Licorice Pizza : Nos plus belles acnés

Capture d'écran de la bande annonce, Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved

S’il fallait à tout prix trouver des héritiers aux cinéastes disparus, ce qui n’est pas certain, l’héritier de Kubrick serait Paul Thomas Anderson. Certes pour lui, contrairement au réalisateur de Barry Lyndon, chaque film n’est pas l’occasion de revisiter un genre mais il suscite la même attente auprès des cinéphiles, on espère chaque fois de lui un grand film, assez différent du précédent : on veut être séduit et surpris. Licorice Pizza séduit et surprend.

Après plusieurs films, très réussis, au style presque expérimental et son faussement classique Phantom Thread, Paul Thomas Anderson se tourne vers la comédie romantique — genre qu’il avait déjà brillamment exploré avec Punch Drunk Love — pour tourner un film lumineux, inspiré et qui, tout en reprenant certains codes du genre, reste novateur. Comme chez Kubrick, le genre est plié, tordu et finalement reconstruit. Comme pour Kubrick, on ne va pas voir un film pour son scénario ou son sujet, mais pour voir comment le réalisateur se saisit d’une histoire si classique. Certains auteurs se glissent dans le genre, d’autres jouent avec les codes, peu se l’approprient : une comédie romantique de Paul Thomas Anderson, c’est un univers à part entière.

Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved

Le point de départ est un fantasme d’adolescent : un ado tombe amoureux d’une jeune femme venue dans son lycée, il l’invite à dîner et, comme on est au cinéma, elle accepte. C’est aussi pour ça que l’on va au cinéma, pour que les râteaux annoncés se transforment en épopée romantique. Dans la réalité, le film s’arrêterait sur un regard dégoûté de la jeune femme, dans un film français, ce serait le début d’un drame psychologique (où tout le monde habiterait dans des appartements hausmanniens au cœur de Paris), à Hollywood, c’est le début d’un mythe : un what if, et si ?

Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved

Le premier tour de force du film est de nous faire croire à cette histoire, et pourtant le héros, Gary Valentine (!!) ne ressemble pas à un jeune premier : l’acteur Cooper Hoffman (fils de Philipp  Seymour Hoffman, acteur fétiche des premiers films du cinéaste) affiche volontiers quelques kilos de trop dans les vêtements moulants des années 70, il a de l’acné, est un peu gauche, il n’a rien rien d’un DiCaprio. Elle, Alana Kane, est une jeune fille charmante, mais pas non plus la jeune beauté fatale des films pour ados. Elle est aussi un peu gauche, elle est une jeune juive tout droit sortie d’un roman de Philip Roth, une agente la félicitera d’ailleurs, en toute candeur, pour son magnifique « nez de juive » très recherché ! Pourtant, derrière le physique un peu ingrat de l’ado, il y a du Cary Grant en Gary Valentine : un esprit vif, une façon de ne jamais se montrer déstabilisé, une absence de doute et une manière très particulière de se montrer aussi agaçant que charmant. Au fond, ce qu’était Cary Grant chez Hawks ou Lubitsch : un esprit adolescent coincé dans le corps d’un homme. La première séquence du film, où la caméra suit les deux personnages dans un échange verbal digne de Lubitsch, donne le la : du début à la fin, le film est un véritable tour de force cinématographique et un enchantement absolu.

Le Gary de Licorice Pizza pourrait être la matérialisation physique de l’esprit du grand Cary. Alana partage avec son improbable soupirant une qualité essentielle qui les réunit : l’esprit. Alana est interprétée par Alana Haïm, chanteuse d’un groupe composé de toute la famille Haïm, proche de Paul Thomas Anderson, et elle est déjà la révélation de l’année. Autant Gary, enfant-star d’Hollywood, est toujours à l’aise et spontané, quelle que soit la situation, autant Alana est en perpétuel décalage avec le monde qui l’entoure : aimée par un ado, prenant la tête d’un groupe de collégiens, en conflit avec sa famille, incapable de s’intégrer au monde des adultes ou en maillot de bain dans la nuit de Los Angeles, elle semble toujours à côté de la situation, incarnant une Amérique qui se méfie de devenir adulte. Comme on la comprend ! Vieux lubrique, prédateur sexuel, fiancés potentiels (menteurs ou trop francs) poussent, presque malgré elle, Alana vers Gary. Alana résiste, réalisant l’absurdité et le caractère presque humiliant de la situation, d’autant plus que si Gary a de l’esprit, il reste un ado, capable de passer en un instant de l’attitude la plus charmante à la plus enfantine. Agir comme un gamin quand on a le physique de Cary Grant ça passe toujours mieux que quand on a le physique de son âge.

Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved

Mais si l’on peut croire en cette histoire impossible c’est que l’époque s’y prête : nous sommes au milieu des années 70. La période n’est pas ici une toile de fond surfant sur la vague nostalgique, les années 70 sont le cœur du film et si la comédie romantique peut exister, c’est d’abord parce que les années 70 sont l’âge des possibles aux États-Unis. L’insouciance est incarnée par Gary, la liberté par Alana. Pourtant le film ne sombre jamais dans la nostalgie facile, ce qui intéresse le réalisateur ce n’est pas le récit de la fin d’un monde, qui était par exemple au centre du très beau film de Tarantino Once upon a time in Hollywood. On a d’ailleurs beaucoup de mal à trouver des références à Licorice Pizza, autres que la « screwball comedy » et si Anderson nous rappelle Kubrick, c’est aussi parce que son cinéma semble à part et n’entre dans aucune famille connue. Au petit jeu un peu vain des comparaisons, il ne semble possible de comparer les films de Paul Thomas Anderson qu’à ses autres propres films… et encore.

Plus qu’un monde finissant, Licorice Pizza recrée l’époque de l’entre-deux : le Hollywood d’Anderson n’est plus celui des stars de l’âge d’or. On croise un double de William Holden, ici Jack Holden, vieux beau charmeur et pathétique, qui se rêve en James Dean de La Fureur de vivre, comme s’il se savait d’un autre temps. Alana tente vaguement une carrière d’actrice (on reconnaît le Breezy  de Clint Eastwood), mais ce n’est déjà plus l’époque des légendes et du glamour hollywoodien, exit Jack Holden (interprété avec dérision par Sean Penn, parfait) au terme d’une soirée où draguant la jeune fille, l’acteur semble surtout séduit par lui-même.

Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved

S’il y a un fil conducteur dans le cinéma de Paul Thomas Anderson, c’est peut-être celui d’une destinée écrite à l’avance et que l’on ne peut pas fuir. Tout semble pousser Alana vers Gary, lui aussi acteur, enfant plus ou moins star, cachetonnant dans le show d’une star assez grotesque, double de Lucille Ball. Sean Penn ayant décidé de finir la soirée avec son propre ego, c’est l’ado bedonnant, acnéique et un peu immature qui cherche à prendre la place du prince charmant. De Lucille Ball à William Holden, les stars sont pathétiques, les shows grotesques, déjà en décalage avec le pays. L’avenir appartient aux Gary, insouciants, parfaitement à l’aise dans la réalité. Pas vraiment le rêve hollywoodien ? C’est ce que semble se dire Alana, mais que voulez-vous, on ne choisit pas. Et puis ce sont les années 70.

Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved

La reconstitution des années 70 doit autant à la direction artistique, parfaite comme toujours chez Paul Thomas Anderson, qu’au mouvement que le cinéaste impulse au film. Ce sont d’abord les acteurs qui donnent son rythme au film. Gary est ainsi incapable de tenir en place, il donne le tempo à la mise en scène, à l’image de son cerveau en ébullition : il s’agite, court beaucoup, parcourt la Valley, ce quartier de Los Angeles où se côtoyaient encore toutes les classes sociales et où la middle class laissera petit à petit place aux immigrés latinos. L’énergie qui traverse chaque séquence est celle des seventies. Si l’utilisation de chansons de l’époque est courante, on n’a rarement (jamais) eu la sensation d’un tel moment de grâce, au milieu d’un embouteillage sous le magique Life on Mars  de David Bowie — lent travelling, la caméra légèrement abaissée, signature andersonienne. Le spectateur se sent littéralement transporté dans le travelling. La bande-originale évite l’effet compilation souvent artificiel. Aux chansons de l’époque se mêlent donc naturellement des chansons des décennies précédentes : les radios ne passent pas uniquement les tubes de l’année, Anderson a le souci du détail. Son sens du cadre, dénominateur commun de films aussi différents que There Will Be Blood ou Phantom Thread, s’enrichit ici d’un mouvement que le cinéaste décline sous toutes ses formes : acteurs qui courent, infatigables, course folle d’un camion sans essence, moto, voitures, et cet art du travelling — le cadre est vivant, le spectateur s’attend à tout.

En faisant des années 70 non le contexte mais le sujet, Licorice Pizza est l’un des films les plus exaltants de ces dernières années : si le point de départ, un jeune ado boutonneux qui séduit une jeune femme est crédible, c’est que l’époque et le pays s’y prêtent. La norme ? Mais ce monde est hors norme, un adolescent peut devenir un homme d’affaire à succès, on peut porter les vêtements les plus colorés ou se promener en sous-vêtements, on rencontre des personnages comme le petit ami de Barbra Streisand, dingue, érotomane, dangereux et hilarant (Bradley Cooper, exceptionnel !). Paul Thomas Anderson n’idéalise rien : la fameuse remarque sur « le formidable nez juif » d’Alana ouvre un gouffre avec notre époque. Doit-on se réjouir de la simplicité avec laquelle on pouvait prononcer ce genre de phrases, ou déplorer ce monde où une réplique aux frontières de l’antisémitisme est considérée comme tout à fait acceptable ? Ce n’est pas le moindre des exploits du cinéaste que de réussir à transporter le spectateur blasé, qui a vu tant de films et tant de séries sur l’époque, en territoire inconnu.

Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved

Pas de morale chez Paul Thomas Anderson, pas vraiment de métaphores non plus : le film parle de liberté et ne donne pas de leçons. Au fond, c’est peut-être ça le génie de ce film : à travers une époque, il raconte une histoire d’amour. Cette histoire ne peut avoir lieu que dans les années 70, et pas parce qu’il s’agit d’une époque innocente : le film a pour toile de fond la crise pétrolière qui va emporter les Trente Glorieuses, le miracle italien comme le rêve américain. On y voit Nixon juste avant le Watergate. Gary est un ado qui a déjà une idée du monde comme d’un marché à conquérir, des opportunités pour faire de l’argent, ce serait d’ailleurs son seul objectif s’il n’y avait pas Alana. Il est cynique et romantique. Pas de messages donc, le cinéaste fuit le film à thèse et lui préfère le plaisir de filmer une histoire juste parce qu’elle est charmante, drôle et brillamment racontée. Inspirée par la comédie de l’âge d’or hollywoodien, ancrée dans une époque où tout était encore possible, Licorice Pizza en revient aux origines du cinéma : Once upon a time, Il était une fois.

Cette foi dans l’improbable résonne forcément avec aujourd’hui. Le monde était bien en mouvement :  la crise du pétrole sera le tournant, les personnages l’ignorent, pas le spectateur. Aujourd’hui la romance durerait 15 minutes : l’ado mal foutu demanderait à la jeune fille de sortir avec lui, il se prendrait un râteau magistral — fin du film. Les happy ends sont réservés aux Cary Grant, quant aux ados boutonneux, ils sont morts avec les pantalons blancs en pattes d’éph.


Licorice Pizza
, un film écrit et réalisé par Paul Thomas Anderson, 2h13, janvier 2021 – Directeurs de la Photographie : Paul Thomas Anderson et Michael Baumann – Montage : Andy Jurgensen – Décor : Florencia Martin – Avec : Alana Haïm, Cooper Hoffman, Griff Giacchino, Milo Hershlag, Sean Penn, Bradley Cooper, Benny Safdie, Moti Haïm, Este Haïm, Danielle Haïm, Donna Haïm.

Capture d’écran de la bande annonce, Licorice Pizza © Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved