Cernés par la couleur : Forever Saul Leiter

Marins, vers 1952 © 2020 SaulLeiter Foundation

« Je suis parfois irresponsable. Au lieu de payer mes impôts, j’achète des livres. » Les paroles de l’américain Saul Leiter (1923-2013), un des plus grands photographes du 20e siècle, révèlent une innocence et une candeur déroutantes. Faisant suite à All about Saul Leiter, première rétrospective française de son œuvre parue déjà chez Textuel en 2018, Forever Saul Leiter donne à voir la profondeur du travail d’un artiste qui sait faire avec le vide, avec le trou de noir qui guette dans chaque coin de la grande scène du monde. Car il sait que l’épiphanie guette. « Nous vivons dans un monde de couleur. Nous sommes cernés par la couleur. » Leiter en est le maître incontesté. Il vise aussi les vitres et les regards lancés depuis une profondeur secrète révélant le sfumato new-yorkais. Il intercepte baisers, chapeaux, rues, voitures, trottoirs et ses sublimes autoportraits dans des intérieurs opèrent magiquement en contrepoint de l’agitation de la rue.

Autoportrait, années 1950 © 2020 SaulLeiter Foundation

« Parfois, je me réveille au milieu de la nuit et j’attrape un livre sur Matisse, sur Cézanne ou sur Sôtatsu. Un détail que je n’avais pas remarqué attire mon attention. C’est magnifique, la peinture. » On pense pour la puissance des cadrages au peintre Pierre Bonnard, bon photographe lui aussi et qui coupait ses toiles directement sur le mur. Pourtant : « Quand je faisais de la photographie, je ne pensais pas à la peinture. La photographie, c’est trouver des choses. La peinture, c’est différent. C’est faire quelque chose. » Leiter en effet ne cesse de trouver, à rebours des hésitations romantiques et de la fameuse et déprimante douloureuse recherche artistique qu’on ne trouvera qu’aux bas étages de la création. Une œuvre d’art s’impose, s’écrit, se peint, se photographie toute seule. Voilà une robe verte puis une robe bleue apparaissant dans un carré de trottoir ; celle-ci se niche dans un rectangle d’architecture. Et cette jeune femme anonyme en 1962, superbe et Sans titre. Elle se dévoile dans une bande de miroir, l’alliance de noir et de blanc est cotonneuse. Mollets, collants, mains et mocassins isolés, innocents de tout corps de Kathy et Gloria, vers 1948. Chics, sobres, dans un éclair érotique. Puis Miriam en 1947, brune discrète dans l’angle d’un immeuble et qui se sait cadrée dans l’instant et ne regarde rien. Ses mains croisées dans le dos retiennent peut-être un mot. 

Harper’s Bazaar, années 1960 © 2020 Saul Leiter Foundation

Tout l’art de paisiblement se poser dans ce rien qui apparaît : photographie. Capacité aussi de Saul Leiter à conserver le secret, au cœur de l’image. Ainsi pour les portraits de sa sœur Déborah, de deux ans sa cadette, elle est le sujet de ses gammes de jeunesse dans les années 40 et finira sa vie dans un établissement psychiatrique. Les deux s’aiment visiblement mais elle est éloignée et semble s’absenter de plus en plus de ses propres portraits. Leiter respecte et donne forme à cette présence fantomatique. L’élue Soames Bantry dans des manteaux, des foulards. Oiseau spécial parmi des pigeons, la mannequin qui peint beaucoup a été choisie et le sait. Leur amour, série de photographies qui s’étend sur 40 ans, est le résultat d’une déconcertante facilité à vivre en ayant accès à la simplicité : « J’aimais lever les yeux et voir Soames se balancer en écoutant de la musique. J’ai partagé ma vie avec Soames. Nous avons connu des moments où, malgré tous les problèmes, nous étions incapables de nous concentrer comme il faut sur le malheur. » Ce « comme il faut » que la société répète inlassablement, Saul et Soames s’en dégagent. La photographie comme suite logique, nécessaire de l’amour et comme philosophie pratique du combat contre toute espèce de communauté : « Notre monde est plein d’exigences, et si tu as du cran, les exigences, tu les ignores. Te voilà prêt pour les embrouilles. » Le secret ? Une discrétion pratique, rusée, imparable. « J’ai toujours évité de donner des explications profondes sur ce que je fais. »

Casquette, vers 1960 © 2020 SaulLeiter Foundation

Il y a d’autres femmes, par dizaines, donc d’autres photos – petits formats carte de visite – par centaines. Leiter en déchire beaucoup. Mais d’autres restent et sont là : yeux, seins, draps, un poignet recourbé sur le sexe. L’œuvre de Leiter va être collectionnée aux quatre coins du monde. « Quand je réfléchis à toutes les belles choses qui ont été faites, mes propres réussites sont plutôt mineures. » Ce livre dit merveilleusement le contraire.

Forever Saul Leiter, Texte de Margit Erb et Michael Parillo, postface d’Akiko Otake, éditions Textuel, novembre 2021, 312 p., 35 €