Un Petit Prince et une Reine de la Nuit : Tamino à l’Olympia

Isabelle Adjani et Tamino © Olivier Steiner

Il m’aura fallu attendre 43 ans bientôt 44 pour comprendre, savoir, découvrir ce que veut dire vivre un concert historique, c’était hier soir à l’Olympia Paris, mardi 19 novembre 2019. Il s’appelle Tamino comme le Prince de la Flûte enchantée, Mozart est le compositeur préféré de sa mère anthropologue et passionnée de musique, et son album Amir n’est autre que son deuxième prénom signifiant « prince » en arabe.
C’est l’histoire de fées qui se sont penchées sur un berceau à Anvers, le 24 octobre 1996, Tamino-Amir Moharam Fouad naissait pour ajouter de la beauté au Monde, un baume universel qui va durer. Il est le petit-fils de l’acteur et chanteur égyptien Moharram Fouad (1934 -2002), une star dans son pays, une légende surnommée en son temps La voix du Nil…

On sait peu de choses sur les enfances des grands, elles restent territoire limité et mystérieux, et c’est bien ainsi, ne pas aller plonger ses yeux dans les forges de Vulcain, l’histoire commence alors que Tamino a 17 ans, l’âge où l’on n’est pas sérieux comme dit l’Autre, Tamino entre au conservatoire d’Amsterdam pour étudier la musique classique, avant d’y renoncer. Oreille absolue et tessiture de quatre octaves, on dit que Callas en couvrait trois alors qu’Oum Kalthoum, « l’Astre d’Orient », « Le rossignol du Nil », « La quatrième pyramide » ou encore « Al Sett, La dame », on ne compte plus…

Tamino, ce mec, ce garçon, est un génie, un ange, je ne sais pas, Rimbaud, Les illuminations, y’a rien à expliquer, c’est là, tout, la voix, la musique, les mots, la présence, tout est déjà là et déjà dans les cimes et il n’y a plus de progression possible, la perfection est déjà atteinte, peut-on brûler plus haut plus chaud que l’incandescent ? Comme le disait Didier Varrod à l’antenne de France Inter ce matin, « Tamino est né pour vivre à la fois le parfait bréviaire Rock&Folk – on pense à Radiohead – et les lois mystiques de la transcendance », on pense à Sœur Marie Keyrouz ou Fairuz pendant le concert, chair de poule…

Mon très cher Tamino, il n’y aura peut-être pas de progression après cet album et ces concerts et ces live, mais je te souhaite du fond du cœur des périodes avec des noms de couleurs comme pour les peintres, les grands Rubens et Van Dyck qui ont dû peupler ton livre d’images quand tu étais petit garçon, je te souhaite surtout des rencontres qui vont t’amener un peu ailleurs, tout aussi haut mais à côté, juste à côté, un peu à droite, un peu à gauche, pour voyager aussi bien, des pas de côtés comme on bifurque parfois dans la vie quand elle se met à tricoter des épiphanies, quand on se retrouve dans l’inimaginé. Je te souhaite de vivre surtout – pardon je me la joue Rilke avec son jeune poète, de ne pas te laisser manger ou abîmer par ce métier qui n’en est pas un, ce milieu de puissances sublimes mais aussi de pouvoirs terribles… avec quelles épaules se tenir droit quand c’est le Monde qui va se mettre à genoux devant toi et ta voix ? Comment préserver ces traces d’étoiles dans tes yeux ? Il y a tout, donc, chez toi et avec toi, jusqu’à cette douceur que j’ai eu la chance d’un peu toucher, cette connexion, cette présence à l’autre qui est celle des enfants quand ils vous parlent dans la rue, totale intelligence de la vie, simple, simple, simple, les enfants et les vieux dieux étaient dans la fosse ce soir et ils pleuraient de joie et d’émerveillement, communion… Quand nous sommes partis avec Isabelle, titubants tous les deux, un petit garçon est sorti de l’ascenseur à l’Olympia, il jouait, il nous dit alors « C’est ma bouteille d’eau, je regarde si elle tient droit quand je la mets dans l’ascenseur, je l’envoie et je le rappelle. » Oui, petit garçon, le monde est beau, le monde est stable ce soir, ta bouteille d’eau en plastique tient debout toute seule… et je souris, et les gorges sont nouées, et je regarde Isabelle comme Perséphone et son beau mal intérieur, et sa beauté, et sa joie, sa fraîcheur et son bonheur…

Something hides in every night
Brings desire from the deep
And with it comes a burning light
To keep us from our sleep

Mais hier soir, le sublime était aussi politique, Tamino avait fait venir l’orchestre Nagham Zikrayat composé de musiciens syriens et irakiens, Tamino comme le nouveau chantre d’un « panarabisme » qui en passerait d’abord par l’art et la culture, sans idéologie mais tout en beauté métissée, Tamino hier soir comme le petit prince héritier de cette révolution de lotus, utopie déjà coagulée dans sa musique. Le grand-père de Tamino fut l’auteur et interprète de 900 chansons dont une vingtaine furent dédiées à la Palestine. Comment alors ne pas penser à Isabelle en Algérie, « fière de participer à la naissance d’une démocratie », même si l’on sait que depuis rien n’est encore simple, loin de là, et Isabelle encore et Les versets sataniques de Salman Rushdie… in memoriam.

Isabelle, Tamino, l’Algérie, l’Égypte, tellement évident, t’aimement. Ce même éloge de la lenteur, leur temps à eux qui ne semble pas tout à fait le temps de tout le monde, cette même quête de l’absolu, et ce je ne sais quoi qui fait toute la différence, un humour en réserve comme un terreau commun, fraternel, terrien, concret, quelque chose dit sans le dire : Allez, tout ça n’est pas bien grave… Je les revois en boucle depuis hier soir, elle et lui et « leur baiser de Klimt » dans le bar Marilyn de l’Olympia, lui soudainement protecteur, à moins que ce ne soit elle, lui, elle. Lui et ses presque deux mètres, qui se penche comme un arbre long des Hauts de Hurlevent, Les sœurs Brontë…

« Le premier soir je me suis donc endormi sur le sable à mille milles de toute terre habitée. J’étais bien plus isolé qu’un naufragé sur un radeau au milieu de l’océan. » Le Petit Prince, Saint-Exupéry

Isabelle Adjani et Tamino © Olivier Steiner

Quand je croiserai à nouveau dans ma vie de vilaines personnes, des mesquineries et des étroitesses, toutes les scories des petits jours lourds, les petites et grandes laideurs, je penserai à lui, puis à elle, elle Isabelle et lui Tamino dans les bras l’un de l’autre hier soir, en pleurs et amitiés et sourires sur des lèvres tremblées, je repenserai à ce « baiser de Klimt » dans ce bar « Marilyn », mon dieu, Marilyn en plus, fou, fou, fou !

Je repenserai à leur rencontre comme un éclair doux qui a déchiré une nuit Indigo, de ses bleus à lui à son bleu à elle, et j’ai vu Hölderlin de mes yeux vus, j’ai fait trois pas en arrière devant cette beauté, Oh non je ne l’ai pas assise sur mes genoux pour l’injurier ! j’ai fait trois pas en arrière sans réfléchir, par instinct, pour ne pas abîmer, leur laisser la place, de la place, les laisser respirer, into your world of elegant freedom comme il chante, lui Antoine, elle Cléopâtre, et Shakespeare en sous-texte, la grandeur et la faiblesse des hommes et des femmes, l’amour… et tous deux en mercis infinis impossibles à formuler, en reconnaissances muettes, de cette même famille elle et lui, la véritable aristocratie, jusqu’au sang d’orient mêlé sous leurs peaux blanches et fines d’Europe, eux, leurs mots étirés et leurs voix basses, lui et ses longs cils penchés sur elle, elle « petite sœur traqueuse de ton air amoureuse », elle et « ses verres fumés pour montrer tout ce qu’elle veut cacher », leurs secrets… je penserai à ça, je garderai ça, toujours, ce concert, cette soirée, cette grâce, lui encore, tout ce grand et ce donné et ce joyeux et ce gentil… et je me dirai et je vous dirai C’est aussi ça l’humain, ne jamais l’oublier, jamais, il y a le brutal et le rêche, il y a l’acide et l’amer, tout ce qui nous empoisonne chaque jour et en ce moment le ciel est bien chargé, « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », le micro et le macro de nos vies minuscules majuscules … mais il y a Tamino, et il y a Isabelle Adjani, et il y a ce Jais d’ailes noires brillantes de corbeau, mais il faut se rappeler que ce n’est pas à l’oiseau qu’on fait allusion quand on appelle cette teinte « Perséphone », c’est à la pierre, une pierre, stein, ce Jais qu’on trouvait associé à l’Ambre dans les tombes préhistoriques, deux pierres comme magiquement mariées. Duras n’est pas loin, Les mains négatives

Mais le voilà, il approche lentement, je finis mon verre de jus de Clémentine, comme un grand fils égyptien de La longue dame brune, un petit neveu de Dalida Yolanda, elles aussi ont chanté ici même leurs plus grandes heures, il n’y a pas de hasard, lui ce petit frère de Jeff Buckley et de Leonard Cohen, Hallelujah, mais Sinatra qui passe aussi comme une ombre, qui se la joue « Il est pas mal, le petit gars », Sinatra qui fume sa clope d’une main, l’autre main est dans la poche du pantalon smoking, The Voice, l’allure, le duende manière Garcia Lorca, le feeling, le groove, le swing, le spleen, tous ces trucs que les philosophes ne peuvent expliquer, et Duende vient de lutin et transe… Sinatra vient de rejoindre Marilyn pour une coupe de Champagne Pamplemousse rose dans le petit bar où travaillait hier soir la si gentille Dalila qui a passé son temps à recharger mon portable à cours de batterie, merci… mais, silence, c’est à Jimmy Scott de faire son apparition, les fantômes se sont tous donnés rendez-vous pour se réchauffer en ce novembre si novembre, si dur, une saison comme le Temple des Epreuves de la Flûte Enchantée, Time after time… Tamino, écoute ce que dit Jimmy dans cette petite vidéo, c’est pour toi, c’est cadeau, comme tout était cadeau hier :

« La beauté n’est pas un besoin mais un ravissement. Ce n’est pas une bouche assoiffée ni une main tendue, mais plutôt un cœur enflammé et une âme enchantée. » Khalil Gibran, poète libanais.

Tamino à l’Olympia : Arte concert, en lien ici