Vers les terres vagues est le récit d’un voyage autant que celui d’une expérience sensible et politique dont le lieu privilégié est la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Entretien avec Virginie Gautier.
Vers les terres vagues est le récit d’un voyage de 13 jours vers la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes. Le titre du livre renvoie ainsi à ces définitions de la lande : « Les naturalistes l’appellent terre vaine ou terre vague, c’est un bien resté longtemps commun, une zone de traverse, un lieu d’exploitation collective » ou encore : « Retour vers les terres vagues, non domestiquées, terres communes, ni urbanisées ni assignées à la seule fonction de produire ». Vers les terres vagues, sous-titré « Approche de la Zone à défendre » se structure autour de 3 sections. L’ouverture du texte s’apparente à une réflexion passionnante à la fois sur ce qui se passe en amont du voyage, sur les déplacements eux-mêmes dans ce qu’ils opèrent sur les rapports intériorité/« lignes géographiques », et sur l’espace à la fois géographique, historique et imaginaire que représentent les cartes topographiques. La section centrale est le journal de 13 jours de marche vers les terres vagues de Notre-Dame-des-Landes. « En mesurer le paradoxe : l’épreuve d’un hors-piste à pied treize jours durant qui sera franchi au retour en à peine trois heures de voiture ». Une dernière section se rapporte aux rencontres avec les habitants de la ZAD. La photographie d’une carte (IGN ou dessinée) ouvre chacune des trois sections. Comment s’est opéré le choix de ce voyage vers Notre-Dame-des-Landes ? Cette structure qui met en place des formes très différentes fait-elle partie de la démarche initiale dans l’écriture et la composition du livre ?
La plupart du temps, des lieux sont à l’origine de mes projets d’écriture. Il se trouve qu’à cette période, je venais de quitter la région parisienne pour vivre dans le Finistère et cela soulevait pour moi de nouvelles questions. Quels enjeux contemporains dans l’espace rural ? Comment repenser nos manières de cohabiter les un.es avec les autres, populations humaines, animales et milieux de vie ? La Zad était ce lieu qui s’inventait à partir d’une lutte. Aussi l’écriture a été l’occasion d’engager un dialogue avec cet endroit.
Vous le dites, chaque partie s’ouvre sur une carte toujours centrée sur la forêt de Rohanne à Notre-Dame-des-Landes mais révélant trois représentations dissemblables d’un même territoire. Ce motif en triptyque est redondant dans le texte. Les trois parties du récit sont le reflet d’un séquençage chronologique : avant, pendant, après le voyage, globalement. Mais ça n’est pas aussi simple. Cette structuration est une reconstruction, elle n’est donc pas toujours exacte mais permet de broder sur ce motif temporel chronologique différents modes discursifs, ou différentes façons de me relier au réel par l’écriture, qui pourraient être résumées ainsi : l’espace de la rêverie (l’idée de rêve a ici plusieurs acceptions : utopique, culturelle, onirique), l’espace de l’expérience et celui de la documentation. Dans les premières versions d’écriture, je distinguais même ces séquences en changeant de couleurs.
L’idée d’entrelacement et de stratification est toujours importante dans mon travail. Cette structure chronologique pose donc une base pour tisser d’autres strates qui, au fil du texte, relient des objets éloignés, faits, lieux, époques. Ainsi, si la démarche initiale de l’écriture est issue du désir de me confronter à un espace d’action plutôt linéaire : un trajet, une direction, une expérience de marche — la composition du livre, elle, est faite de combinaisons de temps et d’espaces.
Vers les terres vagues met en évidence les liens qui s’opèrent entre l’écriture et la marche. L’écriture semble se produire à l’endroit où se connectent intériorité et monde extérieur. Les méthodes utilisées pour l’écriture de ce texte sont en prise directe avec la marche elle-même : stocker des phrases en marchant, enregistrer… Que produit la marche sur l’écriture dans l’élaboration de ce livre ? Peut-on parler d’une influence réciproque ? La marche a-t-elle déplacé les techniques d’écriture habituellement mises en place ?
Au moment où j’ai mis ce texte en chantier, je m’interrogeais, dans le cadre d’une thèse en recherche-création, soutenue à l’université de Cergy fin 2019, sur les récits de déplacement. Ayant constaté dans mes textes précédents un rapport récurrent aux lieux et un besoin de m’y inscrire physiquement, je me suis demandé pourquoi certains auteurs et autrices éprouvent la nécessité de se déplacer pour écrire. Et comment s’articule chez eux le rapport entre un espace traversé et l’élaboration d’une forme écrite. À l’instar de certaines œuvres artistiques contextuelles – voir, par exemple, Un art contextuel de Paul Ardenne, ou Marcher Créer de Thierry Davila –, que serait une praxis littéraire en déplacement ?
Pour Vers les terres vagues, j’ai mis ces questions en pratique d’une façon très expérimentale. L’idée était de faire de cette marche un protocole de création — et ce simple fait permet de produire un état d’attention tout à fait particulier — puis d’articuler autant que possible marche et écriture pour enregistrer une matière située : des notations vocales, sonores, que j’enregistrais sur mon téléphone et transcrivais chaque soir par écrit. Cette matière première a façonné, pour la partie centrale du récit, un pré-texte directement relié à l’expérience, un mélange de réflexions, d’impressions, de choses vues ou entendues à partir de la présence, très forte, du corps en marche. Comme s’il s’agissait d’inventer une syntaxe des bords de route, d’associer, par la marche dans un premier temps, puis par l’écriture dans un second, des fragments isolés, de faire tenir ensemble des morceaux de campagne, des espaces oubliés et, par le mouvement qui les attache, de chercher à leur redonner du sens. Évidemment, les analogies marche/écriture ont joué à plein dans l’espoir que ce déplacement physique invente son écriture. Une écriture peut-être plus attentive à la dimension matérielle, sensible et qui mette en œuvre, depuis ce ralentissement de la marche, une forme d’écologie de l’attention.
Le texte poétique se situe au croisement des genres : réflexion / essai, journal, récit notamment, et se réfère à différents domaines : littéraire, historique, ethnologique… Il se compose d’un matériau hétérogène traversé par des données documentaires qui intègrent le récit ainsi que par de nombreuses références. Comment s’est constitué précisément ce matériau d’écriture ?
J’ai envie de dire d’abord que cette hybridité est inhérente à la forme du récit de déplacement, et de voyage en général, puisqu’il s’agit d’inventer une façon de « faire monde » à partir du morcellement de l’expérience et de matériaux documentaires hétérogènes. Cette interdisciplinarité des sources, que vous pointez, est donc imposée par l’objet même du travail. Elle répond à un désir de déplier un espace, c’est-à-dire d’abord de le comprendre puis de le donner à voir. Sans toutefois oublier que le réel est toujours, selon la belle formule de Camille de Toledo, une « sédimentation des fictions du monde » (Le Hêtre et le bouleau). L’appréhension d’un territoire commence bien souvent par la lecture d’un ensemble de documents variés, plus ou moins informationnels, qui sont eux-mêmes des sortes de récits. On lit un lieu avant de l’appréhender physiquement, d’où la présence centrale des cartes dans la première partie, mais aussi, plus loin, de notations sur les marais, le bocage, ou encore l’inscription de souvenirs de lectures : Gabriel Garcia Marquez, James Agee… La Zad elle-même est un espace très écrit, très inspiré. Bref, j’ai eu envie de rendre lisible cette stratification sédimentaire des fictions, ou des représentations qui fabriquent un territoire, sans chercher à les recouvrir par la parole d’un narrateur savant, sans en gommer les origines diverses. Mon approche est toutefois résolument poétique et l’écriture cherche sans cesse son équilibre entre une causalité interne au langage et une exactitude géographique, comme dans ce paragraphe « On entre par le mot de lande ».
Les enjeux politiques sont particulièrement présents dans la dernière section du livre qui se compose autour des habitants de la ZAD qui est aussi un lieu d’utopie, autour des activités qui y sont menées, des rencontres, des chantiers. « Se retrouver dans un collectif sans que nul ne s’étonne ni ne vous pose de questions. C’est à cela qu’on les reconnait, ceux qui restent, les habitants […] il y a ce mélange de fonctionnement collectif et d’autonomie individuelle ». La parole occupe une place centrale dans cette section du livre : « parler, comme marcher, c’est réaffirmer les circulations, les ouvertures. » Quelle place occupent les préoccupations politiques dans l’écriture de ce livre ?
Effectivement, la parole est absolument centrale sur la Zad où tout se discute, s’exprime, se négocie. C’est pourquoi les paroles prennent une grande place dans la troisième partie. Tenant elles-mêmes de la documentation, puisque ce sont des phrases collectées, elles apportent une syntaxe et un lexique spécifique, une dynamique qui fait écho à celle qui existe sur la Zad. Elles disent aussi cet espace d’altérité en donnant à lire des écarts, des frottements, une multiplication des points de vue qui se confrontent sans chercher à s’homogénéiser. Ici le langage rejoint la préoccupation politique. Aussi bien le « je » de la narratrice comme un corps en déplacement qui se définit par sa capacité à faire le chemin vers, que le chapelet des verbes d’action qui racontent quelque chose d’une expérimentation collective, la nécessité de bricoler, de construire d’autres manières de faire. Ainsi, ces « terres vagues », terme juridique des communs, deviennent peu à peu la métaphore de lieux non assujettis, des marges, des zones refuges pour l’esprit, des réserves de possible. Car ce qu’annonce ce titre, et qui est profondément politique, c’est la recherche d’une géographie non domestiquée, d’un espace qui résiste aux injonctions cadastrales de l’ordre néolibéral qui s’étend sur tous nos espaces de vie.
Le livre se fonde sur une expérience et une enquête : « une expérience de marche » et de rencontres, une enquête pour un projet d’écriture. « J’écoute les conversations, prends le pouls du lieu, repousse le moment de raconter pour ne pas laisser le voyage s’éloigner trop vite de mes sensations, devenir un objet, une version, un récit. » Vers les terres vagues se rapporte à un travail d’écriture où s’agencent des fragments qui ont trait à la fois aux sensations et aux observations, à la solitude (section 2) et aux échanges et rencontres (section 3). « Il y a des lieux qui articulent de la pensée ». Le travail mis en œuvre pour le projet d’écriture (notes, enregistrements…) lors de ce séjour, a-t-il modifié d’une façon ou d’une autre les rapports, les liens, les distances avec les personnes rencontrées dans la ZAD ? Peut-on dire que ce voyage et ce travail d’écriture trouvent aussi leur singularité avec ce double mouvement distinct d’intériorité et de solitude / d’échanges et de rencontres, selon les sections du livre ?
Avant même d’envisager ce travail d’écriture, je m’étais déjà rendue sur la Zad à l’occasion de quelques évènements festifs. En avril 2017, à l’issue de mon dispositif d’écriture en déplacement, je suis restée quelques jours à la Wardine. C’était avant l’abandon du projet d’aéroport. Je suis revenue un an plus tard passer une semaine à la Noé Verte, juste avant l’assaut des forces de l’ordre. Et encore une autre fois en 2019. Ces moments, très différents, sont réunis dans le texte. Mais dès le début, je me suis rendu compte qu’il n’était pas vraiment possible, ni même souhaitable, d’être en posture d’observatrice, d’enregistrer, de photographier ou de prendre des notes. Celles et ceux qui vivaient sur place nous accueillaient sans nous poser de questions. Pas de douane évidemment à l’entrée de la Zad, même quand la période était tendue. Et nous étions nombreux à faire étape. Alors comment entrer en relation avec ce collectif singulier fait de gens installés et de gens de passage, de gens en train de construire un avenir mais aussi de gens en rupture avec un passé ?
Il y a effectivement ce contraste entre la solitude des jours de marche, dans la seconde partie du texte, et la dimension fortement collective de la troisième partie. Un contraste similaire à celui éprouvé pendant la traversée, entre la désertification des espaces ruraux et l’agitation de ruche découverte en pénétrant dans la Zone-à-défendre. Et peut-être ce travail est-il aussi à l’interface d’une intériorité et d’une altérité ? Dans Nos cabanes, Marielle Macé évoque un « nous » qui serait « quelque chose comme le pluriel de ‘seul’ : il ne se fait pas à partir de nos jeux affirmés ou vacillants, mais à partir de nos solitudes ; il les met en commun ». Mon implication, subjective, incomplète, se voulait aux antipodes de l’enquête journalistique. Aussi, sur place, j’ai complètement mis de côté la prise de notes. Nous savions en notre for intérieur pourquoi nous étions là ou nous tentions de le découvrir. Cela passait par la mise en commun de gestes, par le partage de choses à faire. Ces moments ensemble, il ne fallait pas les observer, il fallait les vivre.
Le texte est aussi traversé par l’imaginaire et par d’autres territoires, en particulier la référence très présente à l’Australie et aux Aborigènes, en première partie de volume. « Il y a des lieux qu’on fabrique en rêve » (première section) ou encore : « en pensant […] aux pistes de rêves aborigènes ». Quelle place occupent dans l’écriture de ce livre ces autres lieux, imaginaires, géographiques ?
Ce paragraphe, « il y a des lieux que l’on fabrique en rêve », est un pur fragment onirique. C’est là où l’écriture nous emmène, parfois, quand on lâche la bride. Il y a cette idée de forêt comme lieu refuge pour transformer quelque chose à l’intérieur de soi, tout comme le motif du chantier, qui fait retour dans le texte.
S’agissant des Aborigènes d’Australie, c’est autre chose. Cette nécessité de Réveiller les esprits de la terre (je cite ici le titre du dernier livre de Barbara Glowczewski) est une question importante sur la Zad. Comment se relie-t-on à ce sol nourricier, la surface de la terre, que l’on habite ? J’ai fait un voyage marquant en Australie, il y a pas mal d’années, et la façon dont le mythe aborigène lie espace et temps, rêve et vie matérielle, corps et territoire, nourrit ma réflexion et mon travail depuis longtemps. Je fais aussi ces croisements dans mon livre Marcher dans Londres en suivant le plan du Caire, paru chez Publie.net. Du coup, lorsque j’ai croisé Barbara — qui est anthropologue et ethnologue, spécialiste des aborigènes d’Australie — sur la Zad où elle était venue projeter le film de Vanessa Escalante, La révolte des rêves, ce fil est venu se tisser au reste avec évidence. D’ailleurs, nous partagerons une soirée le 4 mai au Lieu Unique à Nantes à l’invitation de la Maison de la Poésie.
Ces imaginaires, ces cultures nous rappellent que d’autres rapports au territoire sont possibles, qu’ils réclament droit d’existence. L’écriture quant à elle permet cela, de croiser ses propres « lignes de rêve » dans le tissu du texte.
Quels sont vos projets d’écriture, vos travaux en cours ?
Je viens de terminer un texte poétique, Les Déprises, écrit dans une continuité d’images et de questionnements avec Vers les terres vagues mais dans une langue moins narrative, plus onirique. C’est une forme poétique traversée par l’idée de recyclage, des strophes trouées, morcelées dont les formes inspirantes seraient les « anarchitectures » de Gordon Matta Clark, l’idée de bricolage chez Claude Lévi-Strauss ou encore ce « radeau » de Fernand Deligny. J’ai obtenu une aide à la création du CNL pour ce travail et quelques premières strophes ont été publiées dans la revue numérique Hors-Sol en 2019.
Je suis par ailleurs, cette année, en résidence dans un quartier de la communauté urbaine de Dunkerque pour faire le récit d’un projet artistique de territoire. C’est assez nouveau pour moi. Il s’agit d’une recherche-action qui met en avant un processus avec les habitants, où je réactive des pratiques de collecte de paroles, d’écriture in situ et d’arpentages. Une autre manière d’engager l’écriture sur le territoire géographique et social, même si je ne sais pas encore la forme que prendra cette expérience dont je fixe les étapes dans un blog : Déplis – Éléments pour une recherche-action collective sur le territoire de Dunkerque.
Virginie Gautier, Vers les terres vagues – Approche de la Zone à défendre, éditions NOUS, mars 2022, 128 p., 14 €