Aucun doute possible : avec Les Idées noires, Laure Gouraige signe un des romans les plus remarquables de cette rentrée. Roman intersectionnel ? Récit à la croisée d’un questionnement sur la race et le social, Les Idées noires présente une narratrice en quête de ses origines à la faveur d’un coup de fil d’une journaliste qui, un jour, lui demande de témoigner du racisme anti-noir dont elle est victime. Du jour au lendemain, la jeune femme, d’origine haïtienne, prend conscience qu’en dépit de sa condition privilégiée, elle est noire. Avec une rare force, prolongeant les interrogations identitaires de son formidable premier roman, La Fille du père, Laure Gouraige donne ici un des grands romans de notre temps, celui de « Black Lives Matter » : autant de raisons pour Diacritik d’aller à la rencontre de la romancière le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre puissant et indispensable second roman, Les Idées noires qui vient de paraître. Comment vous est venue l’idée d’écrire l’histoire de cette jeune femme qui, un matin, suite à l’appel d’une journaliste, comprend qu’elle est « devenue noire », c’est-à-dire qui prend conscience d’une assignation et d’une discrimination identitaires par sa couleur de peau ? S’agit-il d’un récit aux accents autobiographiques qui ferait part de votre histoire personnelle, celle d’une jeune femme dont le père a des origines haïtiennes ? En quoi ce nouveau récit peut-il former un diptyque avec votre premier roman, La Fille du père, dans la mesure où vous y posez de nouveau la question de la filiation et notamment de l’étrangeté filiale ?
L’origine de ce roman est indéniablement liée au contexte actuel, à l’engouement frénétique autour de l’interpellation identitaire. L’identité se revendique désormais comme une fin politique en soi, elle devient argument d’autorité, in fine, justification au communautarisme. La thématique moderne a été reformulée comme l’objet des divisions plutôt que comme celui de l’union. Effectivement, je me suis interrogée sur mon rapport à ma propre identité, très vite j’ai constaté que la question perdait son sens. En écrivant ce texte, j’ai voulu développer ce point jusqu’à son paroxysme, en observant ce qui en émergeait. La narratrice se joue d’une altérité qui n’est pas réellement sienne. Sa lointaine familiarité avec Haïti, l’autorise soudainement à mimer ce qu’elle n’a jamais été. Or cette supercherie n’est tolérable que parce qu’elle s’invente noire, une absurdité en soi.
Ce deuxième texte s’inscrit certainement dans la continuité du précédent. La narratrice du premier roman opposait son existence à celle de son père, ici, cette construction est liée à la confrontation aux autres. Le mouvement de la révélation est aussi semblable dans les deux textes : l’identité est d’abord un bouleversement extérieur, jusqu’à que l’interrogation devienne intériorité.
Pour en venir au cœur même de votre récit, la découverte par l’héroïne qu’elle est devenue noire pose ouvertement la question de la race. Si ce questionnement, on le sait, soulève actuellement dans le débat public de nombreuses polémiques, votre roman paraît être l’un des premiers à ouvertement poser la question de la discrimination raciale ou plutôt de la construction sociale de la question de la race dans la société contemporaine. Diriez-vous ainsi que Les Idées noires participe d’une prise de conscience d’une construction identitaire sociale selon laquelle, pourrions-nous dire, on ne naît pas noir, on le devient ? En quoi finalement, notamment par son formidable titre, votre roman considère la race évidemment non comme un fait biologique et naturel mais comme un régime de pouvoir qui hiérarchise socialement les individus ? En quoi s’agit-il pour vous de poser la question du racisme en écho à la question de la journaliste du roman : « Comment expliquez-vous aujourd’hui, au XXIe siècle, alors que les luttes contre les injustices ont permis d’immenses progrès, que cette discrimination spécifique soit si persistante ? »
La race existe-t-elle ? Je crois que le roman fait question de cette question. La narratrice était totalement indifférente à cette idée, jusqu’à ce que l’appel de la journaliste la séquestre intégralement dans une définition à l’opposé de son vécu. Elle se rendra compte qu’être noir n’est pas affaire de couleur. Ainsi, je reprendrai volontiers ce que vous dites sur la dimension de pouvoir de cette question. Étant entendu qu’en dernière instance, la structure scalaire d’une société en dit long sur les sujets qui l’habitent.
C’est peu de dire également que Les Idées noires s’écrit dans un contexte contemporain social et politique particulier, celui d’un antiracisme qui, depuis quelques années, interroge les préjugés de la société, notamment aux États-Unis avec le mouvement « Black Lives Matter » qui s’était ému du meurtre de George Floyd par un policier. Est-ce que vous diriez que votre roman tire en partie son origine de ce mouvement mondial, notamment du 2 juin 2020, qui a vu partout dans le monde des défilés antiracistes puisque George Floyd est notamment mentionné dans le récit ? Est-ce que, dans cette perspective sociale, vous avez situé une partie de l’intrigue de votre roman en Amérique du Nord et à Miami ? Faut-il ainsi lire la confrontation de votre héroïne à ce policier qui lui réclame son permis comme une allusion aux problématiques du racisme systémique que dénonce « Black Lives Matter » ?
Il est difficile d’écrire en faisant abstraction de son époque. J’ai été troublée, moi aussi, par cet événement, qui est advenu pendant la rédaction du texte. Après ce drame, j’ai été longuement paralysée dans l’écriture. La manière dont j’avais traité le sujet me semblait anecdotique et la légèreté dont j’avais fait preuve, indécente. Je me suis abstenue d’écrire pendant plusieurs mois et lorsque j’ai décidé de reprendre mon travail, j’étais imprégnée par la honte qui m’avait habitée. Je l’ai ensuite transposée à celle la narratrice.
J’ai situé une partie de l’intrigue aux États-Unis, à Miami, car c’est une ville qui m’est familière, apportant un fort contraste avec Paris. La narratrice y vit différemment. À Paris, elle est dans l’agitation, la frénésie, à Miami, c’est l’inverse. Elle est apaisée, plus stationnaire, c’est le temps de la contemplation, le temps nécessaire pour intérioriser ce qui était actif à Paris. Évidemment, ancrer une partie du déroulement aux États-Unis, dans le contexte actuel, permettait de dramatiser la situation, cependant le développement de la scène nous renvoie toujours à la même conclusion, la narratrice n’est pas noire.

Dans le sillage des précédentes interrogations, peut-on considérer que Les Idées noires se donne comme un roman politique et social ? En parleriez-vous ainsi ? Diriez-vous enfin qu’en résonance avec le mouvement « Black Lives Matter », Les Idées noires participe d’un acte militant ou d’un roman militant mais en posant la question du trouble et de la fragilité de l’héroïne devant l’ensemble de ces interrogations même ?
J’ignore comment définir ce roman, seulement il me semble que les troubles de la narratrice sont révélateurs de la fragilité et des limites des interrogations courantes sur l’identité. Ses virevoltes, son indécision, son manque de constance, traduisent l’impossible réponse qu’elle désirait. Le vide qu’elle attribue à la mort de sa grand-mère se révèle être bien plus politique qu’elle n’ose l’admettre.
Si Les Idées noires convoque la brûlante question de la race, cette interrogation croise le plus souvent une autre, celle de la classe sociale. Une frappante scène dans un bus de nuit avec un homme noir rappelle l’héroïne à la condition sociale qui affectent les noirs, à savoir la pauvreté : « Mais madame, dit-il, noir c’est la misère ». Diriez-vous ainsi que Les Idées noires n’est pas un roman uniquement sur le racisme mais un roman intersectionnel, un récit qui, sans répit, interroge l’intersectionnalité, à savoir la conjugaison discriminatoire de la race mais aussi de la classe sociale ?
Vous mettez le doigt sur un aspect qui m’interpelle : la dialectique de la race et de la classe. Dans l’histoire des concepts, il fut un temps où cette dialectique était permanente. Ce qui reviendrait à dire que l’identité est d’abord politique.
A ce titre, s’agissant de la quête identitaire du personnage, votre roman pose de manière frontale la question de la honte. A de nombreuses reprises, il est question de la honte de ses origines, de n’être notamment pas allée en Haïti sur les terres paternelles. On lit ainsi : « je ne suis jamais allée en Haïti. Point. Votre honte, étalée. Sur vous. En vous. Elle vous ronge. » Si James Baldwin se voit explicitement mentionné dans votre récit, cette question de la honte des origines paraît convoquer un autre pan de la littérature en vous rangeant du côté d’autrices comme Annie Ernaux ou peut-être plus encore d’écrivains comme Edouard Louis : en quoi vous sentez-vous ainsi proche des réflexions de ce dernier sur la honte sociale ?
J’ai tout à l’heure soulevé cette honte qui m’a habitée pendant l’écriture, après les événements aux États-Unis, or la cause du sentiment que j’éprouve est à l’inverse de celle d’Édouard Louis. Il s’agit, certes, d’une honte sociale, mais sa généalogie est ailleurs. Pour moi, c’était la honte d’être trop bourgeoise, trop privilégiée, trop protégée. De cette honte, est née celle de la narratrice de ne jamais être allée en Haïti.
Une autre question qui ne manque pas de se poser concerne l’incertitude persistante de la narratrice à se sentir noire. Noire ou blanche, elle ne sait plus. C’est ce qu’elle ne cesse de se demander au sein d’un roman qui peut se lire comme un autoportrait troué : « Ce que vous êtes, votre totalité est décevante. Je suis décevante, dites-vous. Vous ne pouvez témoigner de rien. Vous n’êtes pas vraiment noire. Je ne suis pas vraiment noire, déplorez-vous. Et vous ne pouvez pas dénoncer la méprise, vous êtes blanche… A moitié blanche, à moitié noire, la confusion vous désempare. » Plus largement, ce que de tels propos engagent, c’est le caractère créole du personnage tant, dit-elle encore, « le créole est l’urgence de votre existence. » Pourrait-on parler selon vous d’un roman créolisé dans l’esprit d’Edouard Glissant et, si oui, pourquoi en ce qui vous concerne ?
J’aime beaucoup votre expression, un « autoportrait troué ». Nous nous fabriquons à partir de ces manques. Nous composons avec des absences, des vides, et malgré les réponses, la question reste en perpétuel mouvement. Et les trous se déplacent au rythme des années. Je ne suis pas trouée de la même manière à trente ans que je l’étais à vingt ans. Voyons où ces trous nous mènerons à quarante !
Enfin ma dernière question voudrait porter sur le remarquable dispositif énonciatif des Idées noires. L’ensemble du texte est porté par une voix narrative qui s’adresse à la deuxième personne du pluriel au lecteur ainsi voussoyé. Ce « vous » paraît être l’intime témoin de l’estrangement à soi dont paraît souffrir sans répit l’héroïne, elle qui admet que « vous arrangez votre monde pour éviter d’admettre que l’étrangère, c’est vous ». Car elle ne cesse de souffrir de l’identité tant, dites-vous encore, « C’est un objet encombrant, une identité. » Pourquoi avoir ainsi usé de ce « vous » ? Que vous permettait-il de convoquer sur le plan énonciatif ? Enfin, ne s’agit-il pas avec ce « vous » de dépasser la classique question d’identité, « Qui suis-je ? », en la renouvelant profondément avec celle que vous posez : « Qui est quoi ? » ?
Exactement, le « vous » est un élément de la narration très important qui permet de dépasser l’instance identitaire sous toutes ses formes. D’abord en renonçant au « je », le « vous » est une hypostase et comme tel, un procès sans sujet. Ensuite, il convoque le lecteur en l’invitant à être lui-même un sujet neutre. Enfin dans sa propre formulation, il outrepasse la question première « qui suis-je ? » en déplaçant l’aporie vers un registre bien plus philosophique, « qui est quoi ? », au fondement de l’ontologie.
Laure Gouraige, Les Idées noires, éditions P.O.L, janvier 2021, 160 p., 17 € — Lire un extrait
Lire ici la critique du roman par Christine Marcandier