Jean-Michel Espitallier : Rock Around the Poet (Du rock, du punk, de la pop et du reste)

Jean-Michel Espitallier, Du rock, du punk, de la pop et du reste (détail de la couverture @ éditions Pocket)

Le livre de Jean-Michel Espitallier n’est pas une histoire du rock, de la pop, du punk. Le récit est une sorte d’autoportrait indirect, subjectif, à partir d’un rapport intense à la musique, aux musiques qui font plus qu’accompagner une vie – qui la façonnent, l’inspirent, la guident, l’intensifient : « J’écoute du rock depuis plus de cinquante ans. Il a construit ma vie, ma sensibilité, mon imaginaire, mon rapport au monde ».

Le livre ne se veut pas exhaustif, encyclopédique. Il n’est pas chronologique, selon l’ordre des causes et des effets, de l’origine aux développements. Jean-Michel Espitallier choisit de l’organiser en chapitres qui, plus qu’à des thèmes, correspondent à des ethos, des manières d’être et de faire, ou encore à des « figures », selon un système classificatoire qui pourrait évoquer certains essais de Roland Barthes. A travers les divers chapitres, est exposé et exploré ce qu’impliquent le rock, la pop, le punk comme rapport au monde, comme imaginaire, comme type de sensibilité. Ce qui se dessine est une certaine façon de penser, certains schèmes pour un imaginaire, un certain mode de vie et de désirer. Du rock, du punk, de la pop et du reste est un panorama subjectif de l’Histoire de la musique, une configuration subjective de ses personnages, de ses scènes, de ses impératifs. C’est aussi, intensément, un livre d’éthique.

Il y a des façons de vivre, des façons de penser, des manières d’être qui sont valorisés par le rock, sélectionnés parmi l’ensemble des modes de vie possibles et ceux déjà existants. Contre l’ennui, contre la routine, contre la répétition du même, contre les valeurs d’un mode de vie bourgeois, uniforme, consensuel. Pour l’intensité, l’expérimentation, le mouvement, la création, l’expérimentation… L’Histoire de la musique pop s’accompagne d’un récit pluriel, mobile, incessamment changeant, multiculturel, créant et brassant une diversité de possibles esthétiques, sociaux, culturels. C’est une Histoire bigarrée, sans direction prédéterminée (pas de telos), une Histoire chaotique, joyeuse et tragique, de vie et de mort, d’excès et d’ascèse, avec ses astres durables (les Beatles, Bowie…), ses comètes folles (Amy Winehouse, Curt Cobain, Jimi Hendrix…), ses tourbillons, ses fusées, ses éclairs. C’est ce point de vue sur l’Histoire qui est choisi par Jean-Michel Espitallier, dans ce livre comme dans ses autres livres. Du rock, du punk, de la pop et du reste est un livre sur l’Histoire, pour une certaine image troublante de l’Histoire et de son récit.

Le livre est traversé de quantités de « personnages » qui apparaissent et disparaissent selon des vitesses variées – des styles, des choix esthétiques et éthiques. Mais aussi des genres musicaux ou sociaux, des sexualités plurielles, des mélanges de classes, de « races », d’époques, de cultures, de discours. L’Histoire de la musique pop montre ce qu’est celle-ci : une explosion du chaos, une accélération de tout, une ouverture aux possibles, un mixage permanent, un agencement dans tous les sens, des strates, des failles, des événements incessants, successifs et simultanés. L’Histoire de la pop music est l’image du chaos tel que défini par Deleuze : vitesses, apparitions et disparitions incessantes, reconfiguration constante des ensembles. L’Histoire de la pop est l’image de ce qu’est l’Histoire : un chaos. Et le livre de Jean-Michel Espitallier affirme ce chaos : un grand Oui au chaos.

Il s’agit pourtant, pour l’auteur, de classer, d’organiser, d’établir des ensembles, de repérer des lignes directrices. On retrouve, chères à Jean-Michel Espitallier, des séries de listes, tout le livre obéissant au principe de la liste. On peut reconnaître ici un des principes de l’historien : classer, ordonner, différencier, relier. Ce principe est celui d’une organisation rationnelle du chaos, de ce qui n’apparaît pas comme étant en soi ordonné. Cependant, ce principe est ici subverti, affirmé en même temps que nié dans la mesure où la liste est elle-même le signe de sa propre infinité, comme le souligne d’ailleurs le titre du livre (« et du reste »), où l’ensemble est toujours ouvert, où il coexiste avec d’autres, dans la mesure où sont mis en évidence le changement constant, la transformation qui ne cesse jamais : toujours des greffes surprenantes, des possibilités nouvelles, des inventions, des créations.

Aimer le rock, le punk, la pop, aimer intensément ces musiques, c’est adhérer à un monde qui est chaos, c’est aimer le chaos et vivre selon le chaos. Ce sont ces choix qui sont affirmés par Jean-Michel Espitallier, choix qui dessinent un autoportrait, qui mettent en évidence ce qui relèverait d’une éthique, d’un type de rapport au monde, d’une image de l’Histoire, mais qui seraient aussi indicatifs de la poétique de l’auteur. Du rock, du punk, de la pop et du reste peut être lu comme un traité du style : style de vie, style de la pensée, style d’une poésie chaotique. Autoportrait d’un individu, autoportrait d’un écrivain.

 

Ce livre est donc un livre de désir tel que, là encore, l’entendait Deleuze, le désir comme agencement et flux : toujours l’agencement, les connexions, toujours le flux qui les défait, les reconfigure pour d’autres agencements. Dans ce livre, l’Histoire de la musique pop est celle du monde tel qu’il est créé par le désir, le livre étant lui-même créé par le désir. Et le lecteur est à son tour poussé à parcourir son propre désir, ses propres connexions musicales, ses propres agencements mémoriels et sensibles et esthétiques et sociaux – à reprendre, durant des heures, l’écoute de sa propre histoire du rock, du punk, de la pop, et du reste.

Jean-Michel Espitallier, Du rock, du punk, de la pop et du reste, septembre 2022, Pocket/Agora, 224 p., 9 €