Ngũgĩ wa Thiong’o : le crépuscule meurtrier de l’ordre impérial (Rêver en temps de guerre)

Ngũgĩ wa Thiong’o (Photographie de Daniel A. Anderson en couverture du livre)

Longtemps pressenti pour recevoir le Nobel de littérature, Ngũgĩ wa Thiong’o aurait été il y a encore quelques mois le second écrivain noir africain après le Nigérian Wole Soyinka à s’en emparer.  Le jury suédois a tenu cependant à déjouer les pronostics en récompensant en octobre un autre auteur originaire d’Afrique de l’Est, Abdulrazak Gurna, né à Zanzibar, également émigré en Occident et devenu lui aussi universitaire. La traduction de Rêver en temps de guerre par Jean-Pierre Orban et Annaëlle Rochard permet cependant au lectorat francophone d’avoir accès à l’un des textes les plus récents écrits par le Kényan dont les œuvres restent encore traduites de manière parcellaire.

Ce volume de mémoires constitue le premier d’une série en comportant pour l’instant trois. Courant sur un peu moins de deux décennies, l’ouvrage évoque les premières années de l’auteur, soit celles allant de sa naissance dans une famille kikuyu sans terres à son entrée à la Alliance High School, établissement destiné à former l’élite noire de ce qui était encore l’une des nombreuses colonies de l’Empire britannique. Toutefois, la Second Guerre mondiale a remis en cause cette hégémonie avec l’émergence peu après d’un mouvement insurrectionnel, la Land and Freedom Army ou révolte Mau Mau, que la Couronne a réprimé avec la plus grande brutalité, tuant plusieurs dizaines de milliers de combattants et de civils et en enfermant des centaines de milliers d’autres dans des camps.

En racontant ces événements, Ngũgĩ wa Thiong’o entreprend de dresser le bilan de son engagement intellectuel en remontant à ses racines. Si les souvenirs d’enfance sont devenus un genre à part entière des littératures africaines, il les détourne pour en faire le support d’un récit voué à la justification et l’expression d’un combat amorcé il y a maintenant plus d’un demi-siècle. Car Ngũgĩ wa Thiong’o est connu pour être l’homme d’un choix dont la radicalité ne peut que résonner avec des débats plus contemporains : celui d’avoir renoncé à l’anglais au profit du kikuyu. Revenir sur le crépuscule meurtrier de l’ordre impérial sous lequel il a vu le jour lui permet, en réalité, de témoigner de la vitalité de ce même ordre dont le spectre n’a finalement jamais quitté la scène internationale. Contre sa violence protéiforme, il a choisi pour arme l’écriture, mais pour cela il lui a fallu plonger au plus profond de lui-même pour tenter de s’émanciper des traces que la colonisation avait laissées.

Le récit de ses années de formation est l’occasion d’exposer l’acculturation vécue. Que ce soit l’école, la langue ou la religion, toutes ont contribué d’après lui à façonner son être, le coupant peu à peu de son milieu d’origine malgré l’amour sans faille de sa mère. Tribut à cette dernière, ce volume explore le dilemme qui détermina dès lors toute sa carrière et qu’il tenta de surmonter, n’ayant de cesse d’œuvrer à la libération de son pays et des siens par la littérature. Subsiste néanmoins une question à laquelle le désormais vieil homme tente inlassablement de trouver une réponse : jusqu’où est-il possible de s’affranchir soi-même de l’ordre qui vous a vu naître ?

On le comprendra la traduction de ces mémoires par Jean-Pierre Orban et Annaëlle Rochard s’avère un pas nécessaire dans la compréhension de l’œuvre d’un des auteurs majeurs de la seconde moitié du vingtième siècle. Surtout, à l’heure où le « décolonial » et ceux qui s’en revendiquent semblent voués à toutes les gémonies, la lecture de cet opus rappelle quelle a été la réalité du colonialisme.

Ngugi wa Thiong’o, Rêver en temps de guerre : mémoires d’enfance, traduit de l’anglais (Kenya) par Jean-Pierre Orban et Annaëlle Rochard, éditions Vents d’ailleurs, Collection Pulsations, avril 2022, 254 p.