Son titre le suggère, Musée Marilyn est un livre conçu et construit comme une exposition, « Volte-face, Marilyn comme vous ne l’avez jamais vue ». Là est le paradoxe d’une icône sans cesse écrite, filmée, photographiée, peinte et demeurant insaisissable. Le halo qui l’entoure l’extrait du monde tout en laissant entrer tous les regards. Marilyn Monroe, sur-exposée et in-connue. Anne Savelli a porté ce livre pendant sept ans, les éditions Inculte nous l’offrent enfin et jamais, depuis Blonde de Joyce Carol Oates, vous n’aurez eu à ce point le sentiment d’approcher le mystère, de le lire dans son opacité même. Il s’agit moins de redécouvrir Marilyn que de la rencontrer, nous dit le guide. Soit la comprendre, au sens propre du terme, rassembler, tenir ensemble tout ce qui (nous) échappe.
Qui est-elle ? Une surface de projection, dès la peau, sa peau qui capte la lumière autant qu’elle la renvoie. Les photographes ont été attirés comme des aimants, aucun n’a pu maîtriser son sujet, alors ce sont eux que l’exposition va suivre, une chronologie par les images, puisqu’elles sont les seuls moments fixes d’une vie insondable, d’une femme qui est le trouble même. « Les liens avec les photographes, n’est-ce pas ce qui aura été le plus stable, dans la vie de Monroe ? »
Tout commence donc avec la première séance et une première salle, la Radioplane Company et David Conover, en 1944 (ou 1945 ? Marilyn dérègle les horloges). Les ouvrières sont en plein travail, elles fabriquent des avions miniatures utilisés pour l’entraînement au tir antiaérien, et l’une d’entre elles, « vous devinez qui », attire l’œil du photographe. Norma Jean Baker, épouse Dougherty, a 18 ans, pour le photographe elle fait semblant d’assembler une hélice. À la ceinture de son pantalon, un badge avec sa photo. Tout est déjà là : « la toute première image contient déjà sa mise en abyme », la jeune femme joue un rôle pour l’image. David Conover, fasciné, est le « premier d’une longue liste de photographes affabulateurs, biographes fantaisistes de Marilyn Monroe ». Dans son livre des années 80, revenant sur la découverte de l’icône du XXe siècle, « Conover s’est inventé sa petite fiction. L’image ment, même si elle fixe quelque chose, c’est comme malgré elle qu’elle révèle. « Tout est sujet à caution ». Les récits autour de ces images, par ses acteurs (sujet comme photographe) sont des légendes. Seul un récit second, littéraire, peut dire en quelque chose, chambre claire de ce que la photographie, témoin paradoxal d’un ça a été, échoue à dire. La photo capte et énonce, Anne Savelli révèle « ce qui surgit », ce qui se livre.
Sur cette première photo d’une série, tout est là, donc. Le pull rouge trop petit, enfilé en abandonnant la chemise kaki, souligne les formes de la jeune femme : « un corps rond et fuselé en même temps : l’idéal des années à venir ». Une ligne de fuite aussi, celle d’une femme toujours déplacée, jamais située. « Où tu étais ? Qui le dira ? Tu étais dans la fuite peut-être, dans le désir sans fin d’occuper une place et d’y échapper ». Tout est dans le vacillement du « peut-être », le trouble de toute identité fixe, l’absence de limites sinon celles de la peau qui maintient « l’humain dans des limites stables, pour ne pas qu’il déborde, se répande, meure ». Anne Savelli n’assigne pas, elle raconte sans figer, sa prose a la magie d’une fugue, elle trouve la note juste pour dire celle qui toujours échappe, celle qui est « très exactement à l’intersection de l’applaudissement et de l’insulte ». Son récit suit les spectateurs de salle en salle, déstabilisés, il suit le guide qui tente de rassembler et orienter, elle suit les séries photographiques, elle capte la ligne de fuite Marilyn, toujours plus exposée, toujours plus inconnue à mesure qu’elle semble épouser le désir. De pages en pages des questions, des failles, le refus de conclure, à la mesure de Marilyn qui « sait qu’elle ne sait pas, c’est sa force ». À sa démesure, un livre comme un « dédale de portraits qui se succèdent, en appellent toujours d’autres tandis que le guide nous raconte ce qu’il veut ». « C’est un kaléidoscope dont il est question en réalité ».
La Marilyn d’Anne Savelli est une virtuose qui a conscience que pour régner sur l’image, il faut comprendre son mécanisme. Sous contrat avec la Fox mais sans rôle en vue, elle hante les studios, pose des questions sur les éclairages, la caméra, le jeu. Elle est aussi cette aventure du sens. Dès les premières séries photo, une séance dans la Death Valley qui annonce les Misfits, la scène dans le désert de Pyramid Lake. D’abord une jeune femme « qui désire, échappe, file » puis elle accepte d’incarner « le désir de l’autre », de devenir blonde, les opérations de chirurgie esthétique. Elle devient autre, le moule d’un désir dévorant d’images, d’infos, de rumeurs et c’est une autre fuite qui s’enclenche, vers la brûlure, le désespoir, la perte de soi. Anne Savelli le suggère, j’interprète. L’autrice, elle, demeure dans le « je ne vous ai rien dit de (…) », « je ne vous ai pas davantage raconté (…) », « tant de choses manquent. Mais il faut avancer », « une fois de plus, ce que je vous dis est matière à fiction, sachez-le ». Le récit est troué, les souvenirs incertains, les témoignages contradictoires, l’expérience sera « immersive ». Le livre d’Anne Savelli a la radicalité d’une performance et il s’offre pourtant comme un roman accessible. Au cœur du paradoxe, toujours.
Musée Marilyn est une mosaïque qui se lit comme un récit, une exposition de mots puisque les images sont gravées dans nos rétines, inutile de les montrer. Le livre d’Anne Savelli n’est ni une factographie ni une biographie mais la prose même du désir. Comme si la seule photographie à même de dire Marilyn Monroe était ce texte, jamais muséal puisque Marilyn vient troubler l’énoncé du titre. C’est sa manière d’être au monde, « sa seule présence fait naître des images semi-conscientes, non identifiées. On la regarde : un paysage surgit. Son visage et son buste deviennent une toile, une surface liquides sur lesquelles l’herbe, les nuages, la colline se projettent, glissent avec légèreté. Voilà précisément sa force ». Voilà aussi celle d’Anne Savelli, au cœur de l’aporie et des tensions qui la traverse, capable de dire précisément ce qui échappe, magicienne des paradoxes. Suivre l’autrice de salle en salle, c’est accepter de se perdre, mais aussi de retraverser un siècle autrement, dans de fausses digressions qui mènent au cœur du sujet : un précipité (au sens chimique) de Coco Chanel, de Cecil Beaton, de Halsman dont les vies concentrent le siècle et ont donc, forcément, croisé celle de Marilyn. Le photographe la fait sauter comme d’autres figures iconiques du siècle, il fait une femme « sans squelette, selon le mot de Jane Russell (…) une femme de mercure, sans ossature, vague perpétuelle ».
Tous les paradoxes, toutes les métamorphoses sont là — une vie sous contrôle pour atteindre le naturel, le désespoir irradiant de lumière, une institution et une femme si fragile, la gloire en demeurant proche, proche donc insaisissable, « unique, même double, même triple, même démultipliée, sur tous supports, dans vos esprits », la réinvention permanente de soi en conservant ce qui fait sa force, (dés)axée, l’assomption même si « nous connaissons la fin de l’histoire », « vous avez 1962 en tête, moi aussi ». Rien n’échappe à Anne Savelli, pas même l’opaque ou l’inconnu. Elle extrait les photos trop vues, usées, de leur gangue de clichés. Elle se démultiplie en identités narratives contrastées, une polyphonie à l’image de la polysémie de son sujet, jamais objet. Sa prose épouse la « vague perpétuelle », elle est mercure, ce vif-argent à la fois fascinant et toxique, corps chimique, remarquablement dense et pourtant liquide. « Marilyn Monroe peut tout incarner », Anne Savelli tout figurer, elle ne montre aucune image, tout est dans notre mémoire collective, dans la présence/absence de nos souvenirs, ici profondément bouleversés et désaxés. Ce n’est pas Marilyn telle que vous ne l’avez jamais vue, mais vue des millions de fois et pourtant jamais regardée.
Anne Savelli, Musée Marilyn, éditions Inculte, août 2022, 432 p., 20 € 90