On retient d’abord du nouveau spectacle de Julien Gosselin, Le Passé, son monumental dispositif : la scénographie ultraréaliste reproduisant des intérieurs bourgeois de la Russie du 19e siècle, à la ville et à la campagne, est surplombée d’un immense écran sur lequel se joue tout ce qui échappe aux regards. Le texte de Leonid Andreïev appartient à l’univers tchekhovien, et Gosselin rend hommage à la mise en scène historique de Stanislavski et du théâtre d’art de Moscou. Hommage radical car le naturalisme est poussé ici à son extrême limite : les rideaux sont tirés, les murs sont opaques et ne laissent pas passer le regard du spectateur. La grande majorité des actions se passe ainsi hors champ et ne nous parvient que par caméra interposée, en gros plans souvent, tandis que, dissimulé par le décor naturaliste, le jeu nous échappe, se dérobe à nos habitudes de spectateurs.
La prouesse technique est époustouflante : quand on quitte l’écran des yeux, on observe, fasciné, le ballet très maitrisé des cameramen se relayant pour être au plus près des acteurs sans jamais apparaitre dans le champ. Cette fabrique de l’image demeure néanmoins discrète et ne prend jamais le pas sur le récit. Le parcours proposé permet d’entrer dans l’univers méconnu d’un auteur oublié. Julien Gosselin, en grand lecteur, ne faillit pas ici à son désir de littérature en composant une fresque de six textes. Le montage contribue à l’impression kaléidoscopique du spectacle mais prend en compte le spectateur. Aidé par les titres projetés et le découpage très clair, le public suit aisément les récits, entend très bien les mots de l’écrivain, retient les noms slaves et peut, s’il le souhaite, faire des liens entre tout cela. L’inventivité et la plasticité du dispositif rendent supportable ce que pourrait avoir d’oppressant la récurrence de thèmes éculés : la jalousie, l’amour déçu, l’insatisfaction, l’incompréhension entre les êtres… Le propos général ne se revendique pas moderne, il appartient à une époque révolue dont il serait illusoire de croire qu’on peut la ressusciter sur les planches. Le dispositif déceptif nous en propose l’expérience : du passé nous ne percevrons que quelques bribes.

Julien Gosselin et sa troupe explorent les différentes manières de faire spectacle aujourd’hui, en variant sans cesse les effets car, et c’est une des forces de ce spectacle, jamais les procédés ne se répètent. Au centre d’un propos très centré sur les destins féminins, les actrices servent parfaitement l’hybridation des registres : Carine Goron joue avec la caméra dans le rôle d’Elisa, la sœur oubliée, de Ekaterina Ivanovna, mais à la fin de L’Abîme elle dit seule, sans caméra, à peine éclairée, devant le rideau fermé, une scène terrible de viol. Victoria Quesnel, en Salomé possédée, compose une scène de transe ou de folie plus dramatique que cinématographique et que nous percevons doublement par les interstices du décor et par le gros plan sur écran. De l’émotion à sa distanciation, chacun est libre de choisir son rapport au récit. Le passage d’un art du passé vers un art à venir, cristallisé à l’époque d’Andreiev dans la Mouette, est ici mis en tension par le dispositif qui ne récuse jamais l’art du comédien et la magie du plateau mais au contraire les porte à un degré supérieur de figuration.
Dans cette représentation qui multiplie les procédés du simulacre, il est beaucoup question d’images : au flux de celles qui sont filmées en direct se juxtaposent de vieilles photos décorant l’appartement bourgeois, des tableaux accrochés chez le peintre qui peine à terminer ces propres portraits, « souvenirs » impossibles à aboutir, des icones dorées évoquant l’ancienne Russie, un court métrage expressionniste en noir et blanc. Ce double registre des images, éphémères ou figées, permet au spectacle de questionner ce qui peut être saisi et ce qui échappe à la trace. Le passé demeure inaccessible, et le théâtre de Gosselin reste un art au présent, en train de se faire sous nos yeux comme le donnent à voir les acteurs doublant en direct à l’aide de micros, ou bien la très belle séquence de changement de décor dans la deuxième partie. De manière générale tout le travail de jeu filmé suppose une virtuosité des corps, une précision des placements, une partition huilée dans l’instant et répétée en amont qui relève de l’art du plateau. Même si les outils sont puissamment technologiques et parfaitement maitrisés, ce spectacle bricolé sous nos yeux intègre l’erreur possible et la fragilité au cœur même de sa technicité.
Julien Gosselin et sa troupe démontrent que le théâtre a toujours besoin de se frotter à ses limites, d’intégrer ce qu’il n’est pas puisque le théâtre n’existe pas dans l’empyrée d’une idée sanctifiée mais se construit tous les jours, avec les moyens de son temps et les textes de tous les temps.
Le Passé d’après Léonid Andreïev, mise en scène Julien Gosselin, compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – 50e édition. Théâtre de L’Odéon, jusqu’au 19 décembre, Durée 4h30, spectacle déconseillé aux moins de 15 ans.