Anne Gorouben, Olivier Steiner : Marilyn, zones de vertige (Le Ravissement de Marilyn Monroe)

A l’occasion de la parution de leur livre, Le Ravissement de Marilyn Monroe, entretien avec Anne Gorouben et Olivier Steiner où il est question de vie, de mort, de fascination, d’écriture, du Christ, du retour rêvé d’un spectre vivant…

À partir de quelles zones de vertige, d’amour, d’émois avez-vous approché Marilyn, toi, Anne, par le médium du dessin, toi, Olivier par le biais de la plume ? Quelle est l’archéologie sentimentale, esthétique qui a concouru à la naissance du livre ? Comment pensiez-vous la rejoindre et avec quels espoirs, quelles promesses de vie ?

Anne Gorouben : J’avais éprouvé un grand chagrin en écoutant, en 2012, la série d’émission que Michel Schneider lui avait consacré à partir de son livre Marilyn, dernières séances. Finalement, je la connaissais très peu avant, je n’étais pas intéressée plus que cela par les stars d’Hollywood et je n’avais pas idée, à part sa mort précoce, de ce qu’elle avait traversé. À partir de 2012, j’ai su ce qui me reliait à elle, à la femme addictée, boulimique et seule, cachée derrière l’icône.

J’ai cherché Marilyn hors de l’icône, hors de la pose pour les photographes, hors des photographies qui la dissimulent. J’ai visionné les reportages télévisuels, les entretiens, les films documentaires, tout ce hors-champ de son travail d’actrice, et j’ai enregistré environ 500 captures d’écran ; c’est de ce matériaux que je suis partie.

Je me suis lancée dans le dessin, cherchant l’éclat de lumière, l’aura, de Marilyn et la solitude de Norma Jeane, avec la sensation très physique et intime de ces contrastes simultanés.

La suggestion de faire un dessin de Marilyn pour un événement ponctuel avait suffi pour qu’elle devienne le sujet d’un travail de deux ans, celui du polyptyque que constituent les 36 dessins que j’ai immédiatement intitulé « Nous, Marilyn ». Par complicité existentielle.

Vint le confinement, les événements, les expositions, tout fut annulé. Fin avril 2020, j’ai rencontré le duo d’auteurs qui signe « LE MANQUE » et nous avons publié ensemble, début mai, la vidéo « Nous, Marilyn » autour d’une vingtaine de dessins que j’avais apportée sur mon lieu de confinement. En septembre Olivier est venu voir mes dessins et a proposé de faire un livre ensemble, j’ai reçu son texte en février 2021 et au mois de mars nous avons rencontré notre éditrice Marie Hasse.

« Nous, Marilyn » 2021 © Gorouben Anne / Adagp, Paris, 2022

Olivier Steiner : Vertige est en effet le mot juste. Et il se trouve que je suis en train de créer, avec le plasticien Emmanuel Lagarrigue, un spectacle, une sorte de lecture performée, avec Isabelle Adjani, à la Maison de la Poésie, ça va s’appeler « Le vertige Marilyn ». C’est une adaptation très libre de mon  texte Le Ravissement de Marilyn Monroe auquel nous avons ajouté des morceaux d’entretiens ou d’interview de Marilyn et d’Isabelle, le dernier entretien de Marilyn en l’occurrence, donné quatre jours avant sa mort. Le résultat sera le portait d’un « Je » oscillant, troublant, il s’agira d’une rêverie autour de Marilyn dans les heures autour de sa mort, mais ce sera aussi et surtout le portrait d’une femme seule, aujourd’hui, qui se trouve être une artiste et une star, et qui résiste, regarde la vie droit dans les yeux, en toute lucidité. Pour moi l’actrice la plus proche de Marilyn, c’est Isabelle Adjani, ça a toujours été mon intuition, nous allons vérifier cela sur un plateau, presque comme une expérience chimique ou chamanique. Mais attention, s’il y a bien un lien de sororité entre Marilyn et Isabelle, elles n’en sont pas moins très différentes, à commencer par la couleur des cheveux. Mais dans ces différences, grâce à elles, par-delà ces différences de potentiel, ça dialogue énormément.

Si je mentionne ce spectacle dans cet entretien sur notre livre c’est à cause de ce mot de « vertige » que tu viens d’employer, mais aussi parce que Marilyn n’en finit pas. Avant ce livre, il y eut d’autres projets, après ce livre il y en aura d’autres encore. Marilyn, même si ça traverse le vortex de la mort, même si ça semble circonscrit dans ces années 50 et 60 du XXe siècle, c’est dans la vie et pour la vie. Marilyn, c’est toujours à venir. Était-elle si vivante parce qu’elle était si proche de la mort ? Ou comme le dit Pasolini dans son poème : Se peut-il que la petite Marilyn nous ait ouvert le chemin ? Quel chemin, alors ? Quelle ligne de vol du poème et quelles directions ?

 

Que représente pour vous Marilyn, d’un point de vue radicalement subjectif ? Votre ravissement, votre rapt par Marilyn passe-t-il par l’envoûtement du regard, le tactile, les formes, les affects, le désarroi de Marilyn Monroe ? Est-elle une sœur, un double, un miroir, l’incarnation du désir chimiquement pur, de l’érotisme, de l’enfance, du rêve ? Ou une expression de l’impossible, une surface de projection, une déesse dans un monde où les dieux se sont enfuis ? Tuons-nous nos divinités afin de vérifier qu’elles aussi sont soumises à la loi de Thanatos ?

Olivier Steiner : Quand je me suis mis à écrire, c’était pour écrire, parce que je m’en sentais capable, que j’en avais envie, que j’aimais ça, et que j’avais une histoire à raconter – qui est devenue Bohème, mon premier roman. Puis d’autres livres sont venus, et petit à petit, aussi grâce aux lecteurs qui vous éclairent par leurs lectures, je me suis aperçu que je ne parlais que de la mort, de livre en livre. Peut-être est-ce mon seul sujet, en effet, pour ne pas dire objet. La mort, c’est bête, pourtant. D’une certaine façon, il n’y a rien à dire, mais je ne voudrais pas mourir sans avoir résolu quelque chose de mon rapport à la mort, peut-être aussi parce qu’elle m’attire autant qu’elle me terrifie, peut-être parce que j’ai l’impression qu’elle veut me dire quelque chose, à moins que ce soit moi qui ait envie de lui dire quelque chose.

Marilyn, il y eut ce jour où je suis tombé sur le net sur une des photos volées à la morgue, Marilyn de profil, cheveux de paille, corps de poupée désarticulée, sans vie. Le scandale de la mort. La vision de cette photo m’a fait alors l’effet d’une implosion, comme si je voyais la mort pour la première fois, et elle est dégueulasse. La mort, on la voit tellement partout, tout le temps, dans les films, à la télévision, qu’on finit par ne plus la voir, elle devient fiction. Cette photo de Marilyn, c’était la mort d’un coup, toute la mort, et c’était insupportable. Un moteur et un motif pour écrire. J’ai écrit une sorte de commentaire à cette photo, sur un mode poétique, puis un autre, et ça a grossi, et j’ai remonté le temps, quelques heures avant que ce cœur-là ne se soit arrêté, quelques heures après, j’ai fait comme une enquête, j’ai voulu épuiser ce réel-là, dire tout ce qui avait pu se passer, décrire tous les ciels, les minutes, les heures, les vagues. Pourquoi ? Peut-être pour dire encore ce scandale. Pour porter plainte, porter un peu plus haut la plainte.

Aujourd’hui je vois la mort comme un retour à un état antérieur au vivant, un au-delà de la vie. Et ça me fascine. Mais le problème, c’est le corps. Je ne trouve pas d’apaisement car je n’accepte pas que le corps – le mien – soit ainsi voué à la destruction, à la combustion ou au pourrissement. C’est ainsi que j’ai imaginé la main tremblante du jeune médecin légiste lors de l’autopsie, il approche la poitrine avec son scalpel, il s’arrête, lui qui a ouvert tant de corps, il ne peut plus. Il a supporté tant de morts mais là c’est la mort de trop. Le corps historique de Marilyn n’était pas seulement beau, il avait quelque chose de sacré. Il y a là un mystère, et un vertige encore. Duras : « Je me suis dit qu’on écrivait toujours sur le corps mort du monde et, de même, sur le corps mort de l’amour. »

Anne Gorouben : Marilyn est une actrice qui me touche infiniment, particulièrement dans The Misfits. Mais j’ai une anecdote avec elle, dans les années 80, bien avant de la connaitre mieux. Lorsque j’étais toute jeune peintre on m’avait conseillé d’aller voir Lucien Durand, galeriste rue Mazarine, qui avait la réputation de recevoir les jeunes artistes. Il a regardé mon dossier et a laissé tomber : « Mademoiselle, on ne devient pas Marilyn, on l’est ». J’ai trouvé sidérant qu’un homme puissant puisse s’approprier Marilyn et Simone de Beauvoir afin de démolir une jeune artiste qui venait à lui sans arrogance, mais sans aucun doute naïve, avec une peinture figurative à une époque qui ne voulait plus voir que de l’art conceptuel. Je ne sais à combien de Norma Jeane ce galeriste a pu asséner la même phrase. J’ai gardé en tête la formule assassine, une contre-vérité d’ailleurs.

Marilyn est une sœur dans la brutalité du monde patriarcal dans les familles, dans les mondes professionnels, dans les arts… On sait la violence des rapports de domination des femmes dans le monde du cinéma hollywoodien, on sait ce qu’elle y a vécu.

« Nous, Marilyn » 2021 © Gorouben Anne / Adagp, Paris, 2022

D’où vous est venue l’idée de trente-six portraits (Marilyn est morte à trente-six ans) et celle de sonder le mystère de la beauté, de l’éternel féminin qu’elle incarne à partir du couperet de sa mort le 4 août 1962 ? 

Anne Gorouben : Ce n’est pas une idée mais un processus très fréquent dans mon travail, l’aboutissement de mon irrépressible désir de dessiner et d’« épuiser » mon sujet. Faire un portrait de Marilyn n’aurait eu aucun sens pour moi, ça aurait été faire une image. J’ai commencé plusieurs dessins en parallèle à partir de mes captures d’écran, et je suis arrivée en trois semaines aux 36 dessins. Si j’avais dépassé ce nombre, je n’aurais jamais su comment m’arrêter, 36 était le point d’arrêt obligé.

Cette série de dessins est un polyptyque, un portrait diffracté de Marilyn/Norma Jeane, il n’existe pas de photographies publiées de ces mouvements, attitudes et positions échappés à la surveillance impitoyable de Marilyn qui barrait d’une croix les photographies qu’elle n’aimait pas sur les planches contact des photographes.

« Nous, Marilyn » 2021 © Gorouben Anne / Adagp, Paris, 2022

Olivier Steiner : Dans un des premiers états du texte, j’avais créé quatorze parties, ou méditations, comme les quatorze stations du rite de la Via Crucis. Il s’agissait de voir, rencontrer, prier. Toute proportion gardée, Marilyn a quelque chose de christique, 33 ans pour l’un, 36 ans pour l’autre, un parfum de sacrifice, une bonne nouvelle, il y a même ces photos de la séance Bert Stern, qu’elle a elle-même rayées, créant une croix sur des bras eux-mêmes en croix, troublant… Mais j’avais d’autres choses à écrire, j’ai donc eu l’idée de vingt-quatre parties comme les vingt-quatre heures du jour, et pendant ce temps Anne dessinait, c’est Anne qui m’a alors annoncé qu’elle comptait faire trente-six dessins, comme l’âge de Marilyn.

En quoi Marilyn Monroe demeure-t-elle notre contemporaine, l’icône de toutes les icônes ? Pourquoi cristallise-t-elle le dernier mythe, à fleur de beauté et de fragilité, de vitalité suprême et de tragique ? Peut-on dire qu’elle impulse à jamais une recherche du temps perdu au sens de La Recherche de Proust ? Qu’elle seule peut nous faire retrouver ce qui n’est plus dès lors que sa lumière, son éclat incomparables s’enracinaient dans un manque central ?

Olivier Steiner : Le désir est manque d’étoiles ! « Marilyn va me manquer et quelque chose d’elle va manquer au monde », dans mon texte je fais dire cela à Patricia Newcomb, son amie et attachée de presse. Le manque est au cœur du désir, donc de la vie, on le sait depuis Platon. C’est aussi un équilibre instable entre manque et puissance. Et c’est par incapacité de vivre que l’on écrit, il y a donc là aussi un manque, un défaut à l’origine, qui produit cependant. Il y a, dans le désir, une attirance pour le vertige – encore ! –, pour l’abîme de la perte totale de soi, ce rapt, ce ravissement. Le désir lui-même est attisé par l’horreur que nous avons néanmoins de ce mouvement, c’est le sens de l’angoisse sans laquelle la sexualité ne serait qu’une activité animale, et ne serait pas érotique. On ne peut comparer un tel désir qu’au vertige où la peur ne paralyse pas, mais accroît un désir involontaire de tomber. C’est le sentiment de danger que décrit Bataille je crois, qui nous place devant un vide nauséeux. Marilyn est là, elle continue d’errer, dans ces zones misfits, elle s’enroule dans la nuit américaine autour de l’arbre noir.

Anne Gorouben : Norma Jeane a fait naître Marilyn, elle l’a inventée au prix d’un grand travail. Elle a dû teindre ses cheveux en blond platine, subir quelques opérations… Mais c’était aussi une tâche quotidienne, il lui fallait des heures de maquillage pour se sentir assez confiante pour jouer et apparaître, ces aller-retour Norma Jeane/Marilyn étaient très coûteux. Et quand on a perçu cela une fois, on ne peut l’oublier, on ne la regarde plus du tout de la même façon qu’avant, on ne peut plus oublier d’où elle vient, quelle enfant elle reste ni quel chemin elle a parcouru dans la jungle des hommes.

Ce manque, on l’a retrouvé en d’autres et on le connaît en nous, nos propres abîmes sont percutés par ceux de Norma Jeane/Marilyn.

Elle est l’icône  « vol arrêté », comme le chante Vissotsky, elle n’a pas eu à vieillir, elle a gardé l’éternelle jeunesse. Leigh Wiener n’était pas là pour lui voler, comme il l’a fait à sa dépouille à la morgue, des photographies de ses moments de dépendance, de boulimie, de solitude, d’errance sexuelle ; elle reste immaculée, jeune et belle à jamais, en images.

Pour le polyptyque « Nous, Marilyn » je me suis confrontée à la fameuse photographie de son cadavre, et il m’a fallu du temps pour supporter cela. Mais il fallait que la mort soit présente, qu’on voie la décomposition en marche, la défiguration ; à la fois mort et enfance.

Quelle couleur et quelle forme (géométrique ou non) associez-vous à Marilyn ? Quel parfum, quelle fragrance  ? Quelle musique (ou quel type de silence) ? Quelle saveur ? Quelle aventure du toucher ? Enfin, quelle synesthésie ? Que lui diriez-vous, quel geste feriez-vous, que lui offririez-vous si elle revenait le temps d’un battement d’un cil, d’un shooting, d’une escapade vagabonde, avant de repartir ? Car elle ne peut que fuir…

Anne Gorouben : Surtout pas à Chanel n°5, que je déteste. J’ai rendu un jour à quelqu’un le grand flacon de N°5 qu’il m’avait offert. Je pense à la douceur de son étole en fourrure blanche et de certains boas en plumes. Mais Marilyn, c’est son murmure dans les interviews, son rire un peu hésitant, je la vois en contrastes simultanés, en noir et blanc comme en couleur.

Si je la voyais je lui prendrais la main et j’attendrais qu’elle pose la tête sur mon épaule. On a envie de la consoler, mais on ne sait pas si on n’en sera pas soi-même totalement dévasté : « Et même si l’un d’eux soudain me prenait sur son cœur, de son existence plus forte je périrais. Tout Ange est terrible » (Rilke).

Olivier Steiner : Une fleur blanche, assurément, l’entêtant parfum du lys, ou du muguet, du jasmin, la forme de cette robe noire Dior du shooting Bert Stern pour Vogue, le bleu d’un œil, celui, piscine, de Marilyn, celui, poudré-irisé d’Isabelle, le concerto pour piano numéro 2 de Rachmaninov, une coupe de champagne et un jus de pamplemousse rose, du caviar, des fraises des bois, une main posée sur un front, des yeux qui se ferment et qui sourient, si je la voyais, si elle était en face de moi ? Nous serions sur une plage, je la prendrais dans mes bras, je ne dirai rien, je penserai : La voilà, enfin !

Anne Gorouben, Olivier Steiner, Le Ravissement de Marilyn Monroe, éditions Metropolis, décembre 2021, 160 p., 20 € — Lire ici l’article de Véronique Bergen.

Une date supplémentaire : 31 janvier 2022, 21 heures