kafkaïenne mais tente, solaire et mythologique, d’atteindre aux accès de joie primitive d’Ovide. Car se métamorphoser pour Bosc, ainsi qu’il l’avait déjà clamé dans Sang Lié, consiste à se libérer de l’homme pour atteindre à un état du monde dont la société serait absente, et l’homme libéré de ses contraintes. Nombreux sont les regrets de Sonia d’appartenir aux codes sociaux lorsqu’elle en vient notamment à dire : « J’ai un flair infaillible pour les empêchements. Sans être paranoïaque, je reçois comme des brimades personnelles bien des interdits, bien des obligations de la ruche britannique ». La société, avance en filigrane la jeune femme, est ce qui tue l’homme dans l’homme si bien que, là où le père de Sonia lisant son journal dans ce roman de fortune croit comprendre les raisons de sa chute, il découvre, à son corps défendant, combien à rebours de la douleur du père « pas loin d’être intenables », la jeune artiste ne parle que d’une chute retournée, d’une élévation, d’une ascension vers un degré impossible de la vie humaine. À ce profond rejet de la société qui prive de « l’absolue liberté » et qui coupe « la faim de liberté », Sonia entame cette métamorphose, cette pure expérience plastique d’artiste, qui cherche, tel un Gaspard Hauser inversé, à retrouver la vie sauvage, prône ce retour à la grande sauvagerie pour se tenir au plus près non des villes et de leurs bruits mais de la nature et de ses doux et infinis chants capables de renvoyer le langage humain à une aposiopèse folle. C’est l’époché du monde que recherche Sonia, sa suspension sans répit, sa limite et tendre frontière à partir de laquelle, muée en ce qu’elle ne saurait plus être, elle pourrait faire revenir chaque homme du désastre insoupçonné dans lequel il sombre.

À ce titre, Mourir et puis sauter sur son cheval défait l’humanité pour proposer une utopie noire, de celle qui ferait trouver à Sonia la part d’animalité qui rendrait l’homme à la nature, le ferait naturellement retourner à la vaste après-histoire où, primitif, l’homme n’en finirait pas de revenir à sa nature première, bien après les villes et les combats. L’animal que je suis voudrait porter avec lui le destin des hommes. Noé est un animal. Noé sera l’animal. Il sera à lui-même dans son propre corps son arche, semblerait ainsi dire Sonia embarquée dans sa mue qui en passe par le Rêve où l’homme retrouve l’animalité fondatrice de sa libération. C’est que l’animal n’est pas l’homme, l’animal se fait plus humain que l’homme tant l’animal ne connaît plus de barrière entre lui et le monde, tant il est dans le monde, tant il connaît l’immanence et la contingence folles sans entraves qui font tant rêver Sonia dans les transports en commun. On se souvient de cette scène où elle se raconte au contact des corps anonymes : elle se frotte aux uns, aux autres, elle sombre dans la folie conative des corps que le langage ne saura jamais atteindre. Elle se jette dans l’ivresse des corps qui viennent à elle, qui donnent le sensible dans la pluralité des sensations. Elle est la femme des foules que n’a pas soupçonnée Poe. Elle est la femme sans qualités à laquelle n’a pas songé Musil. Elle veut « se blottir contre les corps étendus sur le sol, des corps sans noms ni qualités ». Elle entre dans le temps unanime et muet du sensible qui n’a pas besoin de se dire pour être. Elle est le point nu de l’imperceptible comme si, pour Bosc, la Littérature se rêvait phatique, à savoir pure communication du sensible au sensible.

Depuis sa volonté de « devenir une suite ininterrompue d’événements » et d’exister par « contagions et par alliances », Sonia fait de sa vie une puissance politique sinon une force du politique, une collection d’instants où l’instant en soi sera un pivot vers un incessant et neuf devenir : le temps de Sonia se mue alors politiquement en un temps du Poème. Peintre, la jeune femme entame l’existence phénoménologique du Poème advenu aux hommes, ce Poème qui, depuis Hölderlin, surgit depuis les temps d’épaisse détresse, entreprend, depuis une thaumaturgie sans égale, de révéler le sensible hors du sens, de déclarer le monde dans une politique de visibilité neuve : d’ouvrir au cœur des montages des clairières nues de Sens. Poète des temps qui viennent et du désastre du monde, du Blitz et de l’Espagne franquiste, Sonia A. surgit, au-delà de sa puissance éminemment romantique, comme le versant féminin et ardent du voyant de Rimbaud. Sans doute la jeune femme s’impose-t-elle à l’instar du poète des « Lettres du Voyant » comme cet être prophétique, cet homme capable, par la poésie, d’œuvrer à une vie devenue parade sauvage par les visions suscitées, d’entrer dans une expérience de feu par laquelle le Poète désapprend le monde pour le vivre dans le dérèglement raisonné de tous les sens. Écho nerveux et lumineux de Rimbaud, du poète du « Bateau Ivre », cette arche de Noé vidée de soi, la jeune peintre qui renonce progressivement à la peinture propose de « demeurer longtemps debout, seule et muette pour sentir les présences ténues, les vitesses bouleversantes, les charrois d’odeurs et de sons minuscules. ». « Je est un autre » disait célèbrement Rimbaud : au cœur de sa métamorphose, Bosc lui oppose : « Je (deux lignes illisibles) ». Poète neuve de la voyance rimbaldienne au seuil du silence, Sonia A. décide elle aussi dans un Journal de consigner sa saison en enfer, sa saison parmi les hommes, au bord de la démence saisie, au bord de la folie, l’histoire sans coup férir d’une raison en enfer.

Dans le prolongement véhément mais à la fois feutré de Rimbaud, la jeune Sonia A. offre alors une étape politique supplémentaire à la quête de la voyance tant le personnage imaginé par Bosc tente à toute force de rejoindre les limites ténues de ce qui se tait, les espaces infimes, les livres idiots sans orthographe, les lieux du non-lieu où l’être humain se sait être mais sans y être : comme si le poème de Bosc devait mettre à nu une ontologie de l’informe. Car, plus la narration s’avance en soi, plus Mourir et puis sauter sur son cheval traque ce qui se dérobe depuis l’infinitésimal, cherche à trouver au cœur de l’agitation la plus permanente, les atomes les plus dérobés au regard comme si Sonia voulait s’unir au monde, devenir soi un atome nu de la création, un élément de la chaine élémentaire. L’animal mais la tique de Deleuze. L’animal mais la puce au seuil de l’invisible. L’animal mais la larve ou comme elle dit : « il n’y a pas de moi, pas de ça, pas de Sonia, il y a des larves d’hirondelle. » Il y a, pourrait-on ajouter, ce qui oscille avec joie et délice dans l’être et le non-être, sur cette frontière décidément tenue entre l’unique et le nombre, l’homme et la foule, l’un et le multiple, le singulier et le pluriel, le pur et ce terrible impur qui fait naître le flocon de neige, « une poussière, la cendre d’un bûcher funéraire » sur lesquels les premières pages de son Journal s’attardent et qui donnent de l’être à venir sa mesure rêvée, exacte et déraisonnable.

Pour David Bosc, le personnage n’aspire toujours qu’à être moins qu’une personne et s’offre, à ses risques près, depuis sa grande santé et sa honte à être homme, comme le prophète de ces temps politiques impossibles où l’homme atteindra enfin ce point désiré : être le Neutre, être l’homme de la communauté, devenir comme chez Agamben l’homme de la singularité quelconque, être dans la disponibilité de la contingence, être l’indistinct atome du Tout. C’est ainsi peu de dire que Mourir et puis sauter sur son cheval appelle décidément à une mort nietzschéenne qui, depuis les nombreuses références à Zarathoustra faites par Sonia, à ce que Nietzsche désigne comme une « forme équivoque et hybride, un croisement entre une plante et un fantôme », érige le surhomme en modèle, cet homme d’après l’homme, cet homme dont Nietzsche ne cesse de dire qu’il réclame une oreille neuve, cet homme qui sait que l’homme a emprisonné la vie, cet homme qui doit, depuis sa très grande mort, libérer la vie en l’homme. À l’imitation de Zarathoustra, son personnage conceptuel et modèle, Sonia A. est la femme chargée des animaux, la femme chargé de l’organique, la femme chargée de l’inorganique : elle est une nouvelle forme, celle du peuple, celle qui fait dire à Bosc au cœur de son prologue d’apocalypse où elle prend littéralement feu comme seul le poète voyant peut et sait la voir, qu’elle sait être « plus nombreuse que jamais » en elle. Qu’elle est un peuple. Comme un rêve nietzschéen auquel Nietzsche lui-même n’aurait osé songer, chez Bosc, le surhomme est une femme.

On ne saurait ainsi trop le répéter : il faut se précipiter sur ce magnifique et sauvage roman de David Bosc, un grand livre, un récit de la littérature devenue grand Poème des hommes et l’illustration sans doute la plus accomplie de grâce de ce que Nietzsche désirait qu’un livre soit pour tout homme, à savoir « un coin de soleil dans la pensée ».

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, Verdier Poche, août 2022, 96 ., 7 € 50  — Lire un extrait