Ce sont deux petits livres qui, en un bizarre carambolage, figurent sur la même table, celle des parutions récentes, chez vos libraires. Étrange, en effet, de lire dans le même élan Misogynie, une nouvelle de l’irlandaise Claire Keegan (traduit par Jacqueline Odin chez Sabine Wespieser) et Nous ne vieillirons pas ensemble, réédition en poche (L’Olivier) du récit largement (totalement ?) autobiographique du cinéaste Maurice Pialat. Car, même si celui-ci a été écrit voici un demi-siècle et celui-là publié en février dernier par le New Yorker, tous deux parlent exactement de la même chose : qu’attendent les hommes, la plupart d’entre eux au moins, des femmes ? Et, en refermant ces deux livres, on se dit qu’en un demi-siècle, rien n’a vraiment changé. Sauf peut-être la façon de le dire.
C’est en 2005, deux ans après la mort de Maurice Pialat que les éditions de L’Olivier vont reprendre Nous ne vieillirons pas ensemble, initialement publié chez Galliera en 1972, pour la sortie du film. C’est le récit, sans fioritures, de sa liaison, dans les années 60, avec une jeune femme de 19 ans, lui qui en avait le double. À cette époque, marié et ne voulant pas quitter sa femme, à qui il ne cache rien de cette liaison addictive, Pialat vivote grâce à de petits films alimentaires et enrage de ne pouvoir faire reconnaître son génie. Sa passion pour cette toute jeune femme, dactylo intérimaire sans grande culture, l’exaspère et l’humilie. Leur liaison les plonge, au fil des années, dans une interminable scène de rupture, sans cesse rejouée.
Cette histoire, dont la banalité et l’insupportable violence seront transcendées par le talent de Jean Yanne et Marlène Jobert, offrira en 1972 à Pialat son premier succès public. Arte l’a très récemment rediffusé. Pour qui ne l’avait pas revu en cinquante ans, l’expérience a de quoi faire réfléchir. Déjà, à l’époque, une sorte de vague nausée avait mis du temps à se dissiper. Mais, dans le concert de louanges qui avait entouré la sortie du film, et face à ces deux acteurs formidables, ainsi qu’à l’évidence du talent du réalisateur, il était facile de mettre cette réticence sur le compte d’une pruderie malvenue. Mais le temps n’a pas arrondi les angles. Décidément, non, ça ne passe pas. Aussi, lire lentement ces pages dont a été assez exactement tiré le film permet de nommer ce dont il s’agit et qui met si mal à l’aise : violence sexiste, misogynie. À l’état pur. Des mots, des situations que toutes les femmes ont pu entendre et traverser, et ont dû affronter pour ne pas s’y laisser engluer et démolir.
Le livre, comme le film, en entassant scène après scène, les gestes violents, les qualificatifs humiliants (« t’es moche, fainéante, idiote, bonne à rien, nulle, salope »…), les crises de rage et de larmes pour obtenir du sexe, de l’attention, du maternage, provoque un effet de loupe et donc de l’irréalité. Personne, pense-t-on, et surtout pas moi, croit-on, ne supporterait, comme la Colette du livre, des années de relation aussi toxique. Mais alors comment se fait-il que cette histoire, telle qu’elle est décrite, résonne à ce point et si douloureusement chez tant de femmes ? « Tu connais ce type » murmure une petite voix dans notre tête, « souviens-toi. »
Jacques Fieschi, scénariste et réalisateur bourré de talent et de sensibilité a écrit une postface admirative de l’écriture de Pialat. « C’est un art d’une puissante humanité parce que sans précaution, sans scrupule, sans effort pour rendre les personnages sympathiques, écrit-il. Et c’est cela même qui provoque chez le lecteur une compassion poignante. » Et de comparer ce livre à Senilità d’Italo Svevo ou Un Amour de Dino Buzzati, « ces grands romans de la faiblesse masculine ».
On la connaît bien cette faiblesse qui se démontre en violence pure. Celle des mots dans le meilleur des cas. Cependant, avant d’écrire cela, on hésite un peu. Car on a eu la curiosité de rechercher les critiques parues dans les bons journaux, en 2005, lors de la première parution à L’Olivier. Et notamment celle du Monde signée Jean-Luc Douin. Lui aussi a été bouleversé par le livre de Pialat. Et il nous avertit – il faut expliquer lentement les choses compliquées aux filles – que nous aurions bien tort de « ne retenir que l’écume » de cette histoire soit « le martyre vécu par une maso molle », alors qu’il s’agit plutôt du « martyre d’un homme très accro à une femme et mal aimé par lui-même », du « désarroi d’un faux goujat », d’une « fatalité qui conduit à faire plus de gestes déplacés que de caresses », un « mélange de pudeur et de blocage ». Ah mais c’est bien sûr, sommes-nous cruches quand même ! Focalisées sur « l’écume », nous n’avions pas saisi que c’est surtout l’homme qui souffre lorsqu’il insulte, humilie, frappe. D’ailleurs Jean-Luc Douin termine son papier en racontant que, revenant à la fin de sa vie sur cette liaison douloureuse, Pialat avait confié « je croyais que cela venait de moi, mais en fait j’ai compris plus tard que cela venait d’elle ». Une prise de conscience dont il a su tirer une vraie philosophie de l’existence : « Les femmes sont moches quand même ». Et c’est là que nous sommes priées de ressentir la « compassion poignante » évoquée par Fieschi. Y’a encore du travail.
Comme Pialat, Claire Keegan écrit, elle aussi, court, vif et précis. Là s’arrête la ressemblance. En lectrice qui n’aime pas que l’auteur donne son avis, elle nous offre des histoires limpides, agencées comme de petites scènes, jetées sur les pages comme autant de pièces d’un puzzle qui ne révélera son image finale qu’à la dernière ligne. Après À travers les champs bleus, paru en 2012, il nous avait fallu attendre jusqu’en 2020 pour lire Ce genre de petites choses, récit aussi coupant qu’une lame de glace, sur les filles-mères abusées par les religieuses catholiques. Et pourtant, même au cœur de la désolation, les fleurs des champs explosent, les oiseaux s’époumonent, les enfants rient et jouent. Célébration de la vie, malgré tout.
Misogynie est à l’origine une longue nouvelle parue dans le New Yorker, puis offerte à son éditrice française, Sabine Wespieser, pour les vingt ans de sa belle maison d’édition. Un titre qui ne doit pas vous faire croire qu’il s’agit d’un manifeste, loin de là. Juste une histoire d’aujourd’hui, banale, paisible, sans cris ni coups, couchée sur le papier sans guère d’adjectifs et pas le moindre commentaire, que chacun décryptera comme il l’entend. Avec ou sans compassion.
« Les foutues salopes » estime Cathal, mâle blanc de quarante ans qui, en ce 29 juillet étouffant à Dublin, va finir par s’endormir sur son canapé devant la télé. Avant de sombrer dans le sommeil, un souvenir ancien, légèrement dérangeant, avait surgi de sa mémoire. Un dîner avec son père et son frère, tous deux dans la vingtaine, étudiants à l’université. Sa mère leur avait comme d’ordinaire préparé leur dîner et, les ayant tous trois servis, s’apprêtait à les rejoindre au bas bout de la table en portant sa propre assiette. Au moment où elle allait s’asseoir, son frère avait tiré sa chaise en arrière et elle était tombée sur le sol, la porcelaine éclatant en mille morceaux. Les trois hommes avaient ri aux éclats, ne s’arrêtant pas tandis qu’elle se relevait et nettoyait les dégâts. Cathal ne comprend pas pourquoi ce souvenir est revenu aujourd’hui. Et il se demande juste, sans s’y arrêter plus que ça, « comment il aurait pu tourner si son père avait été un autre genre d’homme et n’avait pas ri. »
Ce 29 juillet qui n’en finit pas semble être une journée particulière pour ce terne comptable. Aujourd’hui ses collègues ont fait preuve d’une sollicitude gênée, et inhabituelle, envers lui. L’estomac noué, il a travaillé sans bouger de son bureau, sans même faire une pause pour déjeuner. Aussi, lorsqu’il rentre chez lui, repoussant du pied sur le seuil un bouquet fané, c’est vers le frigo qu’il se dirige. Mais il est vide, à part une bouteille de champagne et « un gâteau en forme de phallus au glaçage couleur chair que son frère avait commandé, par plaisanterie, pour l’enterrement de sa vie de garçon ». Heureusement, dans le congélateur, il trouve un plat Weight Watchers, reste du régime que Sabine avait entrepris ces dernières semaines pour entrer dans sa petite robe en dentelle blanche. Elle qui faisait si bien la cuisine d’ordinaire avait alors cessé leur mitonner de délicieux repas., se contentant d’assaisonner la salade. Contrarié, Cathal lui avait dit que ce régime était inutile, « mais elle refusait de l’écouter. C’était une partie du problème : le fait qu’elle refusait d’écouter et voulait faire une bonne moitié des choses comme elle l’entendait. »
Pourtant tout s’était si bien passé entre eux au début. Sabine était vive, joyeuse, indépendante. Peu à peu, elle avait passé de plus en plus de temps chez lui, jusqu’au jour où Cathal lui avait fait sa demande : « Pourquoi est-ce qu’on ne se marie pas ? (…) Il n’y a aucune raison pour que tu n’habites pas ici au lieu de payer un loyer. Tu sais qu’on ne va pas en rajeunissant ni l’un ni l’autre. » Il avait fallu plus de trois semaines pour qu’elle accepte. Et encore, la rupture avait-elle été frôlée lorsque Cathal avait voulu refuser de payer un supplément – 128 euros plus la TVA ! – au bijoutier qui avait dû resserrer la bague de fiançailles qu’ils avaient choisie. Et, enfin, le mois dernier, Sabine était venue s’installer chez lui, apportant ses livres et ses DVD, des vêtements, des photos et quelques cadres qu’elle avait installés « partout dans la maison, écartant les choses, comme si les lieux lui appartenaient aussi désormais. » Voyant son visage fermé, elle lui avait demandé ce qui le contrariait : « Je m’interroge devant ce bazar, c’est tout (…) je ne pensais pas que ce serait comme ça (…) c’est peut-être simplement trop de réalité. »
Sabine lui raconte alors une discussion qu’elle a eue avec une de ses amies sur les hommes irlandais et ce qu’ils attendent des femmes. Cathal pourrait-il répondre lui-même à cette question ? « Je n’en sais rien, je n’y ai absolument jamais réfléchi. » Mais il est curieux de connaître leur opinion à ce sujet. « Les choses sont sans doute en train de changer, avait-elle alors poursuivi, mais une bonne moitié des hommes de ton âge veulent uniquement que nous nous taisions et que nous vous donnions ce que vous désirez (…) Pour certains d’entre vous nous ne sommes que des salopes ». « Ah, c’est juste notre façon de parler ici. Un truc culturel, qui ne signifie rien la moitié du temps » avait minimisé Cathal.
La conversation, se souvient-il, s’était poursuivie à partir de là sur certaines de ses habitudes qui, manifestement, semblaient déplaire à sa fiancée. Notamment sa radinerie, le fait qu’il lui précise toujours le prix des rares choses qu’il paie lui-même, qu’en deux ans il ne l’avait jamais remerciée pour un seul des nombreux dîners qu’elle lui avait préparés ni payé les moindres courses. « Sais-tu ce qui est au cœur de la misogynie dans le fond ? avait conclu Sabine, « Ça consiste simplement à ne pas donner. Que ce soit croire que vous ne devriez pas nous accorder le droit de vote ou ne pas nous donner un coup de main pour la vaisselle… (…) Comprends-tu de quoi je parle ? »
Avant de s’endormir sur le canapé, alors que la télévision rediffusait un documentaire sur le triste destin de Lady Di, Cathal eut une dernière pensée amère pour l’argent qu’il avait versé pour le cocktail de mariage qui aurait dû avoir lieu ce soir, et qu’il n’avait pu récupérer en l’annulant. « La salope » dit-il a haute voix. « Les foutues salopes », ça sonnait mieux au pluriel, avec plus de force ». D’autant que nous sommes de plus en plus nombreuses quand on y pense.
Claire Keegan, Misogynie, traduit de l’anglais (Irlande) par Jacqueline Odin, éditions Sabine Wespieser, mai 2022, 64 p., 8 €
Maurice Pialat, Nous ne vieillirons pas ensemble, bibliothèque de l’Olivier, mars 2022, 144 p., 8 € 90