Laure Gauthier : Qu’attendez-vous de notre présidentielle ?

© Christine Marcandier

Étrangement je n’ai jamais, de toute ma vie d’électrice, ressenti une telle urgence politique et à la fois jamais je n’ai nourri moins d’espoir en des élections présidentielles. J’ai toujours eu une certaine réserve quant à une forme de « mirage présidentiel », de foi en une personnalité forte qui sauverait la situation, préférant bien sûr me concentrer sur les programmes et les équipes permettant de les mettre en œuvre. De ce point de vue, la cinquième République qui centre le pouvoir autour de la fonction présidentielle me semble dépassée.

Cette fois, l’atomisation des débats à gauche en raison de l’absence d’union autour d’un programme commun, l’absence de discussions sur des sujets essentiels me font perdre espoir en une victoire possible de la gauche que je continue néanmoins, à petit feu, à espérer possible. Deux ans durant, la pandémie a happé les débats sociaux, alors même qu’elle aggravait la situation, et maintenant la guerre en Ukraine survient, elle peut certes renforcer les débats européens et, c’est essentiel, montrer l’importance de la préservation de la paix, sa fragilité, l’importance de toujours œuvrer à maintenir la démocratie, mais elle risque également de maintenir au pouvoir Emmanuel Macron comme « chef » diplomatique « légitime » auprès de nombreux électeurs et renvoyer la question sociale à l’arrière-plan.

La première vague de Covid a rappelé aux grandes puissances économiques qu’elles pouvaient être touchées par une épidémie au même titre, si ce n’est parfois davantage, que des pays en voie de développement, que la mort existe et que l’on doit faire avec. Cela a plongé beaucoup d’entre nous, au début, dans un état de sidération tant ces considérations avaient été refoulées, comme on chasse les morts et les vieux loin de nos yeux. Cela a montré aussi combien les emplois sont précaires et l’hôpital public fragile. Quant à la guerre en Ukraine, à nos portes, elle nous sidère aussi car elle nous montre en temps réel des personnes proches géographiquement, qui partagent nos modes de vie, et qui, du jour au lendemain, doivent vivre dans des caves, des immeubles détruits, dormir dans le métro. On aperçoit chaque jour ces personnes familières et chaque jour on découvre des corps et des visages sans vie. Cette brusque survenue de la guerre dans un périmètre proche rappelle de nouveau la fragilité et de la paix et de la vie. Qu’allons-nous faire de cela, de ces enseignements ? Laisser monter les extrêmes droites, laisser progresser un libéralisme sauvage qui les renforce ou au contraire œuvrer à renforcer une Europe diplomatique, sociale et écologique, garante de démocratie ? Cette guerre charrie des questions qui, pour beaucoup, étaient mises de côté et elle peut, peut-être, entraîner une repolitisation nécessaire bien que l’on puisse s’étonner que la guerre avec la Géorgie en 2008, ou avec la Tchétchénie, qui s’est soldée par la réinsertion partielle de la Tchétchénie dans la fédération de Russie, du fait peut-être du plus grand éloignement culturel et géographique, ait eu moins de soutien, pourtant il s’y jouait déjà l’impérialisme de Poutine et les populations ont souffert énormément. On assiste cette fois à une prise de conscience des populations, qui veulent lutter contre l’impérialisme et le nationalisme, et ça, c’est espérant et infléchira peut-être ces élections ou les prochaines, minorant le vote à l’extrême droite.

© Christine Marcandier

En France, l’état de l’hôpital public est préoccupant, la médecine mal répartie sur le territoire, l’accès aux soins inégalitaires, l’éducation manque drastiquement de moyens, d’enseignants, de remplaçants, d’auxiliaires, les métiers précaires augmentent, le smic est faible, le monde de l’art est sorti abîmé et très précarisé de la crise sanitaire, abandonné par un ministère de la culture inexistant, l’université doit gérer à la fois une massification sans moyens supplémentaires et une compétitivité, sans oublier la gestion désastreuse de l’accueil des migrants. On doit faire face à une menace libérale qui, pour maintenir le rêve de la croissance continue, remet en cause tous les acquis sociaux, et, par ailleurs, la menace montante d’une pensée nationaliste et raciste, une extrême droite à plusieurs visages, à plusieurs vitesses. Quand je vois le contexte écologique, social, culturel ainsi que psychologique, aggravé par deux ans de pandémie, et qu’on entend que se maintient cette idéologie d’une croissance à 3%,  je ne peux être guère optimiste.

Que peut la poésie, plus généralement la littérature dans ces conditions ? La poésie est politique en ce sens que s’y jouent les tensions laissées hors-champ de la vie, le refoulé et l’oublié qui, accumulés, conduisent à la catastrophe. Il s’y formule aussi, avant même les faits, l’espoir d’une bifurcation, d’une transformation dont elle porte souvent les germes qui semblent utopiques alors qu’ils sont un réel à venir.

Tous mes textes depuis La cité dolente (2015, réédition LansKine, à paraître janvier 2023), – un long poème narratif où un vieil homme s’enferme dans un hospice, dialogue avec l’Enfer de Dante mais aussi la poésie de Passolini – jusqu’au dernier paru les corps caverneux (LansKine, 2022) en passant pas je neige (entre les mots de villon) (LansKine 2018) et kaspar de pierre (La lettre volée, 2017), posent des questions aux mécanismes de la violence à la fois intime et collective et aux possibilités de transformation et de résistance. Il s’y trace un chemin de vigilance et le travail extrême avec la langue qu’est la poésie, qui renonce à la langue et la syntaxe habituelles, permet aussi de faire certains courts-circuits, certaines bifurcations qui rendent les lecteurs plus attentifs à ce qu’il faut réinventer, déplacer. Dans les corps caverneux, qui créé des tensions entre des perspectives personnelles et impersonnelles, on trouve « la chambre et l’abeille (epadh mélodie) » où se posent à la fois la question du vers libre, le statut de l’image dans la mémoire, la question de la perte et de l’amour filial, mais aussi l’extrême violence hospitalière et l’abandon des très âgés. Un travail de langue n’exclut pas de regarder le réel en face. Bien au contraire, c’est rendre à la vie en commun ses questions complexes. Dés-occulter les questions.

L’aggravation de la situation sociale et écologique dans nos sociétés capitalistes tardives provoque dans l’écriture aussi et en poésie une poussée dystopique depuis quelques années. Je pense bien sûr à Antoine Volodine et son Terminus Radieux ou d’autres livres mais à bien d’autres auteurs qui intègrent récemment cette dimension, par exemple Lucie Taïeb dans Les échappées. Bien sûr la réaction dystopique est proportionnelle aux attaques sociales et politiques. On revient aussi à une littérature porteuse d’utopie, ce qui rappelle les époques plus troubles de l’Histoire ou les littératures des pays subissant des dictatures nécessitant des déplacements de l’écriture. Mais il faut entendre ce que l’écriture dit, son geste oraculaire n’est pas une lettre morte mais bien un doigt tendu vivant. Si nos dirigeants libéraux lisaient un peu plus, cela pourrait leur montrer un peu le chemin et renouveler leur questionnement. Bien sûr, dans un même temps aussi, réapparaissent des proses nationales qui exaltent la vieille terre ou des « valeurs » du patriarcat comme entité glorieuse et cela se vend bien, on pense à Houellebecq et à d’autres.

Mon travail plus récent sur le conte est une réponse poétique qui est politique aussi : au lieu de m’inscrire dans un chemin épique, qui m’apparaît comme un vieux fantasme de gloire ou de grandeur retrouvée, même transformée, de glorification de lieux ou de personnes, je me tourne vers le conte comme le pendant hybride de l’épopée, une écriture non nationale, mouvante, migrante, parfois collective et transgressive. Le conte n’est pas le mythe. Les figures du conte étant migrantes, souvent hybrides (homme-femme, être humain-animal) et ouvertes, le conte porte une part utopique tournée non pas vers une déploration du passé mais vers une aspiration à l’avenir. Il est important pour moi de voir si notre vieil occident est toujours à même de continuer les contes, pas seulement de les citer, de les analyser mais d’en écrire de nouveaux ou d’en écrire des variantes, de faire dévier les récits anciens pour leur incorporer des rêves d’avenir. Dans outrechanter, (la lettre volée 2023) je réécris le serpent blanc, un conte chinois, et dans melusine reloaded que j’écris en ce moment, je reprends l’oublié des récits mélusiniens pour voir la figure de transgression et de transformation qu’est, aujourd’hui, mélusine qui pose des questions non seulement à l’écriture poétique, au lieu à habiter, à la guerre, au désir, à l’amour ou à la violence. Ce récit a une dimension dystopique, il cherche à prolonger les questions que nous pose le présent en cherchant dans le passé des germes d’avenir. Il permet d’imaginer un avenir, de l’inventer, de repenser les structures sociales aussi. C’est le côté prédictif de l’écriture. C’est aussi sa force de bifurcation, sa capacité à nous faire sortir des rails de la pensée en place à partir d’un travail sur la langue. Donner voix à ce qui reste hors-champ des élections est politique également, urgent autrement.

Dernier titre paru : Les Corps caverneux, Lanskine, 2022