Mais comment en viens-je à écrire sur « le phénomène woke » comme on aime à le qualifier ? Est-ce ce que je n’aurais pas mieux à faire, surtout si j’estime que justement il constitue un détournement stérile d’énergie, un lâcher de passions tristes vite confirmé par un détour sur les réseaux ou en compulsant un énième ouvrage avec son petit chapitre sur les identités ? Ma psyché ne serait-elle pas à son tour envahie, condamnant tout effort pour émettre un autre courant mental, et non pas faire crépiter du n’importe quoi ? Divers motifs, comprenant même une lassitude devant les blagues sur la cuisine au woke ou les fins de non-recevoir du type « woke = trucs de fafs » me poussent à ne pas tout de suite abandonner le terrain. Et donc, écrire tout de même.
J’aborderai toutefois le problème de biais : les échanges et productions de textes sur les réseaux numériques présentent l’intérêt de permettre une datation et de remonter à ces temps où les références et les réflexes désormais établis se sont formés. Prenons l’exemple d’un des outils rhétorique prisé des discussions ces temps-ci sur le woke, celui qui consiste à vous balancer que vous venez d’avoir recours au « sophisme par association ». On entend par là que vous avez pratiqué un amalgame hâtif du type : les écologistes mangent du quinoa, or je vous ai vu en commander une assiette, vous êtes donc écologiste. D’une pierre deux coups, on se hisse face à son interlocuteur par une connaissance des pièges rhétoriques et on l’assimile aux ennemis de la raison que seraient les sophistes antiques – ce qui constitue tout de même une association fallacieuse. La page Wikipedia d’origine consacrée au sujet est en réalité intitulée « déshonneur par association », elle est créée en février 2006. Elle sera fusionnée avec son pendant « l’honneur par association » pour former une nouvelle entrée consacrant le « sophisme par association » en 2015. Le rédacteur initial de la version française semble bien inspiré, puisque ses trois exemples trahissent un certain tropisme bien droitier, le plus soft étant le plus éclairant : « Le nationalisme est une idéologie à détruire, car elle a été mise en œuvre par de nombreux fascistes ». Au bout du compte, c’est l’intérêt du travail collaboratif, les différentes révisions de la page se passeront de ces illustrations. Mais cela ne nous explique pas pourquoi ces dénominations de «… par association » sont aux abonnées quasi-absents sur la période antérieure aux années 10. La qualification de « sophisme » ne prend elle-même son véritable essor qu’en 2017. Bien sûr, l’importation des références à la reductio ad hitlerum pour décrire les débats atteignant le fameux point Godwin y contribue. Mais le tableau n’est complet que si l’on suppose que tout commence par une traduction du « guilt by association », expression très prééminente aux États-Unis – qui serait peut-être passée par la sphère canadienne pour nous rejoindre et aurait substitué la culpabilité au onneur. La période du maccarthysme, fortement polarisée comme on se plairait à le dire aujourd’hui a donné lieu à toute une profusion de guilt by association, aussi bien pour décrier la condamnation des personnes ayant un tant soit peu un vague lien avec le communisme que pour défendre le sénateur Mc Carthy que l’on assimilait à Hitler. Il semble que l’élection de Barack Obama soit un moment important de la résurgence de ces termes, période pendant laquelle la passion pour les syllogismes antiques arrive en France et inonde les lexiques de défense intellectuelle sur la toile.
Peu de temps auparavant, en 2006, une entrée woke est créée sur l’encyclopédie en ligne. Dans un sens, elle est sans intérêt puisqu’elle ne concerne que l’empereur japonais Kenzo dont c’est le prénom. Elle ne sera pas modifiée pendant 14 ans. Même absence de ce signifiant sur les comptes Twitter. Jusqu’en 2016, on n’écrit pas woke mais « woké », une sorte d’interjection en guise de ok les gars.
Il faut donc attendre que le mouvement Black Lives Matter s’empare du refrain « Stay Woke ! » pour que quelques commentaires informés apparaissent sur l’espace francophone, le plus souvent pour dénigrer le décalage entre des paroles et des actes de militants qui se disent woke et semblent bien endormis. La dynamique s’intensifie à partir de 2018 et l’on trouve autant d’emplois positifs du terme que de dénigrements. A partir de cette date, une recherche associant les termes « idéologie » et « woke » donne de plus en plus de résultats à consonance négative, du type « De l’autre côté t’as Netflix qui soutient bien l’idéologie woke… »
Chez Wikipedia, le réveil est encore plus tardif puisqu’il faut attendre la fin juillet 2020 pour que cinq lignes tentent enfin une ébauche d’article qui sera jugé orphelin, donc à compléter par un papa ou une maman généreuse. Heureusement, un certain Kaftabac, prend aussitôt les choses en main et ajoute plus de 20 000 signes pour enfin nous éclairer sur ce qu’est le woke et les critiques à l’encontre de celui-ci, paragraphe bientôt central de l’article si on le débarrasse des recherches minutieuses en étymologie. L’auteur, bien connu des blocages temporaires par les autres collaborateurs, en profite pour introduire un renvoi à l’article « gauche régressive ».
Si l’effervescence « anti-wokisme » ne démarre pas tout de suite sur l’encyclopédie en ligne, c’est que la scène se joue ailleurs, entre forums consacrés aux jeux vidéos et Twitter. Un certain Sanglier Sympa, pseudonyme très actif sur ces deux espaces publie le 8 juillet 2019 une vidéo de décryptage dont le compteur va dépasser le million de vues (1 405 799 vues à ce jour). En voix off, il décrit et commente les événements survenus à l’université d’Evergreen, point de départ préféré des contempteurs du woke et de la « dérive du progressisme » pour reprendre son titre. La publication va déclencher une avalanche de commentaires et contre-commentaires sur les réseaux qui ne semble toujours pas épuisée. En tous cas, si toutes les publications de ce genre produisaient des effets aussi rapides, on se précipiterait pour en faire : dès le lendemain de sa publication, et donc en plein été, une nouvelle page Wikipedia est créée par un certain Woloof pour fournir une version française à l’entrée consacrée à Robin di Angelo, autrice d’un livre sur la fragilité blanche et nouvel épouvantail des anti-wokistes citée dans la vidéo. Les différents ajouts proviennent de rédacteurs que l’on retrouve sur toutes les pages liées aux sujets connexes, intersectionnalité, indigénisme, écriture inclusive, etc. Et à la fameuse « gauche régressive ». Depuis décembre 2019, le compte de Woloof est bloqué indéfiniment pour avoir inondé le site de contenus orientés et avoir passé sous différentes identités sa marchandise.
À ce point de la lecture, peut-être que votre rythme cardiaque s’est accéléré, que vous clignez des yeux et vous commencez à transformer un agacement d’abord vécu sous forme physique en formulations plus rationnelles envers cet exercice sophistique qui associerait le facho banni des réseaux et tout écrit sur le woke. Vous tenez à dissocier un anti-wokisme primaire et un anti-wokisme savant qui ne se rencontreraient que peu voire s’opposeraient. Remonter les historiques numériques montre toutefois que l’on fonctionne plutôt par addition et soustraction dans un même espace. Une fois les pages créées, de nouveaux rédacteurs plus policés, qui ont des lettres dirait-on apparaissent et viennent apporter leur touche à l’édifice, heureux de nourrir l’encyclopédie de références plus nobles glanées dans la presse écrite et d’introduire des contributions scientifiques. On soustrait alors les éléments plus douteux, dans la logique du site où l’on passe d’ébauches à des articles aux contenus plus stabilisés. Au bout du compte, pour ce genre de pages sensibles, et en suivant les historiques des modifications, on a plutôt l’impression d’assister à une logique d’accumulation d’analyses à charge et de juxtapositions de faits destinés à confirmer l’existence d’une dérive. Entre-temps, l’anti-wokisme savant s’est nourri d’exemples peu fondés, tout comme l’anti-wokisme primaire récupérera en retour des analyses pour faire autorité.
En prenant de la hauteur, les ouvrages plus sérieux s’écartent des seules recensions de faits ou des preuves-citations et se focalisent sur des phénomènes sociaux liés aux identités. L’essentiel est de montrer que le rapport à celles-ci a subi de telles évolutions qu’il ne peut que mener à ce woke que l’on sait. Il relève d’une défaillance sociologique – ou « sociétale », pour ceux qui renoncent vraiment à la sociologie – qui pourrait trouver sa source dans des faiblesses d’ordre psychique récurrentes parmi nos populations. On peut alors, soit perpétuer les analyses sur les individus centrés sur eux-mêmes au détriment du commun, dans un lignage hérité de Tocqueville ou de Christopher Lasch, auteur de la Culture du narcissisme (paru en 1979 aux États-Unis). Soit défendre une conception de la psychanalyse défiante à l’égard des « assignations identitaires » (Elisabeth Roudinesco) qui figent les identités, s’épuisent dans la fameuse victimisation et condamnent la libération des sujets. On peut encore, contrairement à l’approche précédente, céder tout de même aux explications anglo-saxonnes, voire profiter de son aisance linguistique pour épater le bourgeois en mobilisant des analyses de psychologues américains dont les qualités de producteurs de best-sellers sont mises en avant. Ainsi, une petite constellation de références traverse l’Atlantique et se retrouve chez les éditorialistes qui alimentent nos magazines et par ricochets les autres médias, ou les think tank avides de contenus moins estampillés académie. On compte parmi les plus récurrentes, Steven Pinker, adepte de l’application des lois de l’évolution à la psychologie, le courant dénommé l’évo-psychologie. Ou encore Jonathan Haidt dont le wiki en anglais nous dit qu’il « explore la montée de la polarisation politique et le changement culturel sur les campus, ainsi que ses effets sur la santé mentale ». La boucle se boucle si l’on s’intéresse aux images employées par le Sanglier Sympa. Elles sont essentiellement issues d’un projet documentaire qui accorde une part importante au mathématicien de formation James A.Lindsay et à Helen Pluckrose, ancienne rédactrice en chef d’un magazine intitulé Aero. Ce dernier a publié et largement commenté les parties déjà tournées sur Evergreen. Les protagonistes du film en gestation sont auteurs d’un ouvrage supposé analyser les phénomènes comme le woke par une critique bien peu originale des influences post-modernes. Mais le duo est surtout connu pour ses canulars scientifiques menés avec le philosophe Peter Boghossian visant à montrer comment des publications sérieuses seraient gangrenées une fois de plus par l’idéologie, au point d’accepter n’importe quoi. Le titre et les thèmes même des fausses études soumises aux revues scientifiques en disent long sur le mépris adressé aux sujets habituels des recherches visées, que ce soit pour traiter de la culture du viol chez les chiens ou, lors d’une plus ancienne mystification, relier le réchauffement climatique au pénis « comme construction sociale ». On ne sera pas étonné d’apprendre que l’exercice a reçu les soutiens des auteurs cités plus haut, que ce soit Steven Pinker ou Jonathan Haidt. Ce type d’amusement narquois, redoublé par la victoire montée en épingle d’une acceptation par certaines revues, correspond en tout point à la prolifération de comptes parodiques sur Twitter, du type « Sardine Rousseau », qui prennent en surplomb cette fameuse gauche dite régressive et finissent par se transformer en parodie des parodieurs.
Non seulement, tous les travaux mobilisés à charge permettent d’insister sur les défaillances psychiques des woke mais ils aboutissent à cibler le diagnostic sur une partie de la jeunesse et par la même occasion à d’autres individus militants, forcément tout aussi immatures. D’où la mise au pas nécessaire des établissements d’enseignement contre ces mauvaises influences. Et un sondage permanent de cette jeunesse à qui l’on prend le pouls pour constater au jour le jour le niveau de contamination et ne pas lui poser les questions plus urgentes sur ses conditions d’existence précaire.
En arrière-plan de tous les écrits et de toutes les publications plus ou moins savantes domine une obsession considérable pour « la gauche », une identité que l’on fixe et assigne sans scrupules, tout en la mettant à distance pour mieux s’en distinguer. Une partie de la gauche ne serait pas la bonne gauche, tout comme une partie des féministes ne seraient pas les bonnes féministes, coincées dans la case néo-féministes. La tumeur de mauvaise gauche une fois éliminée du monde assurerait que celui-ci tourne enfin comme il devrait tourner. Ce qui permettrait la constitution de véritables mouvements sociaux émancipateurs, sans dilution dans des luttes multiples, ou cela permettrait de former une unité électorale apte à renverser tout ce qui fomente la division.
Curieux contraste entre une raison convoquée à n’en plus finir, sous toutes ses formes argumentatives, rhétoriques, voire comme caution du nouveau magazine Franc-Tireur ; et un reste totalement inéligible, ni à la parole, ni à la raison. Inéligible en tout. Ça tombe bien : le temps des élections est venu.