Le livre de Patrice Maniglier, Le Philosophe, la Terre et le Virus. Bruno Latour expliqué par l’actualité, se situe à l’intersection de deux sous-genres : d’une part, la reprise systématique d’une parole qui, quoique théorique, ne rendait pas explicites toutes ses articulations conceptuelles (c’est l’opération platonicienne sur Socrate) ; d’autre part, la confrontation d’une philosophie à un événement d’actualité, comme le firent Derrida et Habermas avec le 11 septembre, Badiou avec l’élection de Sarkozy ou Kant avec la Révolution française. J’emprunte ce dernier exemple à Patrice Maniglier lui-même, qui écrit : « Il se peut que cette pandémie soit l’équivalent pour le temps présent de ce qu’a été la Révolution française pour l’époque bourgeoise » (p. 227-228). À savoir : un événement qui nous pousse à changer radicalement notre manière de penser. Le pari de Patrice Maniglier est que l’œuvre de Bruno Latour contenait et contient les outils conceptuels nous permettant d’opérer cette transformation. L’événement Covid-19 aurait une puissance de révélation.
Le livre s’ouvre sur l’annonce d’un objectif double : « jeter quelques lumières sur un présent sidéré par ce dont il s’est avéré capable, à savoir la pandémie de Covid-19, et introduire à une entreprise intellectuelle que [l’auteur tient] pour une des plus fécondes de notre temps, celle de Bruno Latour. » (p. 7) « Bruno Latour expliqué par l’actualité », comme l’annonce le sous-titre ; mais aussi donc « l’actualité expliquée par Bruno Latour », l’un par l’autre et réciproquement : comme s’il s’agissait de caler enfin la bonne bande sonore, celle capable de donner sens aux images que l’on voyait jusque-là sans les comprendre parce qu’on écoutait l’audio d’un autre film sans s’en rendre compte. Patrice Maniglier se charge du montage ; philosophe spécialiste de Saussure et du structuralisme, il se propose en effet, par adjonction de concepts par lui construits quand c’est nécessaire, de densifier, préciser et systématiser la pensée de Latour : il se propose de « l’aider […] systématiquement » (p. 104). Il faut moins voir son livre comme le simple commentaire d’une œuvre, que comme l’intervention d’un collaborateur spécialisé (dans la systématisation) au sein d’une équipe de penseurs (dont Latour est le nom le plus saillant mais qui compte aussi Philippe Descola, Émilie Hache, Pierre Charbonnier, Anna Tsing, etc.). La pensée est une affaire collective ; dans la famille Latour, je demande le structuraliste.
On comprend l’intérêt de produire le système conceptuel d’une pensée s’étant jusqu’alors principalement (car il y a tout de même la synthèse de l’Enquête sur les modes d’existence en 2012) donnée dans un archipel de livres variant leurs concepts en même temps que leurs objets, — mais pourquoi le faire à l’occasion de la pandémie ? C’est que l’un des enjeux majeurs de l’œuvre de Latour (qui se donne comme une sociologie et une anthropologie davantage que comme une philosophie) est de nous inviter à ne pas penser hors-sol (avec des concepts se donnant l’allure d’universaux parce qu’ils sont vides), mais de toujours suivre au contraire à la culotte (si j’ose dire) les processus les plus concrets. Par exemple : ne pas postuler une méthode scientifique qui dise ce que les scientifiques doivent faire, mais observer très précisément ce qu’ils font, comment et avec quoi. Les concepts ont donc pour lui une valeur descriptive (ils stylisent des phénomènes complexes) plus que spéculative (le raisonnement à lui seul n’accouche de rien). Or, la pandémie est une séance d’écarquillage collectif des yeux : depuis deux ans, nous sommes tous plus que jamais en train de guetter le réel dans ses manifestations les plus imprévisibles. Nous scrutons tout, nous discutons tout, dans la perplexité et le désarroi. Patrice Maniglier se sert de cette aubaine (nous sommes plantés les yeux ouverts en face d’un film que nous ne comprenons pas) pour poser la bande-son qu’il faut.
La pandémie a d’abord versé dans le débat public des questions scientifiques (utilité ou non du masque, du vaccin ; efficacité ou non de la chloroquine), au point de transformer les citoyens français, selon la boutade, en 66 millions d’infectiologues. Mais au lieu de s’en moquer, il faut se réjouir, car « l’opinion publique effarée a découvert pendant cette pandémie que les sciences étaient un champ de bataille. » (p. 31) La sociologie de Latour a depuis longtemps mis en évidence l’importance des controverses dans la production des faits scientifiques : loin d’être l’application d’une méthode rationnelle comme le prétend l’épistémologie traditionnelle, « une entreprise scientifique, avance Maniglier, consiste à essayer d’attacher à un énoncé le maximum d’alliés humains et non humains, de telle sorte que se dissocier de celui-ci revienne à perdre beaucoup de choses » (p. 32). Le chercheur ressemble donc plutôt à un procureur ou un avocat qu’à un émissaire angélique de la nature des choses. La formulation proposée ici, en termes d’attachements (un concept central dans ce livre), est remarquable parce que, s’appuyant sur les travaux les plus récents de Latour (depuis Face à Gaïa) pour redécrire ses objets plus anciens (les sciences), elle créé une unité qui n’est pas perceptible sinon : sans doute le système était-il possible, mais il n’existait pas et Maniglier le fabrique devant nous.
Le virus s’est par ailleurs révélé être un sujet agissant, quoique non-humain. On peut lui créditer par exemple des stratégies (comme développer des variants pour parer nos actions, etc.). Maniglier plaide donc pour la pertinence d’une ontologie plate, qui puisse aborder ce genre d’existants sans postuler des règnes ou des hiérarchies en soi (telles que nature/culture ; personnes / choses, etc.). Les choses en effet, « 1) sont à plat, 2) composées diversement, 3) actives, 4) embrouillées. » (p. 58) Ce dernier concept, cardinal dans le livre, renvoie au fait que les choses, plutôt que d’être distinctes selon un modèle mécaniste (une cause séparée de sa conséquence), sont non seulement imbriquées les unes dans les autres, mais dans des relations rationnellement incompréhensibles (du type : une cause est la conséquence de sa conséquence ; un tout est la partie d’une de ses parties). La pandémie nous montre ainsi qu’il n’y a pas d’un côté l’homme, et de l’autre le virus : le virus est en nous, mais aussi, nous sommes entourés par le virus. Nos rapports aux autres êtres relèvent donc moins de relations logiques (cause/conséquence, dedans/dehors, etc.) que de types paradoxaux d’attachements qui se composent et s’enchevêtrent les uns avec et dans les autres, au point que Maniglier peut écrire : « Les mondes ressemblent à des pelotes de relations embrouillées elles-mêmes enchevêtrées les unes dans les autres ». (p. 61) En lisant Le Philosophe, la Terre et le Virus, on a un peu l’impression qu’il s’agit d’opérer sur nos représentations une révolution conceptuelle aussi importante que ce qu’a fait la physique quantique par rapport à la physique classique ; sauf que cette révolution ne peut passer que par le langage courant (et non par le langage formalisé des mathématiques). D’où l’extrême tenue stylistique de ces propositions qui, redécrivant le monde non pas comme clarté et distinction mais comme embrouille, risquent à chaque pas l’imbroglio.
Qui plus est, la pandémie a confirmé l’irruption, pointée par Latour, de la Terre comme acteur : « Le virus vaut comme métonymie et métaphore de la Terre pour trois raisons : parce qu’il met en évidence la continuité des embrouilles […] ; parce qu’il constitue un aspect de la finitude de l’horizon de perpétuation de la lignée moderne […] ; parce qu’il met en évidence l’existence de principes de régulation dans laquelle tous les terrestres sont engagés d’une manière ou d’une autre » (p. 103). Trois manières de dire que « la terre est une » : continuité de tous les êtres ; finitude (il n’y a pas de planète B) ; systématicité d’une Terre superorganisme. Cette dernière propriété ne doit pas inviter à traiter la Terre comme si c’était une transcendance (sans quoi ce serait une entorse à l’ontologie plate) : elle est, si l’on peut dire, « horizontalement globale ». Elle est en effet globale moins parce qu’elle nous contient que parce qu’elle produit des opérations de désorganisation, des « bougés » au gré desquels « deux lieux apparemment distants se trouvent soudain brutalement rapprochés » (p. 138), comme une rue de Wuhan semble aujourd’hui presque contiguë à celle où vous habitez. En fait, « comprendre que le virus est global, c’est comprendre que sa globalité même doit être appréhendée de différentes manières et qu’il n’existe, comme réalité globale, qu’aux points de frictions où ces différentes manières tentent de se traduire les unes les autres, se mécomprennent, se transforment, et finalement se redéfinissent par différence et donc comme positions dans un système de variantes. » (p. 126) Ce genre d’affirmations, qui nous vaut un rapprochement assez inattendu avec le structuralisme (« une structure n’a jamais été pour Lévi-Strauss qu’un système de variantes », p. 128), montre bien la nature de l’intervention de Maniglier dans la discussion : il ne se contente ni de s’appuyer sur notre expérience de la pandémie pour nous introduire à Latour, ni d’appliquer les concepts de Latour pour redécrire la pandémie. Car il n’est pas un fait que le virus (objet de Maniglier) est la métonymie de la Terre (objet de Latour). C’est plutôt que posant que « le virus est la métonymie de la Terre », Maniglier dépayse légèrement la théorie de Latour, la fait varier de quelques degrés, la montre donc dans une physionomie un peu différente, comme s’il nous présentait depuis Genève le massif du Mont-Blanc qu’on n’avait jamais vu que depuis Chambéry : des arêtes jusqu’alors invisibles apparaissent, d’autres disparaissent ; des sommets inconnus doivent être nommés, d’autres, familiers, peuvent être oubliés. La fabrication de concepts à laquelle se prête Maniglier consiste donc à pointer ces parties du relief jusqu’alors restées dans l’ombre. Ce faisant, sa perspective (face au virus) lui permet de résoudre un peu différemment des problèmes qui existaient dans la pensée de Latour (par exemple, comment penser une entité globale non transcendante ?) mais selon une autre physionomie.
Après l’épistémologie (la science naît de la controverse), l’ontologie (plate), l’eschatologie (« la Terre est une ») et la cosmologie (penser une entité globale non transcendante), le cinquième et dernier chapitre se présente comme une géopolitique s’attachant à construire, dans la lignée de Nikolaj Schultz, le concept de « classes géosociales ». L’enjeu est double : il s’agit d’une part de penser nos attachements individuels, en sachant gré à la pandémie d’avoir mis au centre des discussions la question de savoir ce qui est essentiel et ce qui ne l’est pas. À quoi tenons-nous vraiment ? Que serions-nous capables d’abandonner ? Mais cela ne suffit pas, prévient l’auteur : « L’opération constitutive du capitalisme étant celle de la disjonction entre ‘le monde dont on vit’ [par exemple la colonie] et le ‘monde où l’on vit’ [par exemple la métropole], on ne peut se contenter d’une simple description des attachements ; on doit déterminer les ‘territoires’, entendus comme ce qui prend en compte non seulement ce à quoi on tient, mais aussi ce grâce à quoi on subsiste, quand bien même on n’y est attaché par aucun lien affectif. » (p. 186) L’opération conceptuelle de Maniglier consiste alors à penser les « classes géosociales » non comme un donné, mais comme l’enjeu d’une construction à venir : qui dépend de qui, qui a besoin de quoi, qui en veut à qui, qui veut bien abandonner quoi à qui ? Pour l’instant, nous ne le savons pas. Chacun est sans doute capable d’identifier tel ou tel de ses ennemis mais il est impossible de dégager deux classes massivement opposées : les enchevêtrements d’embrouilles font que les ennemis de mes ennemis ne sont pas mes amis (le militant écologiste a besoin d’un ordinateur qui exploite des terres rares pour écrire un tract ; l’éleveur qui pourrait être son allié le prend en grippe au moment de la réintroduction du loup). Il faudra donc construire ces classes géosociales, mais non pas à partir de positions de puretés (les bons contre les mauvais). Au contraire, « cette recomposition ne peut se faire que point par point, à l’occasion d’épreuves concrètes dont on ne connaît pas d’avance l’issue. » (p. 218). Les classes géosociales sont en ce sens encore à venir ; la lutte ne fait que commencer : « Contre toutes les facilités de ces discours politiques qui supposent connues les lignes de clivage le long desquelles se constituent les dynamiques de classe, typiquement les nationaux et les étrangers, les modernes et les archaïques, mais aussi les capitalistes et les prolétaires, les riches et les pauvres, les élites et le peuple, Latour nous invite à repartir sinon de zéro du moins de très bas pour reprendre le vaste travail de formation d’une dynamique de classe à partir des épreuves d’attachement et de détachement sans lequel en effet il n’y aura pas de politique. » (p. 223)
Maniglier le répète à plusieurs reprises : nous sommes dans une situation aussi inédite qu’au moment de la révolution industrielle. En ce sens, les collapsologues ont tort : ce n’est pas la fin du monde. À bien des égards, nous sommes au début d’une nouvelle époque : nous ne savons même pas encore identifier correctement avec qui nous luttons, et contre qui. Tout reste à connaître, à comprendre, à faire et l’enjeu de ce livre, Le Philosophe, la Terre et le Virus est outre sa pertinence heuristique, de nous outiller pour cette histoire à venir. Il va falloir engager des luttes, elles seront d’autant plus difficiles que la Terre est une pelote d’embrouilles ; mais il s’agit d’être le plus efficace possible. Les concepts peuvent servir à cela, ne peuvent peut-être servir qu’à cela.
Patrice Maniglier, Le Philosophe, la terre et le virus. Bruno Latour expliqué par l’actualité, éditions Les Liens qui libèrent, novembre 2021, 272 p., 19 €