La Recherche en 75 feuillets

Les Soixante-quinze feuillets © Editions Gallimard

Jean-Yves Tadié intitule « Le Moment sacré » sa préface à la publication des soixante-quinze feuillets retrouvés d’À la recherche du temps perdu, feuillets que l’on croyait perdus à jamais. « Un grand mérite de ces pages du livre futur est d’être les premières qui aient été écrites bien que ce soient les dernières qui nous soient parvenues. » Car tel est bien le paradoxe. Lecteurs et amateurs connaissaient l’existence des premières esquisses du roman mais ils les estimaient égarées. Or, voilà qu’elles nous sont comme miraculeusement rendues alors que l’on n’y croyait plus et ce à travers un cheminement singulier que l’on ne retracera pas ici. Retenons simplement que les feuillets se distribuent entre six fragments, dont deux ont trait à Combray, deux à Balbec, un à des « Noms nobles » évoquant le territoire normand et un dernier à un séjour à Venise qui nous sera relaté dans La Recherche. Ils sont en somme la plus ancienne version d’À la recherche du temps perdu et ils nous donnent accès à la « crypte proustienne primitive » comme nous l’apprend la quatrième de couverture du volume. Volume qui contient encore une précieuse et brillante notice signée Nathalie Mauriac Dyer comme il contient d’autres écrits proustiens.

Mais commençons par emprunter à cette dernière un rapide inventaire des thèmes appartenant aux motifs et personnages qui seront repris dans À la recherche du temps perdu. Nathalie Mauriac Dyer pourra donc écrire : « Dans ces pages, on aura reconnu, à la fois déroutants et familiers, surpris comme à un moment inconnu de leur « révolution », la grand-mère au jardin, le baiser du soir, le drame du coucher,  les promenades vers Meséglise et Guermantes, l’adieu aux aubépines, les leçons des côtés, le portrait de Swann, la chambre de Balbec, les habitués du Grand-Hôtel, les trois arbres d’Hudismesnil, la petite bande des jeunes filles, la poésie des noms, la mort de la grand-mère, les rêves posthumes, Venise, d’autres épisodes encore… » (p. 199).

Soit une riche moisson même s’il nous faut constater que Charlus et Albertine ou encore Sodome et Gomorrhe ne sont pas à même de figurer dans cet inventaire. Le premier des personnages « annoncés » est celui d’Adèle, la grand-mère maternelle qui apparaît en tête du fragment « Une soirée à la campagne ». Il s’y trouve opposé à l’oncle d’Auteuil, qui juge folle cette grand-mère en ce qu’elle donne dans une hystérie du grand air qui la rend insupportable. Ce personnage pourtant inoubliable d’une Adèle qui deviendra Bathilde et qui cultive donc une passion du plein air voulant que, par tous les temps, elle prône la pratique de cette dernière, que ce soit à la campagne ou en bord de mer. Elle persécute les siens et en particulier cet oncle qui la juge folle, ce qu’elle est d’ailleurs pour le moins, rentrant de ses promenades la jupe toute crottée. Elle adresse par ailleurs à sa fille comme quelques autres d’extravagantes missives pratiquement illisibles. C’est que, lors de ces soirées à la campagne, les parents de Marcel ou encore l’oncle ont pour invités les de Bretteville (plus tard cela se transformera en fils Swann) et c’est à ce moment que le jeune garçon connaîtra ses premiers tourments du coucher du fait d’une mère qui ne cède pas aux insistances d’un fils qui la harcèle en vue d’obtenir un ultime baiser. La longue séquence prend fin avec l’émouvant épisode du chevreau offert à Robert, frère de Marcel. C’est qu’au terme du séjour chez Madame de Z le garçon devra abandonner l’animal avant de rentrer à Paris et qu’il en concevra une peine immense.

Vient ensuite « Le côté de Villebon et le côté de Meséglise ». On en retiendra que Combray est associé à deux promenades entre lesquelles la famille a régulièrement à faire un choix. C’est Meséglise qui connaît l’adhésion la plus soutenue. Mais c’est Villebon qui s’illustre par la qualité des fleurs et des fruits que l’on y découvre. Ainsi bien que l’aubépine demeure sans rivale dans le cœur de Marcel, ce dernier est capable de faire arrêter la voiture pour contempler des coquelicots.

Mais nous voici dans la séquence suivante au bord de la mer et c’est peut-être déjà Balbec qui s’annonce. Trois manières d’être entrent en concurrence dans la pratique du lieu. Et revoici Adèle qui, plus hystérique du plein air que jamais, ne connaît qu’une vérité celle de la plage au plus près de la vague et supportant mal de fréquenter la salle à manger de rigueur. Puis viendront telles dames qui, entourées de leur domesticité, s’isoleront au maximum de quiconque, se coupant d’autrui et au maximum des autres pensionnaires, n’entendant pas partager leur existence. Où l’on retrouve l’oncle « coureur » qui, tout au contraire, parce qu’il n’a pas de compagnie à sa convenance en bord de mer, fait venir sa maîtresse depuis le Faubourg Saint-Germain ou bien encore préfère conquérir la fille d’un fermier du cru.

À la plage encore (mais est-ce Balbec ou Cabourg ou encore un troisième lieu ?) et dans un nouveau chapitre, le narrateur fait la découverte de six jeunes filles dont il entend être remarqué, encore qu’il ne les sache pas fixée à la même plage que lui-même.  Elles ont toutes en partage quelque chose d’impertinent. Qui sont-elles donc, se demande le garçon ? Un jour l’une d’elles pourtant — la rousse de la bande— osera poser sur lui un regard sympathique, lui disant : « Je vous vois quelquefois à C., je suis contente de vous connaître. » Et si elle était Albertine ?

Les Soixante-quinze feuillets © Editions Gallimard

Les deux séquences restantes sont plus déconcertantes.  Là où il est question de « noms nobles », c’est comme un plaidoyer en faveur de la capacité de la Normandie de bien adapter à son passé et à son climat certaines transplantations de territoires. Et le texte d’ajouter pour tel patronyme : « Il est devenu normand comme ces hortensias roses qu’on aperçoit d’Honfleur à Valognes et de Pont-l’Évêque à Saint-Vaast comme un fard rapporté mais qui caractérise maintenant la campagne qu’il embellit, et qui mettent dans un manoir normand, la couleur délicieuse, ancienne et fraîche d’une faïence chinoise apportée de Pékin mais par Jacques Cartier. » (p. 94).

Vient enfin un ultime chapitre consacré à Venise. C’est là que le cher Marcel découvre Ruskin et le lit avec ferveur. Il en fera longtemps un de ses inspirateurs. Les quelques pages roulent autour d’une seule et même idée, selon laquelle la ville que visite (en ce temps déjà !) le narrateur, induit ce constat amusant et paradoxal : « À Venise, ce ne sont pas des canaux, ce sont des rues d’eau avec toute la personnalité sociale que le mot rue implique. » (p.107). Cette cité lui restera chère, ainsi qu’on le sait.

Au terme de ce trop bref parcours, que conclure ? Très tôt des personnages et des thèmes s’imposent déjà. Reste que deux sortes de motifs apparaissent plus fortement que d’autres. D’une part, des personnalités s’imposent d’emblée, telle celle de la grand-mère dans une forme qui se précisera encore par la suite. Par ailleurs, le personnage du narrateur proche encore de l’enfance manifeste déjà ses goûts sensibles même s’ils ne se tournent encore que vers des lieux et vers des  floraisons. De la sorte, c’est vers route une ambiance romanesque très inscrite dans le local que nous sommes entraînés.

Marcel Proust, Les Soixante-Quinze Feuillets, édition établie par Nathalie Mauriac Dyer, préface de Jean-Yves Tadié, Paris, Gallimard, avril 2021, 384 p., 21 € — Lire un extrait