Les Mains dans les poches : Silvia Ferrara, La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture

Illustration dans La Fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture (Seuil)

Silvia Ferrara est rompue à la linguistique et à la philologie. À ce titre, elle dirige le programme de recherche européen INSCRIBE consacré aux inventions des écritures. Et cela convient à ce qui est tout ensemble son expertise, son enthousiasme, son goût du mystère et son sens de l’humour. Écrit en italien (Ferrara enseigne à l’université de Bologne), traduit en français, joliment illustré de photos de pierres ou d’autres matériaux recueillant des inscriptions en diverses langues, La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture paraît en poche aux éditions Points.

Dès le premier feuilletage du volume, on va se débarrasser de l’idée fausse (une fake news !) selon laquelle il aurait existé de par le monde une écriture unique et fondatrice, se diversifiant ensuite suivant les régions et les continents. Mais ça ne s’est pas passé ainsi : les humains ont d’emblée diversifié leurs inventions « scripturales » : certaines ont révélé le secret de leur code ; d’autres nous restent mystérieuses et continuent à exciter la curiosité des chercheurs et des curieux parfois bien en vain. Ce que Ferrara résume avec quelque prudence, écrivant que « non seulement il est possible que l’écriture ait été inventée à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, mais c’est également fort probable ». Alors qu’elle est d’esprit méthodique, Silvia Ferrara veille pourtant à ne pas tomber dans la nomenclature rigide des écritures du monde. C’est qu’elle tient à maintenir ce qui fait de son livre à la fois un poème plein de charme et un polar aux multiples énigmes. Nous prendrons notre bien où bon nous semble dans ce bel et libre ensemble — qui va jusqu’à paraître décousu ici ou là.

Commençons ainsi que le fait l’autrice par les écritures insulaires. Soit celles de la Crète, de Chypre et de l’Île de Pâques. Pour la Crète, furent recueillies quatre écritures différentes mais seulement deux d’entre elles furent déchiffrées. C’est sur un beau cas que l’on vit se concentrer des recherches au début du 20e siècle, à savoir le mystérieux disque d’argile cuit de Phaistos découvert par l’Italien Pernier et dont la belle inscription circulaire a résisté à de nombreuses interprétations. Mais nous voici bien ailleurs, soit à l’Île de Pâques. Les hautes et belles pierres ornementales qui se dressent sur l’Île y sont entaillées de ce qu’on nomme des glyphes. La langue parlée là-bas est le rongorongo, dont les pictogrammes représentant en majorité des oiseaux figurent sur des tablettes de bois. Là, clairement, l’art approvisionne tant l’écriture que la langue.

Silvia Ferrara, La Fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture (illustration du livre)

Nous finirons ici par trois beaux cas empruntés au volume. Commençons par l’abbesse Hildegarde von Bingen (XIIe siècle). Pour soigner ses migraines et hallucinations, pour entrer en relation avec Dieu aussi, Hildegarde inventa un alphabet « révocatoire » de 23 signes prêts à accueillir sa lingua ignota. Hildegarde composa certes des chansons, mais en dehors d’elles, on ne sait pas si son alphabet a servi.

Voici à présent Sequoyah, Indien cherokee analphabète. Nous sommes au XVIIIe siècle en Amérique et Sequoyah entend libérer son peuple, peuple qui le tient pour un  fou. À force d’observer les hommes blancs autour de lui, Sequoyah en arrive à créer un syllabaire. Pour suivre, il organise une tournée de cirque en compagnie de sa fille qui donnait le spectacle de son déchiffrement de la langue inventée qu’elle avait donc apprise. Père et fille finirent par réussir : la langue cherokee existe toujours et est pratiquée. Sequoyah est devenu un héros national.

Terminons par le « paradoxe inca ». Les Incas avaient inventé un système de comptage et d’écriture qui repose sur d’innombrables cordelettes pleines de nœuds, les quipus, que décodaient des « maîtres » et ce pendant les XVe et XVIe siècles, soit jusqu’à l’arrivée du conquistador Pizarro. Les nœuds qui étaient de couleur et en 3D valaient comme aide-mémoire et, comble, ne s’arrêtaient pas aux chiffres mais retenaient aussi des faits. Hélas, nous n’avons aucun indice nous permettant d’activer ce système extravagant.

Pour conclure avec l’autrice, tirons trois leçons de ses enquêtes qui sont aussi celle de ses collègues (cité.e.s aux pages 165-167). Hors le chinois, les écritures rencontrées sont toutes hors de service. Par-delà, ces écritures originales sont toutes parties de signes à forte iconicité ; toutes tournaient autour d’une structure syllabique ; leur syntaxe fut d’abord limitée et ne se construisit que pas à pas. En fin de parcours et après avoir avoué qu’elle avait écrit son ouvrage au fil de la parole, Silvia Ferrara nous parle de l’arobase telle qu’elle se nomme autrement en d’autres langues et, là-dessus, de rendre un hommage vibrant à la magie des émojis, allant jusqu’à dire d’eux joyeusement :
« ils sont (…) nécessaires pour nous ramener à un désir que nous avons toujours porté avec nous durant des millénaires […] : notre sacré besoin d’iconicité. » Et voilà comment nous renouons avec les écritures perdues.

Silvia Ferrara, La Fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture, traduit de l’italien par Jacques Dalarun, éditions Points Histoire, juin 2022, 336 p., 11 € — Lire un extrait en pdf