« Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire ». La phrase d’incipit des Idées noires, deuxième roman de Laure Gouraige s’offre aussi en quatrième de couverture du livre, dans la sobre évidence que cultivent les éditions P.O.L : une voix est là, concentrée en une phrase qui est pourtant tout sauf une formule — contrairement à tant de blurbs et autres effets d’annonce aussi clinquants que creux. « Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire » : tout est dit, rien pourtant d’une métamorphose aussi abrupte qu’absurde ou plutôt relevant d’une logique folle qui décale à peine pour agir comme un imparable révélateur photographique — l’une des définitions potentielles de la fiction, quand un livre n’est pas un sujet mais une manière.
« Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire ». La révélation naît d’un message, découvert à à 10h39 et laissé par une journaliste sur le téléphone portable de la narratrice, l’invitant à témoigner du racisme dont elle est victime. « Ce matin-là, celui où vous vous êtes réveillée à 10h39, vous pensiez être identique à la personne que vous étiez la veille ». La phrase d’incipit a la puissance d’une rupture, d’une béance ouverte en soi quand on ne se reconnaît plus.

« Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire » : la phrase isolée sur la page est aussi le premier chapitre d’un récit qui avance par courtes séquences, par scènes, comme autant de fragments d’une vie soudain pulvérisée par une révélation qui est aussi une assignation, par une altérité faisant irruption dans le quotidien déjà malmené et dépressif d’une narratrice dont la seule certitude est d’être « un creux parmi les vivants ». Elle n’est jamais nommée, pas plus que les autres personnages du livre, tous désignés par un métier, un lieu ou un lien familial. Comment nier que nous sommes souvent réduits à une telle étiquette ? Que nous ne sommes trop souvent définis que dans un rapport aux autres, dans ce qu’ils voient de nous, ou pensent reconnaitre, dans ce concentré identitaire que chacun retient de l’autre — ici noire, journaliste, géologue, tante, cousine, etc. ou le nom affectueux donné à la grand-mère haïtienne, Ima, affectueux nom d’enfance, masquant la douleur, le manque, les regrets, peu à peu révélés, puisque se voir soudain désignée comme noire sera aussi pour la narratrice le levier d’une ample anamnèse et d’un voyage tout autant intime que géographique.

« Vous vous réveillez un matin, vous êtes noire » et tout vacille. Ce qu’on pensait savoir de soi et de 31 années « sans histoire », un chat, un appartement de 40 m2 métro Tuileries, des rideaux en lin, une expertise en produits anticalcaires que lui reconnaissent ses amies… Que disent ces éléments épars de soi ? La narratrice pourrait tout aussi bien être une tortue puisqu’elle est « une espèce à part ». Ressemble-t-elle à la famille de sa mère (blancheur laiteuse) ou à celle de son père, marquée par un ample exil depuis Haïti, par l’émiettement d’une lignée entre les USA et la France ? Haïti n’est plus que récits devenus souvenirs, une vague recette de riz aux pois collés notée par la mère sur une enveloppe kraft (et qu’en faire, il n’y a pas les proportions des ingrédients ?), une bouteille de rhum dénichée dans Paris (« cet objet est ce qui existe de plus haïtien chez vous »), quelques photos sous une véranda détruite par le tremblement de terre de 2010. Haïti, c’est un lieu d’où la narratrice vient en partie et dont sa famille est partie. Même chose pour l’oncle géologue qui fait de l’île le sujet de ses conférences ou pour cet écrivain haïtien désormais canadien qui en a fait la clé de son succès — et s’offre comme une doublure potentielle de la narratrice, lui aussi a été confronté au message vocal d’une journaliste lui demandant « de témoigner de l’écriture de l’exil. Voilà, il s’est réveillé un matin exilé ». Tout n’est plus qu’archives en partie effacées et expériences redoublées. « Une île, c’est ce qui demeure lorsque tout a disparu », trace tenace mais en décalage. Haïti n’est plus un lieu intime mais une saison mentale et un sujet de livre ou de cours. Tout se brouille, l’anglais submerge le français (pourtant la narratrice est traductrice de l’allemand), les miroirs ne renvoient rien de sûr, les livres de la bibliothèque et les films ne parlent que de la ségrégation dans le Sud états-unien, les définitions de Google (racisme, idéologie) enfilent les généralités et ne disent rien de ce qui vous arrive. Le message de la journaliste hante la narratrice, elle y revient sans cesse, incapable pourtant de rappeler celle qui lui proposait de témoigner. Mais de quoi ? Et quand, au bout de 14 jours, le message disparaît, c’est son absence qui obsède la narratrice qu’aucun nom ou même prénom n’arrime au réel : comment prouver que « vous vous réveillez un matin, vous êtes noire » ? Le récit oscille entre présence et absence, vide et répétition, il circule de lieux honnis (le Ve arrondissement de Paris) à des espaces évités (Haïti) et des géographies en apparence consolantes (la Floride). Ces lieux sont des bouts d’identité(s), instables et cependant ce qu’il y a parfois de plus tangible pour enquêter sur soi puisque, paradoxalement, « vous éprouvez une satisfaction immense à fabriquer celle que vous n’êtes pas ».
La narratrice est ce « vous » des modifications depuis Butor, ce « vous » d’une distance à soi, d’une faille intérieure. Le « vous » interpelle le lecteur et l’invite à une identification entravée, il scinde le réel et lui offre un miroir déformant. Il est le puissant paradoxe d’une obsession identitaire qui passe par un effacement du « je », interdit l’identification de la narratrice à l’autrice comme du personnage au lecteur. Le « vous » offre enfin une neutralité à un texte traversé d’affects qui ne bascule jamais dans le pathétique ou le lyrique. Laure Gouraige maintient son récit dans un équilibre aussi fragile que magistralement tenu entre humour ravageur et violence quotidienne, entre réalisme et fantaisie, entre blanc et noir puisque plus rien ne répond à ce que l’on pouvait penser soi ou autour de soi.
Il est impossible de rendre la singularité de ce livre, de la voix de Laure Gouraige, unique, qui concentre tout ce que la littérature a produit de plus intense tout en affirmant une singularité absolue. Elle renverse la Métamorphose de Kafka — ici, se réveillant un matin sans rêves agités, une tortue de boue se réveilla, noire. Et la tortue deviendra « un homard incrusté au milieu d’une famille ». On pense à Georges Perec comme à Thomas Bernhard, on perd tout repère puisque dans le récit, ce qui hante est aussi présent que la réalité, de toute façon désaxée. Aucun élément tangible du récit qui n’ait son envers du côté de la métaphore et de la fable, à commencer par le tremblement de terre en Haïti qui énonce une tectonique des plaques sur un plan identitaire comme romanesque. Pensons encore à la recette aussi trouée que la filiation haïtienne de la narratrice, n’offrant que des contours mais aucune réalisation possible, ou au krémas ce « mélange de lait concentré sucré, d’épices et de rhum » que la narratrice achève au mixer, incapable qu’elle est de passer des heures à mélanger pour lier les épices. Pensons enfin à l’épisode du bus, à la fois hilarant et d’une violence froide qui renoue avec d’autres épisodes de l’histoire récente associés au racisme et à la ségrégation.
Mais, quand bien même « noir n’est pas une couleur, c’est un engagement », il n’est aucun didactisme dans ces Idées noires, aucune volonté de prouver quoi que ce soit sinon d’énoncer un désarroi terriblement politique, une béance dans nos saisies de nos vies comme de ce qui pourrait nous définir. Le récit désarçonne à la mesure d’une réalité fragmentaire et d’une narratrice sans cesse « désorientée », chaque épisode venant déplacer des certitudes péniblement acquises (« vous préférez être noire que gauchère (…) Chaque certitude est un progrès ») qui ne sont que les rouages d’une mécanique faussement absurde, le quiproquo devenu manière d’être au monde — « La redondance de votre calvaire est sans fin ». Entre obsession, hantise et vide, Laure Gouraige dit ce « vous » qui est un nous paradoxal depuis la singularité radicale : « Vous êtes en deçà de votre propre vie, ignorante du passé, inapte au présent ».
Laure Gouraige, Les Idées noires, éditions P.O.L, janvier 2021, 160 p., 17 € — Lire un extrait
Lire ici l’entretien de Johan Faerber avec Laure Gouraige