Le titre assume une forme de paradoxe : Proust était un neuroscientifique. Le sous-titre se veut plus explicite : Ces artistes qui ont devancé les hommes de science. L’essai Jonah Lehrer pourrait être placé sous l’exergue de ces phrases fabuleuses d’Apollinaire, notant qu’« un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier avec lequel il soulèvera tout un univers » : « Tant que les avions ne peuplaient pas le ciel, la fable d’Icare n’était qu’une vérité supposée. Aujourd’hui, elle n’est plus une fable. (…) Je dirais plus, les fables s’étant pour la plupart réalisées et au-delà, c’est au poète d’en imaginer de nouvelles que les inventeurs puissent à leur tour réaliser ».
Jonah Lehrer choisit, lui, Wallace Stevens — « la réalité est le produit de la plus auguste imagination » — pour introduire un essai célébrant les intuitions de la littérature, la manière dont romans ou poèmes énoncent des hypothèses et des fables auxquelles la science viendra donner une vérité intangible. Ainsi lorsque Marcel Proust, dans le fameux épisode de la madeleine, établit une connexion entre goût, odorat et mémoire, et plus généralement dans la Recherche cette connexion entre le souvenir et une sensation physique. À son époque, nul ne connaissait le fonctionnement des connexions sensitives dans le cerveau. Aujourd’hui, les neurosciences confirment qu’odorat et goût sont reliés à l’hippocampe, centre de notre mémoire, que cette partie de notre cerveau est responsable du fonctionnement de la mémoire et des apprentissages.
Jonah Lehrer, dans le Prélude de son essai, narre ses débuts de neuroscientifique : jeune laborantin, il lit Du côté de chez Swann alors qu’il mène ses premières expériences. D’un côté les sciences dures, de l’autre la fiction. Deux univers au mieux parallèles, au pire considérés comme totalement antithétiques, voire contradictoires, dans leurs approches du réel, leurs méthodes, leurs centres d’intérêt. Jonah Lehrer refuse ces oppositions stériles et montre la « convergence» de la littérature et de la science à travers huit artistes : Walt Whitman (La substance du sentiment) – George Eliot (La biologie de la liberté) – Auguste Escoffier (L’essence du goût) – Marcel Proust (La méthode de la mémoire) – Paul Cézanne (Le processus de la vision) – Igor Stravinski (La source de la musique) – Gertrude Stein (la structure du langage) – Virginia Woolf (L’émergence du soi).
La simple lecture de cette table des matières rappelle les Correspondances de Baudelaire ou l’orgue à bouche d’À rebours (Huysmans), mêlant roman, poésie, peinture, musique, philosophie, science, et même cuisine et gastronomie. Le livre démontre (et illustre) que Cézanne avait compris le cortex visuel, que Woolf avait « percé le mystère de la conscience », que le lien du corps et de l’esprit, idée centrale de la poésie de Whitman, préfigure les travaux sur la matérialité de nos sentiments qui « naissent dans la chair ». Et, qu’au-delà de ces œuvres singulières, « nous sommes constitués d’art et de science». « La science a besoin de l’art pour exprimer la dimension mystérieuse, mais l’art a besoin de science pour que tout ne demeure pas mystère».
Et il ne s’agirait pas de croire que ces convergences sont dues au choix d’écrivains et artistes antérieurs à l’art contemporain. Le Coda du livre le démontre, lisant dans Samedi (2005) d’Ian McEwan une double histoire : scientifique et littéraire — le roman reprend la structure du Mrs Dalloway de Woolf, elle-même héritée d’Ulysse de Joyce. Par la fiction, McEwan poursuit une recherche sur les mécanismes psychologiques, via un personnage de neurochirurgien et repose une question fondamentale, que science comme littérature ne cessent de creuser : « Pourra-t-on jamais expliquer comment la matière devient conscience ? ». Il serait d’ailleurs vain de croire que les avancées scientifiques de notre époque aient effacé tout mystère. Les fables des poètes offrent de nouvelles pistes aux savants et nous rappellent que « nous ne saurons jamais tout». Or, l’art, et lui seul, « nous apprend à cohabiter avec le mystère».
Foin des vérités unilatérales et des oppositions stériles et sclérosantes, « notre réalité est plurielle ». Ou, comme l’écrivait Walt Whitman, citation qui clôt l’essai de Jonah Lehrer pour mieux l’ouvrir, « Je suis vaste. Je renferme les multitudes », une phrase qui pourrait être le commentaire de la Recherche, proustienne, comme scientifique.
Jonah Lehrer, Proust était un neuroscientifique, Ces artistes qui ont devancé les hommes de science, traduit de l’anglais (USA) par Hayet Dhifallah, Robert Laffont, 2011, 320 p., 21 €
EXTRAIT : Marcel Proust, La méthode de la mémoire
Intuitions
Proust ne serait pas surpris par ses pouvoirs prophétiques. Il considérait que l’art et la science traitaient tous deux de faits (« L’impression est pour l’écrivain ce que l’expérimentation est pour le scientifique »), que seul l’artiste pouvait décrire la réalité telle qu’on la vivait réellement. Proust en était certain, tout lecteur de son roman « reconnaîtrait en lui-même ce que le livre racontait… Ceci sera la preuve de sa véracité ».
Proust apprit à croire au pouvoir étrange de l’art grâce au philosophe Henri Bergson*. Quand Proust entreprit l’écriture de La Recherche, Bergson était sur la voie de la célébrité. Le métaphysicien remplissait les salles de concert, les touristes intellectuels écoutaient avec une profonde attention ses conférences** sur l’élan vital, la comédie et « l’évolution créative ». Dans son essence, la philosophie de Bergson consistait en une résistance acharnée à une vision mécaniste de l’univers. Les lois de la science étaient bonnes pour la matière inerte, disait Bergson, pour discerner les relations entre atomes et cellules, mais qu’en était-il nous concernant ? Nous avions une conscience, une mémoire, un être. Selon Bergson, cette réalité – la réalité de notre conscience de soi – ne pouvait se prêter à une réduction ou une dissection expérimentale. Il pensait que seule l’intuition nous permettait de nous comprendre nous-mêmes, et ce processus demandait beaucoup d’introspection, des journées oisives de contemplation de nos connexions internes. C’était, en substance, une méditation pour les bourgeois.
Proust fut l’un des premiers artistes à intégrer la philosophie de Bergson. Son œuvre littéraire devint une célébration de l’intuition, de toutes les vérités que nous pouvons découvrir simplement en étant allongé sur le lit à réfléchir tranquillement. Et même si l’influence de Bergson n’était pas sans inquiéter Proust – « J’ai assez à faire, écrivit-il dans une lettre, sans essayer de faire de la philosophie de Bergson un roman ! » –, Proust ne pouvait malgré tout pas résister aux thèmes bergsoniens. En fait, l’assimilation approfondie de la philosophie de Bergson amena Proust à conclure que le roman du XIXe siècle, qui privilégiait les choses par rapport aux idées, n’avait absolument rien compris. « Le type de littérature qui se satisfait de “décrire les choses”, écrivit Proust, de leur consacrer un maigre résumé en termes de lignes et de surfaces, a beau se prétendre réaliste, est en fait le plus éloigné de la réalité. » Comme le soutenait Bergson, la meilleure manière de comprendre la réalité est subjective. Et intuitive pour avoir accès à ses vérités.
Mais comment une œuvre de fiction pouvait-elle démontrer le pouvoir de l’intuition ? Comment un roman pouvait-il prouver que la réalité était, selon la formule de Bergson, « en dernier lieu spirituelle, et non physique » ? La réponse de Proust prit une forme inattendue, celle d’un petit gâteau sec au beurre parfumé au zeste de citron et en forme de coquillage. C’était là un peu de matière qui révélait « la structure de son esprit », un dessert qui pouvait « se réduire à ses éléments psychologiques ». C’est ainsi que débute la Recherche, avec la célèbre madeleine, à partir de laquelle se dévoile tout un esprit :
« Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse : ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui, mais en moi ».
Ce magnifique paragraphe résume toute l’essence de l’art de Proust, la vérité s’élevant comme de la buée d’une tasse de thé limpide. Alors que la madeleine était le déclencheur de la révélation de Proust, ce passage ne porte pas sur la madeleine. Le gâteau sec est simplement pour Proust un prétexte pratique pour explorer son sujet favori : lui-même.
Qu’ont appris à Proust ces miettes prophétiques de sucre, farine et beurre ? Il a en réalité fait preuve d’une immense intuition au sujet de la structure du cerveau humain. En 1911, l’année de la madeleine, les physiologistes n’avaient pas la moindre idée du mode de connexion des sens à l’intérieur du crâne. C’est là que Proust eut l’une de ses intuitions les plus pénétrantes : notre odorat et notre goût portent ensemble le poids de la mémoire.
« Quand d’un passé ancien, rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir »
Les neurosciences ont maintenant pu prouver que Proust avait vu juste. Rachel Herz, psychologue à l’université Brown, a montré – dans un article scientifique intitulé avec beaucoup d’esprit « Tester l’hypothèse proustienne » – que notre odorat et notre goût sont exceptionnellement sentimentaux, car ce sont les seuls sens directement connectés à l’hippocampe, centre de la mémoire à long terme du cerveau. Leur marque est indélébile. Tous nos autres sens (vue, toucher et ouïe) sont au départ traités par le thalamus, source du langage et porte d’entrée de la conscience. Ils sont donc beaucoup moins efficaces pour évoquer notre passé.
Proust a eu l’intuition de cette anatomie. Il s’est servi, pour faire remonter à la surface de la mémoire son enfance***, du goût de la madeleine et de l’odeur du thé car la vue seule du gâteau sec en forme de coquille n’a pas suffi. Proust est d’ailleurs même allé jusqu’à accuser son sens de la vue de brouiller ses souvenirs d’enfance. « Peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, écrit Proust, leur image s’était dissociée de ces jours à Combray ». Fort heureusement pour la littérature, Proust décida de porter à sa bouche le gâteau sec.
* Proust assista aux conférences de Bergson données à la Sorbonne de 1891 à 1893. De plus, il lut Matière et mémoire, l’ouvrage de Bergson, en 1909, juste au moment où il commençait à rédiger Du côté de chez Swann. En 1892, Bergson épousa la cousine de Proust. Mais une seule conversation est attestée entre Proust et Bergson, au cours de laquelle ils discutèrent de la nature du sommeil. Il est également fait état de cette conversation dans Sodome et Gomorrhe. Pour le philosophe, toutefois, Proust n’est demeuré que le cousin qui lui avait acheté une boîte d’excellentes boules Quies, sans plus.
** Son apparition à l’université de Columbia provoqua le premier embouteillage jamais connu à New York.
*** A. J. Liebling, célèbre hédoniste et journaliste au New Yorker, a écrit : « À la lumière de ce que Proust a écrit avec un stimulus aussi léger (la quantité de cognac contenue dans une madeleine ne suffirait pas pour faire une friction à l’alcool à un moucheron), qu’il n’ait pas eu un appétit plus solide est une perte pour l’humanité. » Liebling aurait été content de savoir que Proust avait en fait un excellent appétit. Il ne prenait qu’un repas par jour (sur ordre du médecin), mais son dîner était digne de Liebling. Un exemple de menu : deux œufs sauce à la crème, trois croissants, la moitié d’un poulet rôti, des pommes de terre frites, des raisins, de la bière et quelques gorgées de café.