Cirque en herbes : une création de Séverine Chavrier (After all)

Le chapiteau est vaste, son centre est de gazon mais c’est d’abord dans les airs qu’il nous invite à regarder. Les jeunes élèves de la 33e promotion du CNAC (Centre National des Arts du Cirque) sont perchés là-haut, sur des balançoires à hauteurs diverses, dans le noir, penchés sur l’écran de leurs téléphones, comme isolés chacun dans sa bulle d’air, dans sa lueur, dans sa rêverie.  L’image initiale nous plonge dans l’univers onirique, presque encore enfantin, de ces jeunes gens comme des oiseaux de nuit virtuoses et maladroits et nous entraîne dans une bamboche vertigineuse composée de leurs envols et de leurs chutes. Simultanément ensemble et individualisés, ils sont, dès cette très belle ouverture, autant solistes que membres d’un collectif, et aussi bien représentants de leur génération qu’athlètes exigeants, aussi semblables à leurs contemporains qu’irréductiblement étranges. Ce sont ces tensions déroutantes que le spectacle va explorer.

Séverine Chavrier, qui accompagne les étudiants du CNAC depuis plusieurs années, explique avoir composé pour et avec eux ce spectacle nocturne et poétique dans lequel les numéros se fondent en une aventure collective, dont les interprètes ne sont pas seulement acrobates mais aussi acteurs, danseurs, artistes et créateurs au sens plein. Car ce sont leurs corps et les incroyables tours dont ils sont capables qui se donnent en spectacle, mais ce sont aussi leurs histoires qui sont à voir, à entendre, qui composent ce saut vers la « vraie » vie : la vie qui attend les étudiants à leur sortie de l’école, celle dont ils font l’expérience après des mois de confinement…La vie d’après, comme un after, un lendemain de fête qui s’écrit en même temps que la fête.

Cette expérience de la simultanéité est au cœur du dispositif foisonnant par le grand nombre d’interprètes, les différentes langues parlées, les diverses hauteurs utilisées par ceux qui roulent au sol et ceux (celles !) qui se balancent au faîte du chapiteau, les multiples points de vue offerts par la piste et la projection sur grand écran de plans rapprochés filmés en direct. Les tableaux se croisent, se tuilent et se superposent. La sauterie refuse la focalisation sur le numéro, celui qu’on applaudit et qui disparait pour laisser place au suivant. Ici, tout est numéro ou plutôt rien ne l’est. Car précisément, il s’agit de ne pas réduire l’artiste à son numéro mais plutôt de lui permettre d’exprimer une identité plus riche, plus personnelle qui passe aussi bien par ses mots que par ses gestes, par ses doutes que par ses prouesses.

 

Comme elle l’a fait pour d’autres spectacles « documentés », Séverine Chavrier s’intéresse à la personne autant qu’à la performance dont elle est capable et donne la parole à celui/celle qui livre avec sa maitrise technique l’intime de sa sensibilité. On retrouve là ce qui constituait le cœur du « Projet 1 : femmes » (avec déjà des jeunes femmes circassiennes) et de « aria da capo » (pour des élèves musiciens).  Séverine Chavrier travaillant un peu à la manière de Pina Bausch avec ses nelken, (la référence est sans doute à lire dans le sol gazonné et provisoirement parsemé de bouquets de fleurs artificielles) construit son propos à partir de ceux de ses artistes. Dans After all, ce sont d’abord les jeunes femmes qui restituent au micro des phrases qui ont ponctué leur parcours artistique : « les poils sous les bras, c’est pas très féminin »,  « non mais t’as tes règles ou quoi ? », « profite des vacances mais mange pas trop, hein… ». Circulant dans la ronde liminaire, ces clichés sont évacués avec humour. On va bientôt voir que les filles peuvent être aussi virtuoses que les garçons : deux voltigeuses casse-cou jubilant dans la folle énergie de leurs trapèzes lancés à toute vitesse pulvérisent tout a priori. Et on saura que les garçons se posent autant de questions que les filles : le porteur trop ancré au sol exprime son désir de trouver plus de légèreté. On apprend aussi que le duo fonctionne mieux quand on n’est plus en couple !

Les figures tutélaires d’Hamlet et Ophélie hantent un brouillard qui efface les frontières artificielles posées par les traditions entre domaines réservés à un genre plus qu’à l’autre, entre cirque et théâtre, entre performance et vie quotidienne. Les tableaux composent des scènes familières : le repas de famille central, très théâtral et très sombre est traité avec un grand engagement physique. Il faut bien quitter l’adolescence et s’affranchir des rituels contraignants, en s’accrochant à son trapèze par exemple. Les acrobaties sont intégrées à des scènes de vie : deux jeunes gens échangent des passes de foot avec un ballon humain, l’acrobate recomposant burlesquement le trajet du ballon dans les airs et près des corps. Il me restera entre autres l’image de cette jeune funambule, longtemps en équilibre sur son fil, sur lequel elle vacille, fume et porte la poubelle elle-même fumante des restes de la fête, métaphore pensive d’un avenir incertain.

Dans la pénombre d’un pique-nique tardif et dans les brumes de l’alcool, ces circassiens en herbe et déjà virtuoses se lancent à corps perdu dans de folles performances, éprouvantes et pleinement engagées vers la vie qui reste à construire. Ce spectacle de fin d’études écrit très exactement ce moment charnière de leur parcours, entre espoirs et questionnements. Et il fait certainement écho aussi à la période que nous traversons, avec ses appels contradictoires à la sobriété et à la dépense, à la fête et à sa défaite.