Vide sanitaire : les « pas perdus » de François Durif

© François Durif, Abri Durif

Écrire comme on performe, comme on met en mouvement, le mouvement même de la vie, puissante, singulière, alors qu’elle trouve son énergie dans la mort. Tel est le paradoxe qui anime Vide sanitaire de François Durif, de ces livres rares dont il est difficile d’écrire quoi que ce soit, tant on a le sentiment d’être face à un univers radical, sidérant et que rien ne peut remplacer la lecture.

S’immerger dans ces pages, c’est comprendre dès les premières, qu’on rencontre un monde, que quelque chose est , d’immanquable, de terriblement séduisant. On se perd, on se retrouve, changé par ce qu’on vient de lire. On rit avec François Durif, on tremble, on souffre, on sourit encore, rien n’est stable ou confortable, tout emporte. On dérive avec lui, on pose le livre, on repense à des deuils jamais faits, à des amours emportées, à ce qui nous hante. On y revient, trop vite, on voudrait pourtant ne jamais finir ces pages, rester avec et en elles, se perdre à nouveau, se (re)trouver. C’est aussi la magie de ce livre : François Durif converse avec son lecteur, il l’invite à se promener avec lui, lui fait une place, et on le suit. Le lire est une expérience. Là est la littérature, évidemment. Sinon à quoi bon ?

La dernière fois qu’un livre m’a fait cet effet, c’était Malakoff de Gregory Buchert (Verticales, 2020). Les livres de Buchert et Durif n’ont rien à voir, sinon leur exigence et leur singularité radicales, sinon d’être pleinement contemporains. Au point qu’on est à peine surprise quand on apprend, au détour des remerciements à la toute fin du livre, qu’une rencontre, liée à Malakoff, est à l’origine de la publication de Vide sanitaire par Yves Pagès et Jeanne Guyon. C’est aussi cela, sans doute aucun, le contemporain, ces liens souterrains, ce champ qui se compose sous nos yeux, ces immédiates évidences de grands, très grands livres.

Vide sanitaire est le premier livre de François Durif, diplômé des Beaux-Arts de Paris, longtemps assistant de Thomas Hirschhorn, avant de tout plaquer. Fin du travail dans l’atelier de l’artiste suisse, fin du travail sur ses propres performances et premier passage à vide, dans une existence tissée de dépressions et anticyclones, de creux et de pleins, de déliés. En 2004, Durif se sent « déjà mort », il lui faut renaître, se réinventer, il a en tête la phrase de Deleuze, « Écrire, c’est devenir, mais ce n’est pas du tout devenir écrivain. C’est devenir autre chose ». Ce sera croque-mort. Après un bilan de compétences chez Pôle Emploi, l’artiste désenchanté commence à travailler dans une « agence de pompes funèbres située au cul de Cochin : L’autre Rive, la bien nommée ».

Douze années se sont « consumées » depuis cette « expérience », au cœur de Vide sanitaire, qui traverse des « seuils — visibles et invisibles », à la manière de Walter Benjamin dans son Livre des passages : Vide sanitaire est une « forme-promenade », refusant toute linéarité factice, qui fonctionne par à coups et accords. Tout se construit par précipités chimiques, correspondances littéraires, anecdotes puisées dans la vie réelle comme dans l’autre vie réelle, celle des livres, des films, des œuvres, comme autant d’entrées dans un « dédale » — depuis le début, on pense aussi à Orphée aux enfers, avec la littérature pour Eurydice.

« Mon récit risque d’être morcelé, je vous préviens — dans ma tête, un rond-point ». Avec François Durif, nous traversons « ce qui nous fait signe », croisons des présences, des spectres, des corps, une vie sensible et matérielle. C’est parfois terrible (les réquisitions, les crémations d’enfants), souvent drôle, toujours intime. La traversée est dense, du Père-Lachaise à L’Autre-Rive, d’une famille à une autre, de tant de vies à la sienne, du dehors au plus profond de soi, en passant par les lieux de drague gay à Paris ou l’enfance auvergnate.

Refermant le livre, on jurerait qu’il est traversé de photographies et de documents. Il n’y a pourtant pas d’images dans le livre, l’auteur les a imprimées dans nos rétines. C’est notre cerveau qui devient ce vide sanitaire, l’espace laissé vacant sous la pierre tombale, lui-même mué en chambre claire, white cube, darkroom, backroom. Dans ce lieu articulant les espaces et les temporalités, un carrousel de scènes, de moments, de confidences et de révélations, le désir de mettre sous nos yeux ce que nous rejetons en périphérie (la mort, les cimetières) ou en sous-sol (les lieux gays, de moins en moins en plein air), ce que nous ne voyons pas ou plus, un infra-ordinaire que Durif nomme un inframince. Tout fait image, tout remonte — du passé, du sol, de la mémoire, des textes, de soi… et se voit mis en récit, exposé, promené. Tout circule. D’ailleurs, s’imaginant croque-mort dans un film de Jacques Tati, François Durif emploie une image très juste de ce qu’il est, dans ce livre, « un agent de circulation ».

© François Durif, Abri Durif

Ce que crée Vide Sanitaire, c’est une expérience commune, à la manière de ce que cherchait Robert Filliou « un art fraternel ». Durif le cite et ajoute : « Des années après avoir expérimenté sur le terrain funéraire cette forme d’art fraternel, la seule chose que je puisse exiger de moi, c’est d’en faire le récit, c’est de transmettre cette expérience par un écrit, et de le glisser dans un étui : un rectangle que l’on tienne dans la main ». Vide sanitaire n’est pas seulement une « forme performance » ou une expérience, c’est aussi et surtout une manière singulière de s’écrire en nous écrivant, dans un partage, une écriture de soi par hétérotopies et hétérochronies, palimpseste de lieux et « collision de temps disparates ». Ainsi s’édifie, souplement, sans contraintes, une identité labile, un intime dans et par l’altérité, les passages. Tout se déplace, Durif avec nous au milieu des tombes et de ses moi(s) antérieurs, les citations elles-mêmes, prises de vertige, déplacées. Kafka, Duchamp, Filliou, Foucault, Félida, Ponge, Coccia, Akerman… reviennent d’un ailleurs, dans ce livre qui est un « contre-espace » et un « lieu de montage », tressant les moments discontinus d’une crise pour en faire une « expérience d’immersion » et nous rendre sensibles « à notre être-au-monde ».

« J’ai toujours associé le geste d’écrire à celui de faire de vide », écrit François Durif. Un vide comme le serait un « moule » alors, saturé de pleins, de fulgurances, de fragments qui ne sont qu’en apparence « dépareillés ». Tout est correspondances, transports, dans un récit dont la forme labile évoque le ready-made, la bibliothèque, l’arpentage, le monument (pas au sens architectural et raide mais au sens étymologique et plastique de souvenir et tombeau littéraire). Tout est strates recomposées, « le temps est pluriel, on devrait plutôt dire : les temps, les temps dont nous sommes faits ». On pense encore à l’or du temps, aux Pas perdus d’André Breton écrivant qu’il n’a « au monde d’autre défi à jeter que le désir » et qu’il ne reçoit « de plus grand défi que la mort ». Ce serait peut-être l’une des formules potentielles pour saisir cet immense récit du désir qu’est Vide sanitaire.

François Durif, Vide sanitaire, éditions Verticales, octobre 2021, 312 p., 19 € 50 — Lire un extrait
Les photographies de cet article sont extraites du site de François Durif, Abri Durif.

Dimanche 31 octobre 2021, rendez-vous à 11 h 30, au café L’Ami Justin (28 boulevard de Ménilmontant, Paris), pour une traversée du cimetière du Père-Lachaise reprenant en partie l’itinéraire du livre jusqu’au Monte-en-l’air (2 rue de la Mare, Paris). À 15 heures, lecture-performance, suivie d’une séance de signature-dédicace. Toutes les infos sont à retrouver ici.