Lectures transversales 50: Vaikom Muhammad Basheer, Grand-père avait un éléphant

© Julien de Kerviler

« Devant chez eux, en contrebas, c’était la route de de l’autre côté les rizières. Plus loin encore, la rivière. Mais pour aller s’y baigner, il fallait emprunter des voies publiques. Comment une musulmane d’âge nubile aurait-elle pu s’y donner en spectacle ? Près de leur maison, il y avait bien un puits, mais tout le monde pouvait le voir de la route, rien ne l’aurait dissimulée aux yeux des passants.

Alors un jour, Kounnioupattoumma se dit qu’elle pourrait aller se baigner dans l’étang aux nénuphars, là où personne ne la verrait. C’était l’après-midi. Le soleil brillait dans toute sa splendeur. Elle partit, sa serviette propre à la main. Au bord de l’eau, elle ôta sa chemise et la déposa sur l’herbe. Puis, la serviette nouée autour de la taille, elle défit son mundu qui rejoignit la chemise dans l’herbe.

Elle pénétra lentement dans l’étang. Quand elle eut de l’eau jusqu’à la poitrine, elle s’immergea tout entière deux ou trois fois, puis se savonna le corps. En jetant un coup d’œil distrait sous la surface, elle aperçut une chose noire, longue et fripée, qui fonçait droit sur elle.

— Mon Dieu, une sangsue !

Kounnioupattoumma sortit en hâte de l’eau pour s’essuyer. Sur sa cuisse, se détachait quelque chose de noir. En y regardant de plus près, elle fut soulevée par la nausée et crut mourir de peur. Une sangsue était en train de lui pomper le sang par ses deux bouches.

— Oumma, Bapa, venez vite ! Au secours, tout le monde, à moi ! voulait-elle crier. Mais sans chemise ni mundu comment ameuter les autres ?

Sous l’effet de la colère et de la peur, elle restait là, paralysée, tandis que la sangsue enflait à vue d’œil. Quand la bête eut lâché prise d’un côté, la douleur se fit plus vive. Au moindre mouvement, Kounnioupattoumma sentait le corps lisse de la bestiole contre sa cuisse nue et serrait les dents. Enfin la sangsue tomba, ronde comme une balle, et elle sursauta sous l’intensité subite de la douleur.

Sur sa cuisse, elle vit un peu de sang coagulé. Voyant que sa blessure saignait encore, elle recueillit de l’eau dans la paume de sa main pour la nettoyer. »

Vaikom Muhammad Basheer, Grand-père avait un éléphant (1951), traduit du malayalam (Inde) par Dominique Vitalyos, éditions Zulma, 2020, pages 52-53.

© Julien de Kerviler