Indéniablement, livre après livre, David Bosc s’impose comme l’une des voix majeures de la littérature contemporaine. Son nouveau récit, Le Pas de la Demi-lune, splendeur hantée par Marseille, le Japon des Samouraïs et les paysages d’attente de Julien Gracq, ne déroge pas à la règle. À Mahashima, au milieu des ruines, bien après un conflit, deux personnages, Shakudo et Ryoshu vivent heureux jusqu’à ce que Ryoshu décide de revenir sur les paysages de son enfance. Dans une langue mesurée, d’une rare délicatesse, David Bosc livre le contemporain à une écriture du sensible et une réflexion sur la communauté en tout point remarquable. Diacritik est allé à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien car, plus que jamais, il faut lire David Bosc.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre nouveau roman, le splendide Le Pas de la Demi-Lune. Comment est née l’idée d’offrir le récit de Mahashima, ce lieu fictif, mais si proche, dans sa géographie de Marseille, ce lieu comme hanté par le Japon des Samouraïs où Shakudo et Ryoshu évoluent après un vaste conflit qui paraît avoir duré des générations ? On sait que vous avez bénéficié pour ce livre d’une mission Stendhal de l’Institut français au Japon : est-ce à l’occasion de ce séjour que vous avez conçu cette histoire ? Ou bien, puisque la poésie japonaise occupe une large part dans votre récit, s’agit-il d’un récit inspiré de lectures japonisantes ? On pense également à Mizoguchi en vous lisant : le cinéma a-t-il eu une influence sur votre écriture ?
Lorsque j’ai obtenu une bourse pour un séjour au Japon, en 2018, j’avais déjà achevé la totalité de mes notes préparatoires ; il ne me restait plus qu’à amorcer la lente rédaction du roman. À la vérité, il n’y a pour finir qu’une demi-page du livre que je peux rattacher à mon séjour à Kyoto, et qui tient dans la description des barrières végétales dont on y entoure les jardins. Cela dit, avec un emploi à plein temps et avec deux enfants, trente jours tout à moi, c’était là le vrai trésor de cette bourse Stendhal, la première « résidence » qu’il m’a été donné de faire : j’ai beaucoup marché et, surtout, j’ai écrit les dix ou quinze premières pages de la Demi-Lune.
L’idée d’hybrider certains thèmes du Japon ancien avec une topographie provençale m’est venue il y a assez longtemps, et d’emblée j’ai su que ce serait un moyen d’être contemporain en secret. La recette, assez enfantine, a été la suivante : lire des dizaines de livres japonais, puis chinois, en pensant continûment aux collines de mon enfance et de mon adolescence : Petite Crau, Alpilles, Sainte-Victoire, Marseilleveyre. J’ai lu d’abord de la poésie, puis des chroniques, des romans et enfin des livres d’histoire (notamment de Jacqueline Pigeot et de Pierre-François Souyri). J’ai cavalé au fil de récits médiévaux, par exemple, sans jamais avoir l’ambition de me faire une idée juste, une idée claire de telle ou telle grande époque de l’Asie ancienne. Ces lectures sans ordre, parmi les traductions disponibles, ont quelque chose de parfaitement imprévisible, qui est à la fois épuisant et délicieux. Comme les pilleurs d’épaves, on arpente les rochers, on s’use les yeux à fouiller les brouillards, on fait de petites prières en douce. J’ai trouvé des tas de merveilles le long du rivage, des objets étranges, de simples outils, et plus de choses poignantes que je n’en avais lues depuis longtemps. Ensuite, la rêverie se poursuivait dans les collines et la garrigue, où quantité d’éléments des poétiques chinoise et japonaise sont venus polliniser, pour bientôt proliférer et muter à l’intérieur de mon roman, de mon conte ou de mon poème.
L’énorme petit élément vrai à partir duquel j’ai démarré ma popote, c’est l’abandon de la capitale Kyoto, en 1180, pour en bâtir une nouvelle (qui ne dura que six mois) au bord de la mer, à Fukuhara (actuelle Kobe). On trouve la description de cet épisode de la guerre de Genpei dans le Dit des Heiké, mais aussi dans les Notes de ma cabane de moine de Kamo no Chomei. Catastrophe sans nom pour les contemporains ! (Du moins pour ceux qui ont eu la parole.) J’ai aussitôt transposé l’affaire à Marseille, avec nouvelle capitale bâtie à Marignane, sur l’Étang de Berre, et, surtout, j’ai vu dans ce pouvoir qui se fait la malle toutes les chances d’une saison heureuse.
S’agissant de l’influence du cinéma japonais, vous avez vu juste. Kurosawa, pour bien des motifs, comme l’association de la violence et du sentimentalisme, et, j’y pense à présent, peut-être pour ses transpositions de Shakespeare et de Dostoïevski dans le Japon médiéval et dans les ruines de l’après-guerre. Mizoguchi est extraordinaire. Les Contes de la lune vague après la pluie, surtout pour la façon dont le trajet des personnages y apparaît comme une simple aiguillée de fil à travers l’étoffe riche et complexe de la grande histoire, c’est remarquable. Ozu pour l’attention, qui est la qualité maîtresse.
Je vous joins une carte étonnante du massif de Marseilleveyre, sur laquelle j’ai planché, rêvé pendant des heures, et où se passe la moitié du roman. Dressée par un certain E. Schmidt pour les éditions Piazza, elle est au 1/30’000e.

Ce qui ne manque pas de frapper d’emblée à la lecture du Pas de la Demi-Lune, c’est que le couple formé par Ryoshu et Shakudo ne se tient pas seul à Mahashima car, du passé et du futur, surgit un désir d’appartenir à un collectif : de faire communauté. Depuis Milo mais peut-être encore davantage dans La Claire Fontaine ou encore Relever les déluges, vos récits articulent ainsi toujours un double désir : celui du couple qui se forme toujours après l’échec du désir d’une communauté à se former. Ici, aussi bien, ce double désir s’impose aux protagonistes : « Nous avons été tellement seuls. Puis tellement collectifs. L’excès de solitude et l’excès de communauté, voilà deux maux dont chacun se prétendait le remède de l’autre, et c’était deux fois Caïn qui étranglait Abel en lui. On a dû réapprendre à respirer en faisant le va-et-vient entre les deux. »
Ma question sera la suivante : en quoi « Entrer, sortir. Participer, se tenir à l’écart. » fournit l’horizon clef de vos personnages oscillant entre couple et collectif ?
Pour la plupart d’entre nous, je crois en effet que l’on ne peut respirer qu’à la condition de faire des va-et-vient entre solitude et communauté. Dans Relever les Déluges, par exemple, le personnage de Denis abandonne le groupe anarchiste avec lequel il flirtait pour aller vivre son amour, mais le débat, dans sa vie, ne fait que commencer. Et surtout, les uns et les autres, parmi tous ces personnages, éprouvent le besoin de nourrir ces deux aspirations contradictoires. Courbet, puisque vous citez La Claire Fontaine, était assez étranger à l’idée de couple ; il a eu des amours, mais enfin ça n’a jamais été un canard mandarin. Il aimait vivre avec des familiers, des gens simples et joyeux, et plus souvent qu’à son tour il se jetait tout seul dans des raids épuisants. Il me semble que la solitude le terrifiait d’autant plus qu’il avait compris qu’il ne pouvait pas s’en dispenser. Si Denis, qui est tombé amoureux de Mathilde, lui dit : Viens, on s’en va, c’est que l’amour exige un tel retrait. Cela ne marque pas nécessairement l’échec de la communauté, c’est plutôt que le temps de la lutte ne dure pas toujours. On s’associe, on frappe, on construit, on démonte, on s’amuse. Bon. Mais ça va, au bout d’un moment, ça va. On se retire. Assauts et dégagements. On retrouve la vie libre (« comme un serf s’échappant d’un piège et bondissant dans la forêt », disait au XIIe siècle Lu Yu, « le vieil homme qui n’en faisait qu’à sa guise »). Quant au couple, il arrive qu’il ne soit qu’un entre-deux supportable, un « loin des autres mais pas tout à fait seuls », un bastion contre l’adversité du monde, un égoïsme à deux qui s’absolutise après la naissance des gosses et devient alors un survivalisme agressif. Pourtant, les amoureux, pas plus que les amis, ne sont des communautés en petit. Le principe électif, le fait de se choisir mutuellement, est au cœur de l’amour et de l’amitié. Or c’est précisément ce à quoi on doit renoncer dans une communauté : les membres d’un village ne se sont pas élus les uns les autres. On prend le lot, quand on a le cœur à ça, on l’accepte et on en est accepté.
Sur la communauté, encore ceci : mes personnages sont étrangers au désir d’appartenir. En revanche, ils sont parfois pris du désir de faire communauté, oui, avec ce verbe d’action que vous utilisez, celui de faire l’amour, faire la fête ou la révolution – et pas un verbe d’état, être ceci, appartenir à cela ou en revendiquer l’identité. Dans le petit coin qu’on habite, il y a toujours des modes d’être dans lesquels on peut se reconnaître, mais ce sont en général aussi et d’abord des variants du faire (ici, on fait le pain comme ça, les maisons plutôt ainsi), et qui changent, qui ne cessent de changer. Dans l’idéal, ce doit être une affaire de plaisirs : le retour du même est un plaisir, la nouveauté en est un autre.
Dans les deux couples du roman (Shakudo et Ryoshu, Akamatsu et Tanabata), chacun des amants me semble plus attaché à défendre la liberté de l’autre que la sienne propre. Et leur vie à deux n’a nullement fait cesser leur besoin lancinant de se mêler au monde et, tour à tour, de s’en retirer. De ce point de vue et de quelques autres, le personnage le plus important, c’est Akamatsu, que Ryoshu et le lecteur prendront d’abord pour une sorte d’ermite, ou pour l’heureux et très moderne adepte de la tiny house, de la « petite cabane pour moi tout seul dont j’aime surtout l’idée ou la photo » – et qui est tout le contraire. Bien qu’il ait eu le cœur brisé, il a laissé venir à lui les petits enfants, mais aussi les vieillards, les éclopés, et c’est son va-et-vient entre solitude et communauté que j’ai surtout voulu rendre exemplaire.
Ma question suivante, qui découle de la précédente, serait aussi bien : diriez-vous ainsi que vos récits se font politiques dans leur désir de communauté ?
Oui, mais tout autant dans le refus farouche du monstre collectif, de ce qui enrégimente, de ce qui fait pousser des cris avilissants. Et c’est sans doute collectivement qu’il faudrait borner le collectif, le renvoyer toujours dans ses limites. À défaut, les individus ont toujours raison de lui claquer la porte au nez, quand il est hors de saison, hors de propos. Mes personnages sont traversés par la pensée utopique, et notamment dans le rapport qu’elle peut avoir avec l’espace : la région, la ville ou le village, la maison, le bivouac. Le titre de travail de ce livre a longtemps été : La hauteur sous plafond. C’est-à-dire, à la verticale, la liberté grande que chacun peut revendiquer, au milieu de ses semblables, sans aller pour autant se faire pousser les cheveux, tout seul, dans une forêt du Massachusetts.
Je note en passant que l’étude lacunaire, éblouie, vagabonde, non systématique, injustement sélective, d’une autre civilisation et/ou d’une autre époque, est un excellent canevas pour l’utopie.

Le monde qu’offre à voir Le Pas de la Demi-Lune se donne comme un monde frappé de plein fouet par le changement des temps, comme s’il ne cessait d’être soumis à une chronologie du désastre à laquelle, par la période de troubles et de conflits par laquelle Mahashima est passée, répondent des paysages marqués par les ruines. Les premières pages dévoilent ainsi qu’« Après les démolitions des jours de la colère, on avait mis à bas d’autres bâtiments, aux heures perdues, parce qu’ils étaient laids ou seulement pour retrouver la vue sur les collines mauves, sur la mer, sur un bel arbre qu’on avait oublié. » Comme dans Milo, il existe chez vous un renversement de la ruine qui, loin d’être une insurmontable fatalité, devient le lieu d’une chance et d’une possible refondation, ce que vous aviez déjà nommé des « relevailles ».
En quoi votre roman propose précisément, pour reprendre l’un de vos titres, de « relever les déluges » pour refonder un monde qui tient compte de la ruine mais pour vivre différemment ? En quoi ainsi, comme il est encore dit ici, s’agit-il de ne pas souscrire comme « dans mille romans » à « cette farce : nous montrer parmi les ruines du monde… nous montrer des êtres effondrés que sauve le grand amour » ?
Il n’y a pas eu de catastrophe à Mahashima. Nous ne sommes pas dans les lendemains d’un hiver nucléaire ou d’un déluge. Les habitants de ce petit royaume périphérique sont animés par une conception orientale de l’histoire (ou du cosmos), avec des cycles plus vastes que l’existence humaine, hors d’atteinte de la compréhension ou, à tout le moins, perçus comme la manifestation du principe d’impermanence.
Le monde de Shakudo et Ryoshu a certes été soumis à des bouleversements, de loin en loin, qui ont provoqué de grands mouvements de populations, lesquels sont en eux-mêmes de grands bouleversements. Mais il n’y a pas eu d’apocalypse, et personne n’attend ni n’espère un tel dénouement de la vie sur terre. Une vision moins linéaire du temps, de grandes vagues le plus souvent dénuées de sens, un monde qui flotte davantage, avec ses marées, ses éruptions, ses poussées de fièvre, et les soudaines éclaircies de petits matins frais. Car, cette fois, j’ai voulu peindre une belle saison, une période heureuse – comme le résultat d’une conjonction de facteurs favorables. Plutôt que l’aboutissement d’une construction, c’est un acquiescement à l’aubaine et à une forme de changement qui n’était pas celle qu’on avait imaginée. Point de société nouvelle. Ryoshu comprend toutefois que seuls pouvaient accueillir cette vague bouleversante, et en jouir, ceux qui, leur vie durant, avaient rejeté toutes les formes de l’oppression.
Je crois en l’importance d’esquisser (pour soi, pour les autres), de donner quelques caractéristiques, les grands traits ou les couleurs dominantes, les contours vagues, de ce qu’est à nos yeux (en imagination) une belle époque, une période heureuse, un âge faste, ce que les Chinois de l’époque des Tang appelaient « les Temps Clairs ». Cela me semble beaucoup plus intéressant que de formuler la recette du bonheur individuel, même si l’on est très solitaire, très individualiste, comme je peux l’être.
Donner à voir une belle époque, donc, tout en rejetant l’Âge d’Or, qui n’a jamais servi qu’à humilier le présent, à la rebaisser. Car rien n’est plus bête. Il faut aimer le présent tant qu’on peut, et ça n’est pas si difficile : il suffit de prêter attention un instant à la jeunesse qui circule parmi nous. Le passéisme ne mène à rien de bon. En revanche, la nostalgie, quand elle est floue, lancinante ou délirante, est un instrument formidable. Plus la nostalgie est fumeuse, facétieuse, plus elle m’intéresse par son caractère d’utopie non totalisante (le contraire d’un système, car personne ne voudrait forcer les autres à vivre dans son paradis d’enfance, c’est-à-dire un monde issu non pas de son enfance réelle, bien sûr, mais de ce qui, dans son enfance, lui a paru comme la splendeur, les éléments de la douceur de vivre). Plus grand le nombre de gens qui raniment en eux de telles images, moins les systèmes en quête d’adeptes ont de chances de se voir confortés.
S’agissant de la fin de votre question : la farce du « grand amour », c’est un cri et une raillerie d’Akamatsu envers lui-même. Il a vécu son amour comme un incendie, et la perte de celle qu’il aimait comme une crucifixion. Il ne veut plus se payer de mot ; il rue dans les brancards, il pose des questions comme des défis. Il blasphème parce qu’il souffre, il dit que l’amour n’est pas médecin, il dit que l’amour n’arrange rien, il dit aux écrivains : c’est votre abracadabra, l’amour, et vous ne vous donnez même pas la peine de le définir.
Ce qui est également remarquable dans Le Pas de la Demi-Lune, c’est combien, au milieu de cette géographie inconnue et de ces ruines, se donne à lire une écriture du sensible. Comme dans vos précédents textes, mais peut-être encore davantage dans celui-ci, votre écriture se met à l’écoute attentive du monde, cherche à en capter les plus infimes sensations, tente d’en saisir, comme une manière de haïku continu qui aurait joyeusement perdu sa forme. On pense donc à une écriture influencée par la poésie japonaise mais aussi antique, attentive au mouvement du monde, au temps qu’il fait, aux mouvements de la nature. « On ne se lasse pas de voir » lit-on ou encore « J’ai surtout pris plaisir à écouter parler » ouvrant à une œuvre qui ne cesse de solliciter les sens. Diriez-vous ainsi que Le Pas de la Demi-Lune s’offre comme un roman du sensible, où l’exercice des sens ouvre à un roman du pur instant, de la pleine saisie du monde ?
« On ne se lasse pas de voir », c’est, en japonais, le fameux miredo akazu : ne pas se lasser de regarder, qui sous-tend l’expérience fondamentale de la beauté du monde. Elle est synthétisée aussi par cette exclamation : mono no aware, mot à mot : « l’aspect, ah ! des choses », un rapport à la beauté indissociable du caractère éphémère de tout être et de tout objet, à quoi se mêle nécessairement un douloureux sentiment d’empathie. C’est oriental, c’est antique, c’est moderne, et c’est aussi humain que nous le sommes. Ramuz, par exemple : « C’est à cause que tout doit finir que tout est si beau. » Et l’immense Urabe Kenko, (XIVe siècle) : « S’il fallait vivre toujours ainsi, où serait l’émouvante intimité des choses ? »
Dans ce regard ému qu’on porte sur le monde, sur les êtres et sur la nature, la pensée de la mort donne sans doute le tempo, quand bien même on n’en parle pas. Il y a un fond de panique dans l’impulsion qui nous porte à célébrer, comme disait si bien et si pathétiquement Michelet, « notre petit moment dans la lumière tiède »…
On peut vouloir ainsi faire le compte, comme la merveilleuse Sei Shonagon autour de l’an mille, au Japon, de toutes les choses émouvantes que l’on a connues (qu’elles aient été joyeuses ou déchirantes), que l’on voudrait revoir ou donner à voir.
Dans ce roman qui refuse les « mille romans » se donne à lire progressivement le souhait accompli d’offrir un autre roman ou tout du moins un autre livre, qui ne serait pas dans la démonstration et qui répondrait une écriture plus sensible. Ce livre du sensible est un livre qui lui-même se réclame comme davantage artisanal : c’est peut-être ce qu’offre bien la fiction même du Pas de la Demi-Lune avec « ses ateliers d’imprimerie », où le narrateur ne se lasse pas « de regarder la couverture imprimée en quatre couleurs : une oie sauvage, un poisson-sabre, un cerf, dans l’éventail sanglant des rayons de soleil, et ce personnage à la renverse qui semble se protéger de la splendeur du ciel. »
En quoi vous semblait-il important, dans ce souci du sensible, d’en prolonger le geste en mettant en scène des personnages œuvrant à la fabrication artisanale de livres, qui plus est, pour enfants ?
Ryoshu participe à l’impression et à la reliure de ces albums, mais c’est Shakudo qui en est l’auteure, tant pour le texte que pour les gravures. L’un et l’autre se réjouissent d’offrir aux plus petits quelque chose dont on n’a pas prémédité les effets. Qu’on y ait eu très peu de livres ou au contraire des avalanches, la petite enfance a marqué nos méninges à jamais d’images incroyablement belles – et qui sont le produit d’éléments pour le moins imparfaits, en dépit, parfois, de tous les malheurs et de toute la tristesse imaginable.
Au-delà des livres, il leur semble important, et même impératif, d’inclure « les enfants » dans tous ceux de nos gestes qui concourent à façonner le monde. Ryoshu le formule ainsi : « Il s’agit de haïr la pensée-sans-enfants, mais aussi de repousser l’égoïsme qui ne cesse de dire : pour mes enfants. »

Ma question suivante voudrait porter sur vos horizons fictifs : en effet, il apparaît manifeste que Le Pas de la Demi-Lune s’offre comme un roman radicalement différent de vos précédents, ne serait-ce que par l’univers japonisant qu’il met en scène et peut-être aussi par la secrète influence, dans ce royaume fictif, qui se dessine pouvant faire penser au Julien Gracq du Rivage des Syrtes. Diriez-vous ainsi que votre texte y puise une part de son inspiration ? Plus largement, diriez-vous que Le Pas de la Demi-Lune témoigne, dans le souci de votre œuvre, d’une manifeste volonté de la dépayser, à savoir de relancer voire de redéfinir votre écriture afin d’explorer, au sens propre comme au sens figuré, de nouveaux territoires ?
J’ai lu Le Rivage des Syrtes je ne sais quand, entre quinze et dix-huit ans, je m’en souviens très mal, je le mélange avec le Désert des Tartares de Buzzati qu’on m’avait alors conseillé de lire aussi, et avec la chanson de Jacques Brel intitulée Zangra, mais si le livre de Gracq m’a marqué, je n’en ai plus conscience (le Balcon en forêt, lu plus tard, m’a autrement impressionné). Le thème de l’attente, il me semble que c’est une des portes auxquelles on écoute, dans les Syrtes, n’est-ce pas ? Dans le monde de Mahashima, j’y verrai un signe supplémentaire de la belle saison : on a cessé (fût-ce pour un temps) d’attendre. Mais il y a un motif, dans Le Pas de la Demi-Lune, qui le rapproche du Rivage des Syrtes et l’en éloigne : la frontière. Kafka a dit « la littérature est assaut contre la frontière ». Je crois qu’elle peut être aussi fréquentation de la zone frontière, de ses parages, avec ou non des franchissements, des échappées, en éclaireurs ou « en enfants perdus ». Je me suis passionné pour la conception japonaise de l’espace, dans laquelle le seuil n’est pas une ligne, mais une étendue incertaine. On peut franchir un seuil sans s’en apercevoir, on peut aussi y séjourner, y faire des rencontres ; c’est là que se joignent, lèvre à lèvre, le monde des morts et celui des vivants. Un lieu d’apparition et de disparition, d’affranchissement et d’aliénation, de fuite et de relégation. Avec cette idée que n’importe quoi est susceptible de devenir un seuil, a fortiori une barrière, un mur, un grillage, lorsqu’ils sont franchis sans autorisation. Mais les seuils les plus importants, sans doute, ne sont marqués ni visibles d’aucune façon.
Ainsi, j’ignore s’il y a une « inspiration secrète » à ce roman (dans l’idéal, elle me serait secrète à moi aussi), mais il a eu un franc modèle pour la structure, et c’est une nouvelle de Junichiro Tanizaki intitulée Le Coupeur de roseaux. J’y ai pris cette ligne toute simple : un homme décide un matin d’aller marcher sur lieux de son enfance. Au bord de l’eau, il rencontre un homme qui buvait et chantonnait tout seul des airs de jadis. Récit dans le récit, l’inconnu lui raconte l’amour fou auquel il s’est brûlé. J’ai également pensé à un très beau livre de Kawabata, Pays de neige, où le passage s’opère en train, au débouché d’un tunnel sous la montagne : du Japon moderne dans lequel il évolue ordinairement, le personnage principal (je ne sais plus s’il est le narrateur) bascule dans le Japon traditionnel.
Pour le reste, je demeure fasciné par l’idéale conjonction de la marche et du sentiment de l’écoulement du temps. Je classerais volontiers les livres en deux catégories : les Visitations et les Exodes (ou les Odyssées). Dans le premier cas, plus volontiers psychologique, tout se déclenche lorsque fait irruption (dans la petite vie qu’on menait, dans le village, dans le pays) un élément étranger. Dans le second, l’important est dans la ligne de fuite, dans le mouvement d’arrachement du ou des personnages principaux. Et ce sont là les livres que je préfère.
Ma dernière question voudrait porter sur le genre du texte : comment qualifier Le Pas de la Demi-Lune ? S’il appartient indéniablement, par ses évidentes qualités narratives, au récit et à ses lois, ne peut-on cependant pas venir à le désigner comme un poème ? Poème étant ici une puissance générique capable de faire accueil à des paysages dont seul le poème peut rendre compte, peut capter la sensation, des paysages qui sont en eux-mêmes la voix du lyrisme : Y a-t-il au ciel rien de plus émouvant ? se prend ainsi à citer le narrateur devant la qualité du ciel et des êtres : en seriez-vous d’accord ?
Oui, je crois que j’ai bien eu l’intention de chanter quelque chose. Le lyrisme est une mise en branle de deux émotions contraires et qui s’engendrent sans fin : on tremble de joie et on tremble de peur. On redoute de perdre ce qu’on aime, et il n’y a rien qu’on aime aussi bien que tout ce dont la mort s’est promis de faire son festin.
Il y a quelque part dans le journal de Peter Handke (dans les années 1980, je crois) cette note singulière : « Que (me) dit l’art ? Tu ne négligeras pas d’aimer. »
En passant, je m’émerveille de la vigueur retrouvée de la poésie dans notre langue, et bien entendu, je continue de me méfier d’une certaine poésie qui laboure sans trop y croire les champs de l’ineffable… On pourrait citer, pour rire et pour finir, le facétieux Ryokan, moine, poète, amoureux, ami des enfants, tapeur, ivrogne, qui disait détester trois choses : « la poésie de poète, la calligraphie de calligraphe, la cuisine de cuisinier ».
David Bosc, Le Pas de la Demi-lune, éditions Verdier, août 2022, 192 p., 17 €