Céline Minard : Scintillations (Plasmas)

Le problème est autour des mots ; j’imagine des dispositifs biotechnologiques précis, des sortes d’implants ou de greffes les orientant, les obligeant à bifurquer nettement vers un champ inhabituel, à s’y multiplier, s’y organiser, s’y déployer — à la façon d’un « plasmode myxomycète ».

Le tout à l’intérieur d’une langue qui bouge, descriptive et technique, sensorielle et érudite, parfois néologique, mais aux contours souvent flous ; phrases souples, brillantes, parfois allusives, avec un arrière-plan implicite, esquissé ; on l’aperçoit derrière les formes en mouvement, posé comme évident alors que c’est son mystère qui est net ; les phrases coudées faisant détourner la tête du lecteur au moment même où le décor manque — on est dans une superproduction mentale, c’est-à-dire sans moyen autre que le montage pièce par pièce, mot par mot, d’un univers où tout a changé ; le narrateur en sait toujours beaucoup plus que le lecteur, il fait partie du monde lu, il écrit sereinement depuis ce monde qui a muté et qui ne lui échappe pas — , le temps aussi, pour expliquer ce qui s’est passé ; dix sections autonomes d’une quinzaine de pages chacune, composant le portrait éclaté d’un mode de vie et de pensée radicalement autre ; ni grands récits, ni descriptions fouillées d’environnements et de sociétés du futur ; souvent une ouverture en plan rapproché sur un objet ou un pronom — séquences semi-masquées ; puis un paragraphe dévoile le prénom, le personnage, l’entité, et le récit recule, prend du champ, s’éclaire peu à peu depuis ces premières pistes. Où se dessine alors, souvent, une aventure presque intimiste dans un univers post-humain, technologique, animal et végétal multi-espèces et multi-genres, à l’hybridation généralisée ; un grand jeu de métamorphoses, bien après l’extinction du monde connu ; sans catastrophisme ; opérant dans les zones d’ombre d’un néo-environnement de contrôle sociétal sophistiqué. En des phrases qui se contractent, s’allongent, bifurquent, s’enroulent, mutent très légèrement avant de s’achever. Point après point. Des réminiscences de lecture ainsi réinventées, successives, se mouvant dans une même lueur continue, un ensemble de scintillations — qui seraient issues essentiellement de bioluminescences, voire de phosphènes ou de phénomènes entoptiques — nimbant étrangement chaque séquence, dont la réduction suivante en dix phrases ne rendra pas la couleur, le flou, la buée, les traînées graphiques dans chaque zone, disons.

1. Captations sensorielles multiples d’aptitudes humaines spécifiques lors d’un numéro de trapézistes devant un public non-humain. 2. Manipulation rêveuse d’archives animées en boules à neige 3D de la Terre, de Mars, de la Lune, ultime matériel cognitif après leur disparition. 3. Désenfouissement à la main, sous un garage, d’un monolithe d’aluminium provenant de l’espace et du futur. 4. Derniers jours d’un riche collectionneur de papillons dont une espèce rarissime, concentré mnésique personnel, s’éteint définitivement, s’efface même de sa collection. 5. Élevage post-atomique de chevaux miniatures mutants dans une ferme en Sibérie, jusqu’à l’accident génétique. 6. Premier contact langagier d’une chercheuse indépendante avec les grands singes qu’elle observe, jusqu’à son assimilation définitive par le groupe, sa transformation. 7. Journée féerique d’un enfant en apprentissage dans un parc marin virtuel, une serre botanique hybride, une forêt hors du réel. 8. Étude zoologique, cognitive et mythologique d’une entité post-animale, en symbiose avec l’arbre dans lequel elle vit, sa forêt, son monde. 9. Décision vertigineuse d’un individu d’une civilisation marine post-humaine, extrêmement contrainte, de remonter des grands fonds vers la surface, à l’invitation des poulpes. 10. Devenir-prophète d’une créature hybride dans une société au bord de l’implosion, suivie à travers la lunette d’un fusil longue portée — l’esquisse mentale de son premier discours prend une forme versifiée, qui clôt le livre.

Partout la densité fictionnelle est calme, lumineuse, fluide ; les mutations du récit sont constantes. Mais la rupture finale avec la prose dit assez où l’on est, et vers quelle zone on se dirige. Après la traversée de ce mille-feuilles de figures et de noms, de motifs, de corps ; des mot pris tour à tour dans la main comme des objets techniques ou des micro-organismes, avec leur lueur ; puis de nouveau comme des mots. Parle-t-on encore de récits d’anticipation quand ils sont dépassés ? Non ; encore moins de science-fiction, de récits-catastrophes. Plutôt de récits océaniques — grandes forêts, grands fonds, grands singes, grands chiens. Quelque chose comme un bain narratif de signes, récupérés d’un après. Est-ce que la fiction est soluble dans ça ? Oui ; et il n’y a pas de bord. C’est pourquoi, ici, tout ne finit pas mal, tout le temps. Tout ne finit pas.

Céline Minard, Plasmas, éditions Rivages, août 2021, 160 p., 18 €
Lire ici la critique de Christine Marcandier