Eddy de Pretto au Bataclan : beau comme le début d’une nouvelle vie !

© Olivier Steiner

Moins une critique qu’une page de journal, des choses vues, notées, amassées, sans hiérarchie.

Novembre 2015 : j’habitais rue Voltaire dans le onzième ce soir-là… j’étais fatigué, je m’étais couché tôt… vers 22h dans un demi-sommeil j’entends ce drôle de boum, une déflagration, un accident de voiture, je ne sais, peut-être une vieille bonbonne de gaz qui aura explosé ? Je me rendors, j’écoute une émission de radio. Puis les appels, les sms : ça va ? Tu fais quoi ? T’es où ? Réponds !

Je descends dans la rue. Un silence de dingue, assourdissant, une matière de silence que je ne connais pas mais que quelque chose en moi reconnaît : un silence de mort. Des voitures de police partout, ils ont bloqué le boulevard Voltaire… je marche un peu, devant le café Voltaire… l’horreur… je ne dors pas, je marche dans Paris toute la nuit, je vais au Bataclan, place de la République des gens sont venus pour se faire des hugs, il y a ce garçon, Mohammed, qui s’approche de moi et me prend dans ces bras, il dit : Je suis ton frère mec.

Le surlendemain je vais au théâtre, c’est prévu depuis plusieurs jours, ils n’ont pas annulé alors j’y vais. Il ne faut pas que la peur s’installe. C’est Kindship avec Isabelle Adjani, une histoire de Phèdre sans Phèdre, l’amour, le désir… est puis à la fin, frissons sur tous les corps, Isabelle prend la parole : « Je suis Charlie, je suis juive, je suis musulmane… » Les mots justes, les mots bleus.

Et puis la vie, les nuits, les jours, le temps qui passe, je passe d’un monde à l’autre, je change, je déménage, nous changeons, je ne change pas… le monde change, le Covid, les confinements, les masques, le pass sanitaire, les vaccins, nous ne sommes plus les mêmes…

Novembre 2021 : les procès ont lieu… des récits glaçants, des monstres immuables dans leur monstruosité, un travail de mémoire, de dignité, d’humanité…

Eddy de Pretto chante au Bataclan, j’y vais avec Isabelle…

Des spectateurs debout et sans masque pour la première fois dans cette salle depuis des mois. Il commence son spectacle au milieu de la foule, a cappella, sans la distance protectrice de la scène ni l’entourage rassurant de ses musiciens, nous sommes avec lui et avec cette fragilité magnifique du spectacle vivant.

Le concert sera magnifique, sans aucun moment faible, c’est tout à coup le soleil en novembre, une sorte de soleil pour toujours ! Je n’avais pas vu plus beau concert depuis Tamino à l’Olympia ! Eddy est un très grand, quelque part entre Brel et Trenet, et sur scène c’est éclatant !

Ce week-end j’ai revu un documentaire sur la Chine et son Président à vie : le monde est fou, le monde va mal, ce qui se trame est terrible, au-delà même de ce que nous pouvons imaginer… peut-être que nous assistons au crépuscule de l’occident et ses valeurs universelles…

Alors quoi ? Tout abandonner ? Se droguer, fuir, céder au cynisme, à l’individualisme  ?

Je repense à cette dernière lettre de Stefan Zweig : « Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec ma lucidité, j’éprouve le besoin de remplir un dernier devoir : adresser de profonds remerciements au Brésil, ce merveilleux pays qui m’a procuré, ainsi qu’à mon travail, un repos si amical et si hospitalier. De jour en jour, j’ai appris à l’aimer davantage et nulle part ailleurs je n’aurais préféré édifier une nouvelle existence, maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même.
Mais à soixante ans passés il faudrait avoir des forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d’errance. Aussi, je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde.
Je salue tous mes amis. Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. »

L’aurore après la longue nuit… nous sentons parfois nos forces faiblir, il y a le temps, il y a l’âge, la lucidité, les Zemmour de tous poils, la folie, le désir qui peut se faire moins fort… oui, oui.

Et puis il y a des moments comme ce concert d’Eddy de Pretto qui ne sont pas exactement une réponse mais apparaissent mieux qu’une réponse : quelque chose de la vie, de la joie, de l’amitié, de l’amour possible, de la force et du désir peuvent encore triompher ! Car il y a toute la noirceur du monde, toutes les ombres et les menaces, mais il y a la musique et l’art, qui semblent dire oui, tout simplement, oui à Tout vivre, encore.

Et pour un peu je me prendrais pour Eddy le kid, bogosse mieux que bogosse :

Et dire et chanter et vivre des choses Incr !
Même s’il y a toujours les mêmes voix qui couinent
Attendre les bons mots pour que la vie s’ancr
et pour la première fois laisser le temps vaincr
Alors soleil, soleil Créteil, soleil partout !

Et on ne va pas oublier Rimbaud :

« Le Soleil, le foyer de tendresse et de vie,
Verse l’amour brûlant à la terre ravie,
Et, quand on est couché sur la vallée, on sent
Que la terre est nubile et déborde de sang ;
Que son immense sein, soulevé par une âme,
Est d’amour comme Dieu, de chair comme la femme,
Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,
Le grand fourmillement de tous les embryons ! »

Et puis s’autoriser toutes les digressions, les bifurcations, je pense à Nina Simone et son mythique concert de Montreux en 76, je pense à elle quand elle chante I Wish I knew how it would be to be free

 

Puis je pense aux mains d’Arthur Rubinstein, et je pense à Chéreau qui aimait à répéter comme un mantra : « Je dis que l’avenir c’est du désir, pas de la peur ».

Fin du concert. La salle se vide. Nous traversons la fosse avec Isabelle, nous regardons le vaste plancher en bois… baissons la tête, étrange moment… nous ne disons rien…

Puis dans la loge je regarde Eddy et Isabelle, quel duo ! C’est bien, ils sont beaux like the birds in the sky… la beauté comme acte de résistance…

Pardon Eddy, pardon Isabelle, il manque une chose dans mon papier : la légèreté, la possibilité d’un sourire  ! La prochaine fois je ferai mieux.

© Olivier Steiner