Devenirs des cartes : Explorations de la Cartographie radicale

« Zone à défendre – Notre-Dame-des-Landes », 2015-2018 par Quentin Faucompré, Geoffroy Pithon - Les éditions À la criée © Cartographie radicale, éditions Dominique Carré La Découverte, 2021

« J’ai commencé́ à m’intéresser aux cartes quand j’ai compris qu’elles n’entretenaient que des rapports lointains avec le réel », écrit Philippe Vasset dans son Livre blanc, en 2007. Sans doute peut-on partir de ce paradoxe initial pour tenter une approche de la Cartographie radicale dont l’historienne Nepthys Zwer et le géographe Philippe Rekacewicz nous offrent de passionnantes Explorations dans un superbe livre, récemment publié aux éditions Dominique Carré/La Découverte. Une carte ne se contente pas de mesurer et reproduire, dans une objectivité sans faille, à coups d’échelles, symboles et légendes. Si elle est représentation et situation dans un territoire, elle en est aussi l’écriture, soit une forme de récit comme de discours, elle est tout autant une « machine à rêver » qu’une prise de pouvoir sur l’espace. Ce sont ces tensions et paradoxes que déploie le livre, pour donner à voir autrement cartes, mappemondes et autres représentations géo-graphiques.

Une carte n’est en effet pas une image neutre de l’espace. Si elle permet, objectivement, de se repérer et de se déplacer, elle n’en est pas moins une représentation soumise à un point de vue. Dans À la lumière de ce que nous savons, Zia Haider Rahman a ainsi montré combien nos planisphères et autres mappemondes reposent non sur une représentation factuelle mais bel et bien politique des espaces et territoires. L’écrivain compare la projection de Mercator (notre représentation mentale courante) et celle de Peters (dans laquelle les continents retrouvent leurs justes proportions), illustrant ainsi que toute carte a « des conséquences politiques quant à notre vision du monde », ce que l’ensemble de son roman illustre, dès son titre : nous jugeons In The Light of What We Know, à la lumière de ce que nous savons, mais notre savoir est non seulement lacunaire mais situé. Pensons aussi au Love Hotel (P.O.L, 2016) de Christine Montalbetti : « Au mur, vous pouvez jeter un œil au planisphère sur lequel le Japon, votre surprise est naturelle, occupe la place centrale, nous forçant, nous hexagonaux, à nous trouver tout à fait à l’ouest, voyez ». Une carte nous situe, elle signe une occupation de l’espace, souvent anthropisée, ethnocentrée, liée à des représentations économiques et sociales donc politiques. La cartographie radicale rompt justement avec ces (fausses) évidences ; alternative, elle se revendique subjective, liée à une interprétation du réel. « Sans la médiation cartographique, le fonctionnement du monde physique serait incompréhensible. Mais ce que nous en voyons est aussi déformé que ce que nous en restituons », écrivent Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz. Rien n’est neutre ou innocent et surtout pas ce qui pourrait sembler le plus factuel.

Discrimination des femmes © Cartographie radicale, éditions Dominique Carré/La Découverte, 2021

Le livre de Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz est d’abord un rappel d’évolutions récentes de la discipline cartographique, certes en lien avec les possibles numériques, mais surtout en ce qu’elle s’est voulue critique, expérimentale ou radicale, assumant de produire un discours avec des outils autres que ceux du seul langage. Ici s’expose ce que les cartes traditionnelles figurent en creux, ici s’énoncent d’autres saisies des territoires du monde du côté de la résistance et de la contestation, d’un engagement qui n’est jamais que la reconnaissance d’un savoir situé. L’ensemble du livre brasse littérature, peinture et cartographie, il tisse plusieurs siècles de représentations et d’interprétations des cartes avec, comme horizon, la radicalité plus récente et les expérimentations d’une (in)discipline. Des vases de l’Antiquité grecque aux cartographies écoféministes ou décoloniales, tout se déploie dans ces pages qui s’offrent comme un atlas et un laboratoire des dynamiques d’un monde systémique, avec ses flux invisibles, ses connexions, ses didactiques. La carte a une histoire et elle est une histoire, une archive tout autant spatiale que temporelle (elle est « carte mémoire – carte témoin »), rappelant des fabriques du monde, liées à des moments, des pouvoirs, des discours. Toute carte matérialise une information et la transmet, c’est en ce sens qu’elle est un discours. Nommer, tracer des frontières, représenter ces toponymes et ces lignes comme des faits est une prise de pouvoir sur l’espace et notre manière de l’habiter, notre capacité ou non à lui échapper, à changer d’espace, migrer, voyager. Véritable pharmakon, la carte peut tout autant être du côté de la propagande que des utopies (« les cartes « si » »).

Simona Loch, Borders/Africa, dessin animé, 2010 © Cartographie radicale, éditions Dominique Carré/La Découverte, 2021.

Dans les Explorations de cette Cartographie radicale, la carte est présente dans son histoire comme dans ses expérimentations formelles et politiques. La contre-cartographie proposée est un manifeste, dans tous les sens du terme : elle donne à voir ce qui est généralement invisibilisé. Elle s’engage puisque « revendiquer sa nature subversive contribue même à sa légitimation ». Elle se confronte aux dynamiques, événements et flux qui pourraient sembler insaisissables en s’émancipant des fonds de carte de pays ou continents. Ainsi elle permet de repenser les notions de frontière et même de lieu. Comme l’ont montré Marc Augé et Michel Lussault, notre espace est aussi celui des non-lieux et des hyper-lieux qui concentrent la mondialisation standardisée. La cartographie radicale les représente, comme les lieux « interstitiels » que sont les friches, les ZAD, les bidonvilles, les camps de réfugiés.

Ainsi (re)définie, la carte devient « la scène où se rencontrent le réel et l’imaginaire », la géographie et ses perceptions. Elle s’arrache aux écoumènes plus qu’aux seuls territoires, elle « met le monde en scène », matérialise nos sensibilités, nos connaissances, nos engagements. Assumant sa part de « fabrique du monde », elle est pleinement un laboratoire dont le livre de Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz rend le foisonnement, la complexité passionnante et la puissance de (dé)territorialisation(s), montrant (si l’on accepte de décaler un dialogue de Gilles Deleuze avec Claire Parnet) que « le devenir est cartographique ».

Nepthys Zwer et Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale. Explorations, éditions Dominique Carré/La Découverte, octobre 2021, 296 p., 42 € — Lire un extrait