Les Mains dans les poches : Florence Aubenas, L’Inconnu de la poste

Dans En France (2014), Florence Aubenas rappelait cette question constamment posée aux journalistes par leurs lecteurs : « pourquoi cette histoire et pas une autre ? » Chaque fois, répond-elle, « un événement », « incendie ou élection, meurtre ou mariage, peu importe, quelque chose ». Et le reportage surgit « dans cette zone d’opacité-là, entre des questions et des réponses qui ne coïncident pas ». Ainsi est né L’inconnu de la poste, enquête de six ans sur un fait divers saturé de questions sans réponses qui sort en poche chez Points.

Direction cet inconnu du titre, donc, qui désigne tout autant le coupable toujours anonyme d’un meurtre terrible que l’énigme d’une poste devenue scène de crime. Le fait divers est ici d’abord un espace : le Haut-Bugey, « courte bande de terre » entre des montagnes, zone de passage entre la France et la Suisse. Là, le lac de Nantua qui fut un haut lieu de tourisme, désormais délaissé, son « bleu saphir » (Alexandre Dumas, 1832) relégué aux anthologies littéraires. La vallée a eu son âge d’or, ses écrivains en cure, sa haute société en villégiature, puis une autoroute en a fait un espace de passage, un lieu intermédiaire, une zone industrielle aussi, la « Plastic Vallée, annoncent triomphalement les panneaux sur l’autoroute, premier pôle européen du secteur ». Dans ce lieu de transit enclavé, tout a son revers : présent en crise vs passé prestigieux, Nantua vs Montréal-la-Cluse de l’autre côté du lac — ce système d’opposition vaut pour le gros bourg de Montréal-la-Cluse, avec son village ancien d’un côté et HLM ou « maison des catastrophes » de l’autre. « Donc ça commence au bord de ce lac, un jour d’été 2007, le 27 juin exactement ». Tout fait divers émane d’un lieu, en transpire. On se souvient d’ailleurs que c’est une phrase de Florence Aubenas qui a fait voir à Emmanuel Carrère l’affaire Romand — « cette phrase, la dernière d’un article de Libération, (…) m’a définitivement accroché : « et il allait se perdre, seul, dans les forêts du Jura » ». Depuis Carrère a adapté au cinéma Le Quai de Ouistreham de Florence Aubenas.

« L’inconnu de la poste » est aussi cette forme d’épithète par laquelle on en vient à désigner les faits divers qui résistent et nous échappent, désignation qui est une butée sur ce qui fait scorie, donc sens, modifie la logique et la chronologie, la géographie et ce que l’on pense savoir de chacun, victimes comme suspects, dès lors tous in-connus. Montréal-la-Cluse paraissait pourtant un lieu sans histoire : on n’y ferme même pas sa maison à clé, le village est d’une banalité confondante, une église, une fontaine, une « poste de poupée », « du linge claque sur un fil, les bûches coupées s’alignent en tas sous des bâches blanches. Les potagers finissent au ras des prés, les limites du village se fondent dans le paysage, la plaine et le lac d’un côté, la montagne et les sapins de l’autre ». Là, le temps s’« écoule toujours comme à la campagne, entre la maison et le jardin », « ici la vie coule, transparente comme un verre d’eau ».

Soudain, le 19 décembre 2008, entre 8h36 et 9h03, l’impensable se produit : Catherine Burgod est assassinée, 28 coups de couteau, elle était enceinte, elle est la fille d’une figure locale, Raymond Burgod, depuis 36 ans le numéro 2 de la mairie. Le choc est immense, « la poste de poupée est devenue scène de crime ». Cette affaire est immédiatement de celles « que les magistrats posent en haut de la pile », elle mobilise la chancellerie, « la section de recherches de Lyon a été désignée, une des unités les plus prestigieuses de France ». Rapidement les journalistes sont sur place, la foule des curieux, on filme et photographie l’enterrement de la victime, la petite agence de poste qui sert aussi de billetterie SNCF, on expose des photos du temps du bonheur, Catherine Burgod en vêtements pimpants on fouille les vies privées de chacun, le village est suspendu à l’affaire que l’on pense d’abord du genre simple. Un sac de sport a été abandonné sur les lieux, il y a du sang, beaucoup, sans doute des traces d’ADN. L’enquête commence et rapidement elle piétine, elle ne désigne qu’un « grand vide ». Au village, « l’air est saturé de rumeurs ».

Florence Aubenas est encore loin de toute cette agitation, c’est par le coup de fil d’une directrice de casting qu’elle a « pour la première fois » « entendu parler » d’un homme désormais accusé de ce meurtre et depuis des mois sous les verrous en attente de son jugement alors que rien ne peut prouver formellement qu’il est impliqué dans cet assassinat. Et cet homme est loin d’être un inconnu, il a reçu un César du meilleur espoir pour… Le Petit Criminel de Jacques Doillon, en 1991, il a tourné dans des dizaines de films. Cet homme est Gérald Thomassin. On est loin des tapis rouges ici, plutôt dans l’envers d’une vie dont les tournages ne sont que des parenthèses. Le quotidien de Thomassin, c’est plutôt la zone depuis l’enfance, une mère un peu barrée à laquelle il construit une légende (« se souvenir d’elle, c’est toujours somptueux et glaçant »), une atroce famille d’accueil, le foyer de la Ddass dont un casting sauvage viendra l’extraire mais lui n’aura de cesse de « prouver à ceux du foyer qu’il restait un des leurs ». Thomassin a des démons — l’alcool, la drogue, les errances et la dernière l’a conduit à Montréal-la-Cluse. Il est celui qui, quand il tourne, ne joue pas, il offre « sa chair et ses os ». Sa vie est depuis toujours sur le fil de rasoir, et lui un être des intermittences, des disparitions, jusqu’à l’ultime, autre inconnue du livre, le 29 août 2019.

Au cœur du livre de Florence Aubenas, une série de retournements, trop de coupables hypothétiques dont le dernier a « jailli d’une éprouvette au fond d’un laboratoire », des rencontres et entretiens avec tous les protagonistes de l’affaire, des déplacements sur les lieux, Montréal-la-Cluse mais aussi Rochefort, Foix ou le bassin d’Arcachon pour tenter de percer l’énigme de Thomassin, au moins, qui est le point fixe de cet ensemble d’inconnus — « routard immobile, Thomassin n’aime pas bouger hors de ses bases. Il faut se déplacer ». C’est Florence Aubenas qui se déplace, (re)tourne les questions en tout sens, creuse explore, enquête pendant des années. Chaque fois que l’affaire semble quasi bouclée, un élément la relance : il n’y a pas un mais trois suspects (mais aucun qui pourrait être à coup sûr le coupable), et, quand l’instruction semble enfin aller vers sa fin, en août 2019, avec la confrontation à Lyon des trois suspects, Thomassin disparaît.

« Que s’est-il passé, selon vous ? », a demandé le policier à la journaliste, convoquée. Son livre est une forme de réponse à cette question, il explore tout ce qui apparaît en négatif dans le film de l’histoire : les strates qui composent un lieu, des vies, des moments. Il est aussi la négation de tous les genres balisés ou codifiés : L’Inconnu de la poste n’est ni une vie infâme ni la glorification lyrique d’une victime de fait divers, ce n’est pas non plus un roman policier construit sur du factuel, ce n’est pas un livre de combat, ni même du journalisme littéraire puisque Florence Aubenas s’efface dès la fin du prologue. L’inconnu de la poste est un récit qui ne cesse de se remodeler à mesure qu’il donne forme à un impressionnant matériau criminel, judiciaire, journalistique, humain.

L’Inconnu de la poste explore tout ce qu’un « non-lieu » concentre de traces, d’histoires soudain ramenées à la surface, de non-dits qui sont des expositions. Son livre n’est ni la biographie de Thomassin ni le simple récit d’un fait divers, tout captivant qu’il soit. C’est une vue en coupe de la société française, un miroir inversé de notre fascination pour les histoires de crime qui dérangent l’ordre des choses. Gérald Thomassin qui « raffole des affaires criminelles » a toute une collection, soigneusement classée, de numéros du Nouveau Détective, ce journal dont un gardien lui balancera un exemplaire dans sa cellule. « Sa photo éclate à la une sous le titre : « Il reçoit un César, puis tue une femme enceinte : le jeune acteur aux mains sanglantes » ». Le père de Catherine Burgod, obsédé par la résolution de l’énigme qui serait pour lui une forme de « vengeance » sur l’insoutenable, terrorisé par la perspective d’un cold case, a transformé son studio en chambre d’enquête, on croirait presque « le bureau d’un flic dans une série télé » : « Longtemps, <Raymond Burgod> a fui les pages du Progrès qui traitaient de faits divers. (…) Maintenant, autour de son lit, monte en muraille toute une littérature sur les failles du système judiciaire et les affaires célèbres, commandée par Internet. Il se gave d’émissions sur les histoires criminelles, persuadé qu’il finira par tomber sur un dossier un peu identique au sien. Alors, un élément lui sera révélé, il fera le lien qui le conduira à l’assassin ». Lui aussi est une victime, lui aussi se sent coupable de n’avoir su protéger sa fille unique. C’est depuis le centre irradiant et insaisissable de l’affaire que chaque protagoniste du livre se définit, chacun est victime à un degré ou un autre : Catherine de ses désirs d’ailleurs, Thomassin d’une vie sans cesse sur la brèche, de son enfance en foyer à sa condition d’acteur qui sera circonstance aggravante pour l’enquête, puisqu’il est capable de tout jouer, qu’il sait se dédoubler, être un autre.

La puissance du livre de Florence Aubenas, récit d’une autre forme de méprise, est dans sa manière de ne jamais juger mais de donner toutes les clés pour percevoir la complexité du réel, l’épaisseur inextricable des faits, l’enchevêtrement de destins qui aboutit à la tragédie. Tout est polyphonie, variété de formes et discours : rapports de gendarmerie, lettres de l’accusé, journaux du père, retranscription des auditions (cinématographique comme policières) de Gérald Thomassin, agencés avec une maîtrise formelle qui fait toute la force du livre, au-delà de la seule affaire, en elle-même sidérante. Si le fait divers est le miroir d’encre du réel, Florence Aubenas montre ici des similitudes troublantes entre la victime du crime, ses tentatives de suicide, ses rêves d’une vie autre, et celui qui sera accusé de son assassinat, Gérald Thomassin Mais jamais Aubenas ne souligne, ni ne juge, elle expose des systèmes s’entrechoquent (la police et la gendarmerie, la justice, la presse et ses vraies/fausses révélations), elle tisse des vies et des trajectoires, celles de Thomassin et ses amis de Montréal-la-Cluse, Tintin et Rambouille (à eux trois « les Dalton »), de Catherine Burgod, son « Futur-Ex », « le Nouveau », son père, etc. C’est cette humanité brute qui mobilise Aubenas, bien loin de tout ce que cette affaire a pu avoir de sensationnaliste : un acteur césarisé, défendu par une partie du milieu du cinéma, Éric Dupond-Moretti (pas encore ministre mais déjà acquitator), devenant son avocat, à la demande de la décidément exceptionnelle Béatrice Dalle. Aubenas l’écrivait dans Grand Reporter (2009) : « Nous nous retrouvons à partager avec des inconnus, ce qui restera sans doute la période la plus tragique de leur vie, exceptionnelle au sens propre du terme. On me demande régulièrement si je rencontre souvent des vedettes, des hommes politiques. La réponse est non. Ce que j’aime, c’est cette humanité nue, ces gens ordinaires tout à coup confrontés à l’extraordinaire, emportés malgré eux dans la tempête et qui n’auront jamais de statue ». Enquêter, écrire, soit aller au fond de l’inconnu débusquer l’(extra)ordinaire, ce qui pourrait sembler nouveau, ne fait pas exception  mais révèle « l’humanité nue ».

Il ne faut sans doute pas en dire plus de ce livre, laisser lectrices et lecteurs découvrir non seulement l’enquête mais un sens exceptionnel du récit et du détail. Dans ces pages d’une force inouïe, le récit avance par itérations et relances — une affaire sans cesse reprise, un livre sans cesse réécrit au rythme du reportage comme de l’enquête. En écho au titre, L’Inconnu de la poste, les derniers mots du livre, « un parfait inconnu », comme une boucle sans fin. Le livre est distribué en quatre grandes parties comme les quatre actes d’une tragédie amputée du cinquième, celui qui résoudrait l’énigme et le conflit. Si l’affaire n’a pas de dénouement, elle n’a pas non plus d’origine claire et le récit ne cesse de reprendre son incipit possible. Quand tout cela a-t-il commencé ? Un récit sans fin ne peut trouver de début, et c’est sur ce (re)commencement que Florence Aubenas construit du sens. L’Inconnu de la poste est un diamant brut, peu à peu taillé et poli, non pour offrir une forme de vérité confortable et consolante mais pour mettre en lumière des logiques contradictoires. Là est le réel comme sa mise en récit. Là notre plaisir du texte quand il est dû à un écrivain de la trempe de Florence Aubenas.

Florence Aubenas, L’Inconnu de la poste, éditions Points, mars 2022, 240 p., 7 € 50