Philippe Baudouin : Un sceptique en quête d’étrangeté

Il fut un temps où la radio – du moins celle qui m’a engagé à la rejoindre au milieu des années 1970 – proposait des aventures plus ou moins collectives. Une des dernières tentatives aura été Les Passagers de la nuit que Thomas Baumgartner a programmé durant deux saisons, entre septembre 2009 et juillet 2011.

Philippe Baudouin a participé à cette émission et nos chemins se sont une fois croisés dans un studio, le temps d’échanger quelques mots au sujet de Walter Benjamin. Puis, en septembre 2011, Les Passagers ont fait place aux Ateliers de la nuit qui deviendront, selon les changements de grille, L’Atelier de la création, puis Création on air (et aujourd’hui L’Expérience, dernière métamorphose de l’Atelier de Création Radiophonique originel qui a maintenant dépassé le demi-siècle d’existence).

Le 9 octobre 2014, L’Atelier de la création a diffusé un essai radiophonique de Philippe Baudouin intitulé Les langues de l’éther que j’avais écouté avec grand intérêt. J’en reprends ici la présentation : « La radio et, plus généralement, les dispositifs d’enregistrement et de diffusion sonore sont des « machines à fantômes ». L’expression de Gilles Deleuze est ici à prendre au pied de la lettre : qu’il s’agisse du phonographe, du téléphone ou de la télégraphie sans fil qui deviendra plus tard la radio, les inventeurs de ces techniques ont, pour la plupart d’entre eux, pratiqué le spiritisme et mené, en parallèle de leurs travaux bien connus, des recherches dans le domaine des sciences psychiques. Pourtant, cette relation étrange n’a jamais véritablement été questionnée, alors même que l’écoute, notamment nocturne, de voix et de sons invisibles, ne cesse de fasciner et de faire naître toutes sortes de spectres chez ceux qui tendent l’oreille. La radio et les autres « machines parlantes » viennent ainsi perturber nos perceptions. Or, si les ondes électromagnétiques recouvrent une telle dimension fantastique, « Les langues de l’éther » nous font entendre l’imaginaire qu’elles portent en elles. »

Ensuite, il y eut l’exposition Dessiner l’invisible, initiée en octobre 2015 par Damien MacDonald, où j’avais été intrigué par la mise en espace d’une enquête de Philippe Baudouin au sujet du gendarme Émile Tizané confronté à une histoire de maison hantée (Les Forces de l’Ordre Invisible). Ce récit d’enquête sera prolongé, l’année suivante, par un ouvrage du même titre aux éditions Le Murmure. Cette étrange affaire devient aujourd’hui, sous le titre L’“ensorcelée” des Deux-Sèvres – le gendarme Émile Tizané et la maison hantée de Frontenay (1943-1944), un des chapitres du livre Apparitions – les archives de la France hantée qui paraît aux Éditions Hoëbeke, en même temps que Surnaturelles – une histoire des femmes médiums aux éditions Pyramyd, deux livres d’une puissance narrative et visuelle assez étonnante qui nous ont conduit à entreprendre un “grand entretien” avec leur auteur.

Lévitation de table produite par la médium Eusapia Palladino chez Camille Flammarion, 1898. Photo Henri Mairet © Éditions Hoëbeke

Quel a été le déclic qui t’a conduit à t’intéresser à l’occultisme et au spiritisme, au point de t’inciter à faire des recherches assez approfondies du côté des archives, notamment photographiques, tout en enquêtant sur divers phénomènes d’apparitions qui eurent lieu en France aux XIXe et XXe siècles ? Un goût pour les histoires de fantômes acquis dans l’enfance ? Je me souviens que notre première rencontre eut lieu dans un studio de la maison de la radio. Tu t’intéressais alors à Walter Benjamin et notamment à ses écrits radiophoniques. Comment es-tu passé du côté de l’image, tout en gardant en permanence une attention aux sons – et en premier lieu aux voix ?

Comme beaucoup de passions, tout a débuté lorsque j’étais enfant, je crois. C’est au cinéma fantastique des années 1970 et 1980 que je dois cet intérêt pour les phénomènes occultes. Je pense à des films célèbres comme Ghostbusters ou des productions un peu plus confidentielles du cinéma britannique comme La Maison des damnés. Et puis, il y a également la télévision, avec des émissions consacrées au paranormal comme Mystères, diffusée sur TF1 dans les années 1990, et dont le générique m’empêchait souvent de trouver le sommeil ! Je ne peux m’empêcher, naturellement, de citer plusieurs séries télévisées, plus ou moins récentes, qui m’ont incité à poursuivre dans cette voie. C’est le cas de La Quatrième dimension, de X-files : Aux frontières du réel, sans oublier Fringe.

En parallèle de cela, il y a la littérature et la philosophie qui m’ont poussé à mener des recherches sur toutes ces questions, avec des auteurs aussi variés que Walter Benjamin ou August Strindberg. La découverte de l’article de Benjamin « Petite histoire de la photographie » (1931), il y a une dizaine d’années de cela, a sans doute été déterminante : la question de l’aura, ce halo mystérieux, presque « surnaturel », pour reprendre le terme employé par Benjamin, qui entourait les visages sur les premiers daguerréotypes, est un concept central selon moi. Central, car il permet à la fois de saisir, comme l’explique très justement Benjamin, ce qui fait, pour ainsi dire, l’essence de la modernité technique, avec la disparition de l’aura, ou du moins sa survivance, dans notre rapport à l’œuvre d’art, et également ce qui nous relie toujours à l’ordre du caché, à l’invisible, au mystère. L’aura, telle que la concevaient les occultistes, c’est aussi cette auréole invisible à l’œil nu, et qui pourtant, nous enveloppe en prenant sa source dans notre psychisme.

Le Journal occulte de Strindberg est, de mon point de vue, un ouvrage majeur lorsqu’on se propose d’explorer les marges de la science, comme j’ai essayé de le faire dans Apparitions et Surnaturelles. Ce journal intime qu’a tenu Strindberg à la fin du XIXe siècle est un témoignage précieux qui, frôlant parfois la folie et l’hallucination, atteste de cette porosité fascinante entre l’occultisme, la magie, l’alchimie, le monde des rêves, l’imaginaire de l’électricité, et plus largement, ce qu’on a pour coutume d’appeler le « merveilleux scientifique ».  Puis, s’il fallait encore mentionner d’autres livres de référence, je dirais sans hésiter Le Livre des damnés de Charles H. Fort (1955) et Le Matin des magiciens de Louis Pauwels et Jacques Bergier (1960), dans lesquels, encore une fois, sciences occultes et expériences de laboratoires se mêlent à l’envi.

Apparitions p. 28-29 © Philippe Baudouin / Éditions Hoëbeke

Dans l’introduction d’Apparitions, tu évoques cette “époque lointaine où les terres inexplorées et leur puissance d’imaginaire se prêtaient encore à la rêverie, celle où l’invisible résonnait dans l’esprit des hommes comme autant de promesses et de découvertes inattendues”, avant d’ajouter que pour certains “cette ère semble à présent révolue”. Selon toi, ces “fossoyeurs” affirment que “notre monde serait devenu exempt de tout désir d’aventure, un monde dans lequel l’exploration de la terra incognita aurait finalement cédé la place au confort douillet et rassurant de la propriété.” Ton travail se propose de ne pas “rétracter le champ des observations”, mais, bien au contraire, de “l’agrandir, le complexifier.” Te considères-tu comme un éclaireur, un homme des lumières attaché à explorer les zones d’ombre ? Ou comme un grammairien expert es “langage de la nuit” ?

Je n’aurais pas la prétention de faire mien l’un de ces titres ! Plus modestement, le projet qui est à l’origine du livre Apparitions consistait, au départ, à me démarquer de cette frilosité habituelle. Celle-là même qui caractérise la plupart des scientifiques, et plus largement les chercheurs français, quant à la prise en compte de ce domaine que Camille Flammarion nommait joliment « l’inconnu ». Plutôt que de simplement sourire ou plaisanter à l’évocation de ce type de sujet – ou, pire encore, de mépriser cette thématique – je me suis attelé à prendre en considération les différentes tentatives d’appréhender les phénomènes inexpliqués au cours des XIXe et XXe siècles, sans jugement de valeur. Tout simplement en me bornant exclusivement aux faits, aux observations rapportées, aux photographies réalisées par les différents enquêteurs de l’époque. C’est en cela que j’ai conduit, je pense, un travail d’historien. Avec, peut-être, comme particularité, celle d’avoir été, tout au long de mes recherches, un « sceptique ouvert », c’est-à-dire en refusant simultanément l’adhésion à une croyance, quelle qu’elle soit, et l’aveuglement auquel pourrait aboutir une démarche purement rationaliste. Autrement dit, il ne s’agissait en aucun cas pour moi, lorsque j’ai entamé ce travail, de défendre ou de condamner l’occultisme. À l’opposé de cette position, j’ai préféré faire le choix de l’indécision.

À dire vrai, c’est la lecture d’un texte un peu oublié de Thomas Mann – Expériences occultes – qui m’a convaincu d’opter pour une telle attitude. L’auteur de La Montagne magique n’hésitait pas à comparer les rapports entre la science et l’occultisme avec la politique, il disait très justement : « Il existe en la matière une droite et une gauche, une opinion et une volonté rigidement conservatrices et une tendance radicale révolutionnaire – d’une part, une négation opiniâtre de tout phénomène échappant à une explication rationnelle, et d’autre part, une crédulité fanatique, dénuée de critique, reposant moins sur un respect raisonnable devant le mystère que sur une haine inhumaine de la raison et de la science ». Lorsque Mann affirmait cela, il militait, en somme, pour l’objectivité, la distance critique à l’égard de ces phénomènes. Il écartait, aussi, de la même façon, cette obsession que certains ont pour la question de l’authenticité des manifestations de l’au-delà. La question de savoir s’il faut ou non croire à la réalité de ces phénomènes mène souvent, selon moi, à afficher des postures intenables et alimenter d’interminables débats stériles. Elle me paraît, de ce fait, devoir être d’emblée écartée, ne serait-ce que pour la simple raison qu’il est impossible de déterminer à la seule lecture de ces documents si de tels événements ont eu lieu ou non. Il faut rester prudent dans ce domaine. Ces archives, rappelons-le, offrent tout au plus un accès indirect et partiel aux phénomènes en question, et rendent vaine toute tentative d’authentification. C’est, du moins, ce que je pense.

 

Chacun de tes récits d’enquête flirte avec certaines formes romanesques populaires du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, comme le feuilleton, les nouvelles fantastiques ou policières. Manière de prendre au piège les lecteurs avides d’apprendre, de les ensorceler, tout en effectuant un travail sérieux, scientifique (il me semble que tu n’inventes rien, même quand il y a des “blancs” dans les rapports d’enquête, à moins que je ne m’illusionne à mon tour).  S’agit-il, t’adressant à un public assez large, de délivrer de toute pesanteur le côté savant de ton travail (ce qui est parfait quand on s’aventure du côté des fantômes) ? Ou cela t’est-il venu, si on peut dire, naturellement ?

Effectivement, c’est sans doute ma lecture assidue des textes de Camille Flammarion, de Jules Bois, ou bien encore de Louis Figuier, qui m’a sans doute incité à adopter cette structure narrative. Si Apparitions et Surnaturelles sont deux beaux-livres, ce sont également, selon moi, des récits, au sens strict du terme, où la fable et l’imaginaire ne sont jamais loin. Il y avait cette envie en moi d’ensorceler le lecteur, de le prendre au piège à certains moments, tout en lui donnant les clefs d’interprétation nécessaires à la compréhension de ce qui se jouait dans ces manifestations, souvent déroutantes, perturbantes, voire absurdes pour certaines. Et puis, je me suis rapidement persuadé, au cours de l’écriture de ces deux livres, qu’il fallait adopter une méthode d’écriture et un style qui leur soient propres. Se limiter à la seule description clinique des phénomènes aurait été, je pense, trop aride et redondant pour le lecteur. J’ai préféré opter pour un autre type d’écriture, mieux à même de prendre en compte cette porosité, caractéristique de la fin du XIXe siècle, entre science et croyance, normal et paranormal. D’où l’idée de raconter cette histoire, ou plutôt ces histoires dans lesquelles se croisent savants et occultistes de tous bords. Cette manière d’écrire que j’ai choisi d’adopter pour ces livres était aussi une manière pour moi d’assumer, encore une fois, ce refus de prendre position de manière tranchée en matière de croyance. Les archives qui ont été la matière première de ces publications relèvent, il faut le rappeler, d’un territoire aux frontières floues, celui que le sociologue Arnaud Esquerre a baptisé « fantastique non-littéraire » pour regrouper les événements de la vie quotidienne. Un territoire dont l’incertitude caractéristique tend à les rattacher à un genre habituellement réservé à la littérature ou au cinéma.

Apparitions pages 50-51 © Philippe Baudouin / Éditions Hoëbeke

Tu écris en conclusion qu’“au-delà de l’étrangeté qui les caractérise, les archives réunies dans Apparitions dépassent, à y bien réfléchir, le seul domaine de la croyance auquel on serait tenté de le réduire.” Au fond, la redécouverte de ses archives les métamorphose, leur apportant étrangement un côté “installation”, presque à la Boltanski  (grand metteur en espace d’archives et un maître du fantomatique). Aujourd’hui, dis-tu, “la puissance esthétique de ces archives prend le pas sur leur valeur probatoire”. Faut-il ranger ce livre, ainsi que le second, Surnaturelles, dans le rayon “cabinet de curiosités et art contemporain” de notre bibliothèque ? Ou à la frontière entre art, histoire et anthropologie ?

Quitte à déplaire à nos amis libraires, je crois que le livre Apparitions est assez inclassable ! Par leurs extravagances et leurs aspects rocambolesques, les documents qui s’y trouvent rassemblés sont bien plus que de simples objets de croyance au rang desquels on pourrait être tenté de les réduire. Selon moi, ces archives s’apparentent à des vestiges de phénomènes aberrants. Elles sont les fossiles d’une civilisation inconnue, qu’on aurait enfouis dans les tréfonds de l’inconscient, et que la lecture vient précisément raviver.

Il est vrai que je porte sur elles un regard qui pourra déconcerter certains. C’est un regard d’historien, certes, mais surtout un regard d’esthète. Ce ne sont pas de banales archives, ce sont des documents exceptionnels, uniques en leur genre, quand bien même ils peuvent parfois avoir l’apparence de simple paperasse. J’aime à les envisager sous un autre jour. Je crois que ces archives méritent cela. Je les perçois comme des « œuvres », au plein sens du terme, car elles composent, en effet, un véritable « cabinet de curiosités » digne, selon moi, d’intérêt esthétique.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier le pouvoir dont ces documents sont dotés ! Ils sont au cœur, selon moi, d’une authentique machine à voyager dans le temps qui, si l’on y prête suffisamment attention, replace le lecteur dans la position du témoin de l’époque, qu’il s’agisse du savant plongé dans la pénombre de son laboratoire ou de l’enquêteur affairé à rassembler ses notes dans son bureau. De mon point de vue, c’est à partir de ce moment précis où notre regard bascule, en quelque sorte, que le pouvoir esthétique de ces archives prend le pas sur leur valeur probatoire. D’ailleurs, je pense qu’une approche historienne de ces documents ne leur retire en rien leur puissance évocatrice. Bien au contraire. Ces archives conservent plus que jamais leur force de suggestion. Elles continuent de nous interpeller, malgré le temps. Plus encore, elles nous somment d’agir à travers le sentiment d’effroi qui les anime. Il y a ce texte de Rilke que je cite dans la conclusion d’Apparitions qui traduit bien cela. L’effroyable, disait Rilke, c’est « ce qui, privé de secours, veut que nous le secourions ». À bien y réfléchir, je pense que ces archives, toutes dissimulées derrière leurs parures monstrueuses, semblent exiger de nous l’accomplissement d’un tel sauvetage. Un peu à l’image des petites fioles que conserve le magicien dans son laboratoire, elles renferment, pour chacune d’elles, une forme de vie que le lecteur est invité à délivrer tour à tour. C’est de cette manière que j’ai noué un rapport singulier avec chacun de ces récits.

Surnaturelles est “une histoire visuelle des femmes médiums”. Il ne s’agit pas, cette fois, de récits d’enquête, même si l’écriture demeure narrative, mais d’un album photographique bénéficiant d’une présentation érudite et où les images sont légendées. Ces femmes médiums sont, dis-tu, des maîtresses de cérémonie, à la fois dominatrices, douées d’une “autorité exceptionnelle”, portant une “force irrésistible”, et animées par une “logique de disparition”, “condition nécessaire, selon la tradition spirite, à l’apparition des esprits.” Les femmes seraient donc de meilleurs médiums que les hommes, loin de posséder de telles qualités. Peut-on établir un lien entre ce que Freud appelait le “continent noir” (la sexualité féminine) et l’apparition des femmes médiums ?

Je crois que la question posée par la pratique des femmes médiums devance de plusieurs décennies ce que Freud appelait le « continent noir » et plus largement le « mystère » de la sexualité féminine. Le spiritisme féminin, qui voit le jour en 1848 avec les sœurs Fox, préfigure cette fascination pour le corps des femmes, en l’occurrence un corps qui serait doté de facultés extraordinaires, et dont l’ambivalence déroutera souvent la plupart de ses observateurs masculins. Durant la seconde moitié du XIXe siècle, cette ambiguïté se traduit, en effet, par une alternance entre, d’un côté, la prise de parole par ces femmes, leur leadership, leur charisme et, d’un autre côté, leur tendance à disparaître, à se faire autres. Et c’est justement l’ensemble de ces aspects à la fois lumineux et obscurs qui confère à ces femmes un statut véritablement à part, statut que j’ai tenté de caractériser grâce à une importante documentation iconographique.

Surnaturelles, pages 70-71 © Pyramyd

En matière de médiumnité, j’insiste, dans Surnaturelles, sur le fait que la féminité incarne la norme dans l’histoire des phénomènes liés au spiritisme. Les fidèles de Kardec avancent l’idée que la femme disposerait de qualités de passivité et d’émotivité facilitant les communications d’outre-tombe. J’ai essayé de montrer que, dès la naissance du spiritisme, la femme est envisagée sous les traits d’un réceptacle spirituel, une sorte d’instrument qui permettrait, dit-on, d’établir une passerelle avec l’au-delà, ou du moins d’autres degrés de réalité. C’est d’ailleurs ce même élément qui va, d’une certaine façon, favoriser la réification du corps des femmes médiums, un fois soumis à la volonté du savant masculin, dans le cadre d’expériences en laboratoire au début du XXe siècle. En réalité, c’est une intensification du rapport déjà très genré qui s’opère au moment où ces femmes acceptent de se soumettre à l’expérimentation scientifique.

 

L’espace d’expérimentation qu’était à l’origine celui de la cellule familiale cède la place, autour de 1900, à un autre type de dispositif technique dans lequel les polarités masculines et féminines vont être renforcées. Tout d’abord, les rares femmes qui figurent dans le panel de chercheurs se voient refuser le même niveau de reconnaissance que leurs homologues masculins. On explique alors que leur féminité constituerait un obstacle à l’investigation rationnelle… Autre conséquence, encore plus déroutante, les médiums masculins se voient souvent écartés des sujets choisis par les chercheurs, sans doute en raison de la menace qu’ils peuvent faire peser sur la répartition sexuelle de l’autorité au sein des dispositifs expérimentaux. Dans leurs rapports, les expérimentateurs mentionnent ainsi souvent le caractère « efféminé » des hommes médiums, voire leur homosexualité latente. Dans son Étude sur l’inversion sexuelle, parue en 1893, le psychiatre Albert Moll recense « parmi les spirites, et les médiums en particulier, un grand nombre d’individus présentant les phénomènes de perversion sexuelle », dont le comportement doit, selon lui, être non seulement redouté mais également réprimé…

Surnaturelles, p.140-141 © Pyramyd

Quand on regarde certaines images, on pense au théâtre photographié. Ou à des tableaux vivants. On peut aussi trouver des liens avec le “cinéma d’avant le cinéma” (celui des lanternes magiques). Peut-on parler de frottage entre les nouvelles technologies liées à la civilisation industrielle (comme l’électricité) et les superstitions les plus archaïques – à la frontière, une fois de plus, entre “l’effroyablement ancien” et le “nouveau monde” débordant d’énergie ?

Le rapport à l’image, au domaine du visuel, est primordial lorsqu’on s’intéresse au destin des femmes médiums. Non seulement parce que celles et ceux qui les immortalisent n’hésitent pas à recourir à une véritable scénographie, nécessaire au surgissement de l’invisible, mais aussi car ce qui est en jeu, précisément, c’est bien l’apparition de ce qui relève de l’imperceptible, à savoir : les chers disparus, que s’efforcent de faire revenir, ne serait-ce qu’un instant, les médiums, pour le plus grand bonheur des familles endeuillées qui viennent les consulter.

Mais, plus encore, il y a un enjeu technologique souligné par ces images, qui relève, je pense, de l’ordre de la confrontation, du conflit. Ce qui se joue, dans ces clichés, c’est une rivalité entre, d’une part, l’appareil photographique, réputé par ses capacités mécaniques à saisir ce que l’œil humain ne voit pas et, d’autre part, le corps de la médium, entendu, tel que le définissait Allan Kardec, le théoricien de la doctrine spirite, comme un instrument, une machine servant à relier les vivants et les morts. Dans son Livre des mediums (1857), Kardec décrivait les médiums comme d’authentiques « machines électriques » capables de transmettre « des dépêches télégraphiques d’un point éloigné à un autre de la terre ». Les femmes médiums, à le lire, étaient assimilées à une sorte de « télégraphe céleste » que l’on pouvait alors utiliser pour « dicter une communication » en agissant « sur le médium comme l’employé du télégraphe sur son appareil ». Et en s’appuyant sur ce modèle « machinique », la figure de la femme médium devient, selon moi, un redoutable opérateur de brouillage entre sciences physiques et sciences psychiques, et tend ainsi à faire disparaître les frontières entre ce qui relève de la technique et ce qui a trait à l’organique.

Surnaturelles, pages 100-101 © Pyramyd

À quoi est dû la disparition des médiums, ce mot devant être pris au sens originel (rien à voir avec les cabinets de voyance divers et variés qui continuent de proliférer) ? Tu la situes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, datant ainsi “la fin du règne des femmes médiums” et “la disparition à jamais de leurs facultés surnaturelles”. Aucune revenance envisageable, vraiment ?

Les chiromanciennes et autres diseuses de bonne aventure d’aujourd’hui héritent à leur manière des représentantes du spiritisme. Mais je crois que les médiums, du moins celles qui faisaient surgir des ectoplasmes de leur corps (cette manière blanchâtre s’extériorisant depuis les différents orifices de leur corps) ou léviter les tables, ont définitivement disparu. Cela tient à deux événements historiques : d’une part la campagne de presse menée par plusieurs représentants du rationalisme durant l’entre-deux-guerres, au premier rang desquels l’on trouve le célèbre illusionniste Harry Houdini qui mena une véritable chasse aux médiums à travers l’Europe et les États-Unis, et d’autre part, les nombreuses connivences entre le monde de l’occultisme et le nazisme, comme le montre notamment dans ses travaux l’historien Stéphane François. Si une survivance, ou du moins un héritage de l’art de ces femmes, est envisageable aujourd’hui, il réside dans le domaine de la création artistique. Je pense notamment aux œuvres passionnantes de plusieurs artistes contemporaines telles que « Psychic Radio » de Claire Williams ou « Artefact #0, Digital Necrophony » de Mathilde Lavenne. Tout en se les réappropriant, ces œuvres convoquent des questions ancestrales, liées étroitement à la tradition spirite, qu’il s’agisse de la magie, du féminisme ou de l’imaginaire de la communication à distance.

Philippe Baudouin © Rachel Van De Meerssche

Quelle pourrait-être la “bande-son” de ces séances de spiritisme ? En a-t-on une idée précise, via des enregistrements, même effectués avec des appareils rudimentaires ? Ce livre de photographies, toutes plus émerveillantes ou inquiétantes les unes que les autres, pourrait-il être accompagné d’un CD ou d’un fichier son, ou devons-nous simplement contempler ces images en silence ?

La contemplation de ces images est déjà une expérience en soi, suffisamment riche en émotions, il me semble. Mais il est vrai que la dimension acoustique est très importante lorsqu’on envisage la pratique du spiritisme. N’oublions pas que la naissance de cette dernière a eu lieu dans le vacarme de la maison hantée des sœurs Fox ! En cela, le spiritisme est une doctrine fondée sur le son et l’écoute. Et les appareils, ainsi que l’ingénierie, ne manquent pas en la matière !

C’est d’ailleurs l’objet de « Spectra Ex Machina », une anthologie sonore que j’ai conçue pour le label Sub Rosa, dont le premier volume a paru en 2017. À l’occasion de ce travail, je m’étais concentré sur la période 1920-1970 et m’étais aperçu que les interactions entre techniques d’enregistrement sonore et occultisme y avaient été des plus fécondes. Si, avant l’entre-deux-guerres, les parapsychologues et les adeptes du spiritisme, faute de moyens, avaient eu peu recours à la capture disons mécanique des sons, en raison du caractère encore très coûteux de ces appareils, j’avais noté que, le plus souvent, l’utilisation de « machines parlantes » se limitait à un simple accompagnement musical, et ce afin de faciliter les contacts d’outre-tombe, un peu à la manière des membres du cercle Krokowski dans La Montagne magique de Thomas Mann que j’évoquais précédemment. Toutefois, on trouve plusieurs exceptions à cette règle, dans cette contre-histoire du son et de l’occulte, comme, l’expérience que fit en 1895, le célèbre psychologue américain William James en enregistrant sur les rouleaux d’un phonographe les phénomènes étranges de « xénoglossie » d’un médium de Boston qui parlait différentes langues, inconnues de lui, sous l’effet de la transe.

Mais c’est en réalité, au lendemain de la Première Guerre mondiale, sans doute en raison des déclarations fracassantes d’Edison au sujet d’un mystérieux « nécrophone » permettant de capter la voix des morts, qu’on va observer la banalisation des dispositifs d’enregistrements sonores au sein des protocoles parapsychologiques. Puis, en 1931, une nouvelle étape est franchie avec la première commercialisation d’un enregistrement « occulte » : afin d’assurer la promotion des représentations de la médium Louisa Ann Meurig Morris, le directeur du Fortune Theatre de Londres s’associe avec la firme Columbia pour éditer sur 78 tours les « voix d’entités » qui ont fait la réputation de cette jeune femme. L’industrie musicale mettra au jour, par la suite, d’autres disques du même genre, plus extravagants encore, qu’il s’agisse de l’opus d’une certaine Mrs. Butters faisant entendre en 1931 les chants d’outre-tombe d’un ténor italien, ou bien celui de Jack Webber, enregistré en 1939 lors d’une session dans les studios de la société Decca, et reproduisant l’étonnante interprétation qu’un soi-disant « esprit » aurait faite du titre There is a Land, rendu célèbre par la contralto Clara Butt. Sans oublier les multiples rééditions de la pianiste-médium Rosemary Brown à partir de 1970, sur le label Philips.

Philippe Baudouin, Apparitions – les archives de la France hantée, Éditions Hoëbeke, novembre 2021, 320 p., 30 €
Philippe Baudouin, Surnaturelles – une histoire visuelle des femmes médiums, Éditions Pyramyd, novembre 2021, 176 p., 29 €