Quantique (poétique, philosophique, écologique)

© Aurélien Barrau

C’est vrai et c’est un peu triste : depuis plus d’un siècle, aucune révolution drastique n’a eu lieu en physique. Aucune théorie radicalement nouvelle n’a été découverte – ou inventée –, infléchissant durablement notre vision de l’intime du réel. Il se pourrait que la grande rupture de notre temps soit plutôt à chercher dans la dimension interprétative. Le sens de nos modèles se révèle peu à peu. Et ce n’est pas un détail.

La mécanique quantique fonctionne remarquablement bien. Depuis cent ans, elle permet de prédire avec une précision inégalée le comportement des systèmes physiques. Elle est notre meilleure élaboration scientifique. Mais il est essentiel de toujours distinguer la dimension heuristique de la dimension ontologique des théories. La première a trait à la capacité à rendre compte des mesures. La seconde relève d’une tentative d’explication plus profonde de ce que sont les objets décrits. Nombre de confusions épistémologiques viennent de l’assimilation de ces deux aspects. Le progrès – ou le cheminement vers la vérité – est par exemple évident du point du vue heuristique : chaque nouveau modèle est évidemment plus précis que le précédent (sinon il ne serait pas adopté). Rien n’est en revanche moins sûr du point de vue ontologique. D’une part parce que, comme l’ont montré Kuhn et Feyerabend, les paradigmes sont incommensurables : tout nouveau cadre est, pourrait-on dire, infiniment éloigné du précédent comme du suivant. D’autre part parce que, contrairement à une vision naïve et erronée, la science ne tend pas vers l’unité : elle est multiple par essence (Barrau, De la vérité dans les sciences, Dunod, 2019).

Si donc les capacités prédictives de la mécanique quantique ne posent aucun problème particulier et sont entérinées depuis longtemps, son sens profond demeure quant à lui largement obscur. Que nous dit-elle vraiment du réel ? Quelles conséquences peut-on tirer de son extraordinaire efficacité ? Dès lors qu’il est question de comprendre ce que cette théorie exprime – c’est-à-dire de l’intégrer dans un réseau de significations et de lui conférer un authentique pouvoir descriptif –, il est extrêmement difficile de parvenir à une vision cohérente et convaincante.

© Aurélien Barrau

C’est là qu’intervient la nouvelle proposition de Carlo Rovelli, spécialiste de gravitation quantique à boucles — cf. son remarquable ouvrage grand public récent, Helgoland, Flammarion, 2021, et ses nombreux articles de recherche sur le sujet, disponibles en accès libre sur la base de données arXiv.org. Il n’est en aucun cas question de revenir sur les aspects bien connus de la physique quantique : caractère probabiliste des prédictions, discontinuité des grandeurs observables, importance de l’ordre des mesures, etc. Mais il est question de faire éclore un sens radicalement novateur permettant de lever des contradictions interprétatives jusqu’alors essentiellement insurpassables. Et, par là même, de suggérer une véritable révolution dont les conséquences dépassent de beaucoup les frontières de la seule physique théorique.

Un nouveau monde se dessine et c’est notre monde.

La vision, dite relationnelle, de Rovelli se fonde sur l’hypothèse que les variables physiques sont relatives. Elles ne décrivent pas un objet en lui-même mais la manière dont il se comporte par rapport à un autre objet. Non pas parce que la théorie est incomplète mais parce qu’il ne saurait en être autrement. De plus, les variables ne prennent de valeur que lors des interactions. C’est une idée extraordinairement audacieuse, radicale et enthousiasmante. Qui suit pourtant le sens de l’histoire : la vitesse, par exemple, est une grandeur éminemment relative. Un homme qui marche est… au repos par rapport à lui-même, en mouvement lent de quelques km/h par rapport à la Terre et en déplacement fulgurant à près d’un demi-million de km/h par rapport au référentiel cosmologique. Aucune de ces trois valeurs n’est d’avantage réelle que les autres. Ce qui est vrai des vitesses semble l’être également, en un certain sens, de toute propriété.

Dans cette approche, il n’y a plus de sens à tenter de penser les variables usuelles comme des descriptions des choses en elles-mêmes. Elles n’existent, au sens fort, que lors des événements. Et n’ont de signification que pour un système vis-à-vis d’un autre système et lors d’une interaction. Ces dernières sont, de ce point de vue, toutes pertinentes et légitimes, définissant la toile ontologique du réel. L’idée même d’un « en tant que telle » au cœur de chaque existant se délite avec une insolente évidence.

Rien à voir avec les élucubrations fantaisistes sur le rôle de la conscience qui conférerait aux humains une sorte de puissance démiurgique très flatteuse mais entièrement dénuée de fondement. Il s’agit plutôt de découvrir, avec humilité, que les propriétés d’un objet ne se révèlent qu’en créant une corrélation avec un autre objet – qui peut être, ou non, un observateur – et ne prennent de valeur que par rapport à ce dernier. Mieux encore : ces valeurs peuvent, pour le même système initial, s’avérer différentes pour des interactions variées avec de multiples entités. Autrement dit et de façon un peu laconique et caricaturale : la couleur d’une fleur est relative à l’abeille qui la butine. La même rose serait bleue pour la guêpe et rouge pour le bourdon ? En pratique, bien sûr, nous sommes toujours d’accord sur les couleurs et sans doute les insectes le sont-ils également parce qu’il y a peu d’effets d’interférence dans notre quotidien. De subtils effets de moyenne font perdre un peu de la magie quantique. Mais il n’en demeure pas moins qu’il serait en principe possible qu’il en soit autrement, à l’instar des phénomènes du monde microscopique.

Aurélien Barrau et Carlo Rovelli (archives Aurélien Barrau)

La proposition est rien moins que révolutionnaire. Pour laver la mécanique quantique de ses lourdes incohérences, il « suffit » de supposer que les propriétés sont relatives et qu’elles ne s’instancient que lors des interactions. Désubstantialisation. Derrière l’apparente simplicité de cette proposition lapidaire, c’est le rêve – ou le cauchemar – de l’existence d’un en-soi objectif qui se délite. À ce prix, qui est peut-être surtout une récompense, les deux inconciliables de la mécanique quantique – l’évolution et la mesure – peuvent enfin faire simultanément sens. Le monde s’en trouve littéralement transfiguré puisque ce qui est dit s’indexe à celui ou celle qui l’énonce (au sens large qui n’est évidemment pas nécessairement cantonné à l’existence d’un locuteur). Chaque propriété prétendument neutre doit être réinterprétée comme l’apparition fugace – puisqu’elle n’a sens que lors de l’interaction – d’un enchevêtrement entre deux corps – puisqu’elle marque un état relatif. Le chat de Schrödinger n’est pas simultanément mort et vivant mais il peut être mort pour les uns et vivant pour les autres.

Le rhizome du réel se désarrime de la matrice de l’univocité.

La situation est délicieusement ironique. L’histoire de la pensée occidentale s’est structurée autour d’un fantasme d’absoluité. Les rares excursions philosophiques dans le sens d’une déconstruction de la possibilité même d’une vérité globale et hégémonique ont été raillées ou marginalisées. Certes, il est encore possible de lire Protagoras, Nietzsche ou Derrida. Mais ils ne seront cités qu’avec mille précautions et en adjoignant l’inévitable réserve : « ce ne sont, d’ailleurs, pas tout-à-fait des philosophes ». Comprendre : on les tolère pour leur style mais la pensée sérieuse est ailleurs. Et la physique fut convoquée comme arme fatale pour légitimer l’unicité non-équivoque d’un réel dont la recherche de l’« en soi » constituait le socle de toute démarche épistémologiquement signifiante.

Or, les sciences physiques, si on les regarde bien, semblent précisément nous dire tout autre chose.

La relativité générale, on le sait depuis un siècle, montre que les objets ne sont plus « ici et là » mais « les uns par rapport aux autres ». Elle construit un monde désabsolutisé de champs en interactions. Le cadre, en un sens, réintègre l’œuvre. Plus aucune structure figée échappant à la dynamique d’un espace en constante évolution n’est envisageable.

La physique statistique, là encore sous l’impulsion de Carlo Rovelli (Voir plusieurs de ses articles de recherche dont « Where was the past low entropy ? » sur la base de donnée en accès libre arXiv.org), pourrait également suggérer – l’idée est débattue – que le concept central qui la sous-tend, l’entropie, soit lui aussi relatif. Autrement dit, le désordre n’augmenterait pas intrinsèquement dans l’Univers mais en conséquence de ce que nous sommes. Non pas en ceci que notre existence modifierait les lois du Cosmos, naturellement, mais en cela que les vivants ont précisément le type de relations avec le monde extérieur qui font émerger une flèche du temps et donc une histoire et une mémoire. L’entropie initiale de l’Univers n’était pas intrinsèquement petite (ce qui est pourtant la cause de tous les phénomènes complexes) mais elle l’était… pour nous !

Le troisième pilier, la mécanique quantique, conduit donc elle aussi – dans l’acception relationnelle ici considérée – à un monde d’interactions dépourvu de « substance ».

Il est tout-à-fait évident que la philosophie n’a pas à chercher ses fondements dans les sciences exactes. Tout au contraire. Mais le fait est que s’ouvre ici une brèche radicale dans l’épistémologie naïve qui tentait d’asseoir sur une science supposée univoque le fantasme d’un dévoilement « objectif » de la nature des choses et de leurs évolutions.

Il convient d’être prudent. Il est fréquent que les étrangetés scientifiques soient indûment utilisées pour justifier les propositions ou postures les plus insensées ou délirantes. Rien n’est plus intellectuellement déplorable. Il n’en demeure pas moins qu’il pourrait, en l’occurrence, y avoir une certaine forme d’obscurantisme à s’entêter dans le sempiternel « anti-relativisme » scientiste alors même que la physique elle-même semble plaider en un tout autre sens. Par relativisme, il n’est évidemment pas ici question de proclamer que « tout se vaut » ou que « tout est vrai » (ce qu’aucun philosophe sérieux n’a jamais prétendu – et surtout pas les post-structuralistes français !). Il s’agit, tout à l’inverse, de comprendre que les schèmes d’analyse sont réfutables en doute, que les critères vérité sont culturellement situés et que… l’ontologie est avant tout relationnelle !

Nelson Goodman, philosophe analytique américain, avait proposé que nos différents schèmes cognitifs et systèmes symboliques soient autant de manières de faire des mondes. Cette diffraction radicale acquiert ici une structure quasi-fractale : la physique, peut-être, constitue-t-elle un monde parmi d’autres mais, de plus, ce monde lui-même s’avère disloqué en une myriade de « points de vue » au sens d’interactions définissant les propriétés des corps relativement les uns aux autres.

Il ne faut pas se laisser leurrer par les mots : le relationnisme du monde quantique et la relativité de monde spatio-temporel ne sont pas le relativisme philosophique. Les premiers ne conduisent pas nécessairement au dernier. Et la vision rovellienne de la mécanique quantique est loin d’être partagée par tous. Mais un faisceau d’indices semble poindre, jusque dans les méandres de la physique théorique, en faveur d’une nouvelle humilité qui ouvrirait aussi un extraordinaire champ de possibles. Libérée – en un sens précis (Voir Barrau, Chaos multiples, Galilée, 2017) – du carcan de l’un et de l’ordre, mais en aucun cas des exigences de rigueur et de cohérence, une métaphysique de l’altérité se dessine doucement. Il serait question d’y jouer avec l’archéologie foucaldienne et la dissémination derridienne, juste au seuil de l’agencé.

Nous n’avons pas commencé à penser dans ce réel-pluriel. Non pas en « état de survol », au sens d’un concept deleuzien, mais en ouverture plurale sur sa multiplicité propre. Un monde fonctionnel qui répond de façon généralement non-équivoque aux sollicitations mais dans lequel les modes de pénétration sont toujours nombreux et souvent distincts.

L’enjeu est philosophique, évidemment ; scientifique, naturellement. Mais il est aussi poétique et politique. Parce que face à la catastrophe radicale dans laquelle nous nous trouvons – et qui demeure largement incomprise, en particulier dans le monde scientifique –, il ne s’agit pas de trouver des astuces pour « sauver le climat ». Cela n’a aucun sens et presque aucun intérêt. L’effondrement de la vie sur Terre ne peut être endigué que par une refonte radicale des valeurs, des attentes et des structures ontologiques. Chacun veut « agir pour la planète », participer à la grande guerre contre la mort, faire son dû face au cataclysme avéré. Voilà précisément l’action la plus puissante et la plus efficace : penser. Inventer ou accepter une nouvelle architecture du réel, redéfinir les étants et s’ouvrir à la contingence. Envisager enfin la relation comme première – ce à quoi Jean-Luc Nancy n’a d’ailleurs cessé de nous inviter — Voir Frédéric Neyrat, Le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy, Lignes, 2013.

Je n’est pas un autre, Arthur Rimbaud, il est une foule.

Bien plus que dans d’éventuelles contributions techniques c’est donc ici que la science fondamentale – comme l’art et la poésie – peut jouer un rôle majeur face au plus grand défi de notre histoire : en contribuant, modestement, à sa mesure, à proposer une tout autre manière d’appréhender le monde. Seule une ontologie renouvelée peut ouvrir la brèche qui autoriserait, sans que cela n’aille évidemment de soi, le réagencement axiologique salvateur.

Le reste relève du détail ou du cache-misère.