David Schickler : la vie mode d’emploi à New York

DK - NY © Christine Marcandier

La Vie mode d’emploi, mais à New York : un immeuble, le Preemption, est au centre de la Comédie de David Schickler, ses habitants se croisent de chapitres en chapitres, d’intrigues en intrigues, leurs histoires construisent une géographie habitée, un roman depuis les récits que sont des vies de voisinage. Le livre débute peu avant le changement de millénaire, en décembre 1999. C’est un moment de crise identitaire, culturelle mais aussi le début des journées de « Grande Débauche » initiées par Patrick Rigg.

En ouvrant Comédie new-yorkaise, on pense d’abord lire un recueil de nouvelles et peu à peu les histoires se mêlent au point de nouer une intrigue romanesque. Les personnages centraux de certains chapitres ne sont que des silhouettes dans d’autres, le suspens d’un chapitre se dénoue dans un autre. C’est la vie déjantée d’un immeuble (et, au-delà, de New York) qui se voit ici mise en récit, dans un style singulier que David Schickler s’amuse sans doute à définir en creux quand il évoque la veine comique de l’un de ses personnages : rien chez lui ne ressort à proprement parler de la plaisanterie, « c’étaient de courts récits, des petits moments de vie qui sonnaient vrai », peut-être inventés « à mesure ».

Telles sont aussi les chroniques piquantes, vraies et drôles, du Preemption, l’immeuble de l’Upper West Side. Il est le grand personnage du récit et sa description sans cesse relancée s’étoffe de tranche de vie en tranche de vie. « C’était une mystérieuse construction de pierres brunes dont le toit s’ornait de gargouilles, qui dominait l’Hudson comme une tour de guet » : Le Preemption est moins décrit qu’habité et même hanté, puisque peu à peu il se mue en un lieu fantastique et inquiétant, aussi menaçant que son ascenseur Otis, le plus vieux de Manhattan, aux portes d’acajou, à l’odeur de « bibliothèque » ou de « joli cercueil ». L’immeuble est bien le cœur radiant du livre, chaque chapitre venant focaliser le récit sur un locataire, un étage, une famille, le roman tout entier les croisant et les mêlant, avec, autour d’eux, deux silhouettes inquiétantes et fantastiques, Sender, le portier du Preemption, son étrange cicatrice au milieu du front, sa manière de ne jamais vieillir et Morality John, chanteur dans le métro, dont les airs accompagnent et commentent l’intrigue, à la manière du chœur dans les tragédies antiques.

Tous les personnages cherchent l’amour, comme le montre le titre original du livre Kissing in Manhattan. Une galerie de trentenaires et des poussières cherche l’amour, l’unique, le vrai, celui qui change le cours de la vie, le présent, le passé et l’avenir. Tous mettent en œuvre des manières très diverses de le trouver : de Patrick qui attache ses conquêtes pour les forcer à se contempler nues dans un miroir à James qui garde dans sa poche une paire de boucles d’oreilles d’opale à offrir à l’élue, de Nicole qui veut épouser son professeur de littérature, à Jacob et son rituel du « bain ». Rally McWilliams veut croire en l’existence de son « âme sœur, un futur conjoint en gestation quelque part au Népal ou dans l’arrière-pays australien » — ou, peut-être, à Manhattan, car « les choses se passent parfois ainsi, cela peut arriver. Il peut arriver que la ville fasse un petit signe de la main, qu’elle laisse deux êtres s’éprendre ». Au-delà de l’amour, Comédie new-yorkaise est un roman sur le désir, comment le faire naître et l’entretenir, par des miroirs, des perversions ludiques, des bains, des suspens, des questionnements, qu’il s’agisse des jeux des personnages ou de ceux de l’auteur qui s’amuse de son lecteur, le malmène, invective même « ces gens qui estiment avoir droit à un récit net et sans bavures, comme s’il était de mon devoir d’éclairer ou de clarifier »… Comédie new-yorkaise est un jeu de dames, comme s’en amuse le premier chapitre, dans le clin d’œil appuyé au nom du protagoniste (Checkers). Et dans ce drôle de bal, on se demande bien qui mène la danse : Johann Rook, le propriétaire du Preemption, mystérieux personnage qui fait naître les rumeurs les plus romanesques et dont on raconte « qu’il intervenait à l’occasion dans la vie de ses locataires » ? Patrick Rigg, qui demande aux invités de sa « Grande Débauche » de raconter leur histoire au micro, d’une beauté et d’une violence mystérieuses, qui sera le seul personnage à narrer son histoire en « je », manière d’endosser le rôle du narrateur ? Patrick, décidément prénom des grands pervers new-yorkais, « savait sur Manhattan des choses que seuls les morts devraient savoir »…

Nous sommes sans cesse pris entre noirceur, cynisme et comédie, comme s’il s’agissait, dans chaque chapitre, d’explorer et préempter un genre de la comédie : de mœurs, de caractères, policière, sentimentale, romantique et musicale. Le roman penche aussi du côté des séries new-yorkaises, de Sex & the city à Seinfeld. Schickler s’amuse même de sa dette à l’égard de Bret Easton Ellis et son personnage de trader, richissime, à la sexualité aussi perverse que politique, Patrick Rigg, semble tout droit sorti d’American Psycho. David Schickler s’amuse beaucoup, excelle à ce jeu de mises en abyme ironiques. Le Preemption apparaît ainsi comme un château de cartes et un jeu de dames, à l’image du cerveau de Patrick — « un château de cartes fragile dont les cartes étaient les femmes de sa vie, posées en équilibre, chacune à leur place » —, le roman dévoilant peu à peu qui mène le jeu, tout en brouillant ces mêmes cartes. Comédie new-yorkaise est le récit de Coïncidences, nom du parfum capiteux que portent nombre des héroïnes du récit, c’est un exercice de style brillant, et, surtout, un très grand plaisir de lecture.

David Schickler, Comédie newyorkaise, traduit de l’anglais (USA) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, éditions de l’Olivier, « Petite Bibliothèque, mai 2022, 320 p., 11 € 90