Nathalie Quintane : « Nelly, ce n’est pas moi, mais ce livre, c’est moi… » (La Cavalière)

Nathalie Quintane © Hélène Bamberger, Paris octobre 2021

Magistral : tel est le mot qui vient à l’esprit après avoir achevé la lecture de La Cavalière de Nathalie Quintane qui vient de paraître chez P.O.L. A partir de l’affaire de Nelly Cavallero, enseignante à Dignes-les-Bains qui, dans les années 1970, avait défrayé la chronique en étant inculpée pour incitation de mineurs à la débauche, Quintane s’intéresse plus précisément à ces années de violente répression dans l’Éducation nationale, à la vague de radiations de professeurs. Dans un récit qui procède par excentrations, par retouches et par cercles concentriques, Quintane met au jour et à jour ce que cette violence institutionnelle des années 1970 dit de la violence étatique de notre temps. Inutile de dire que Diacritik ne pouvait qu’aller à la rencontre de l’autrice le temps d’un grand entretien autour de ce livre clef.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de votre remarquable nouveau livre, La Cavalière qui vient de paraître chez P.O.L. Comment est née en vous l’idée de consacrer un texte à Nelly Cavallero, cette enseignante en lycée de Digne-les-Bains qui, au cœur des tumultueuses années 1970, « a été inculpée d’« incitation de mineurs à la débauche » par un juge de cette ville » comme vous l’indiquez d’emblée ? Dans quelles circonstances exactes avez-vous découvert cette histoire ? Vous dites enfin que, connaissant cette histoire depuis des années, vous avez cependant retardé le moment de vous y intéresser plus avant : à la faveur de quelles circonstances vous est-il apparu que l’histoire de Nelly Cavallero pouvait entrer en résonance avec notre époque, ce « moment faible de l’Histoire » dites-vous où « les institutions craignent et quand elles craignent, elles tapent » ?

C’est un ami qui m’a parlé de Nelly il y a peut-être déjà une dizaine d’années… Il n’était pas à D. quand elle y est passée, en 1975/76, mais l’affaire avait défrayé la chronique, comme on dit, et puis ses amis lui en avaient parlé, de cette femme avec sa grande cape noire, très inédite dans D., à l’époque, même s’il y avait un solide noyau de jeunes étudiants de gauche, de militants, de « zonards et de babas », aussi, comme l’un des témoins me l’a dit. Ce qui les a retenus, à D. et partout ailleurs, Marseille ou Paris, où des jeunes se sont déplacés pour la soutenir lors de ses procès, c’est un peu l’affaire Gabrielle Russier, cette enseignante qui s’était suicidée quelques années plus tôt en prison, accusée d’avoir eu des relations avec l’un de ses élèves (il y a un film assez célèbre, avec Annie Girardot, qui raconte cette histoire, Mourir d’aimer).

© Annie Girardot dans Mourir d’aimer, André Cayatte (1971)

Nelly n’a pas eu de relations avec un élève, elle a simplement accueilli des jeunes dans un local qu’elle avait loué en centre-ville et surtout, elle avait la parole très libre, une parole intelligente, très… C’était quelqu’un de flamboyant, tout le monde s’accorde là-dessus, les pour aussi bien que les contre ! Oui, j’ai longtemps pensé que cette affaire n’était pas pour moi, tant qu’elle se centrait sur Nelly, je crois… Un personnage impressionnant, au fond… J’évoque pas mal de films de l’époque, dans le livre, parce qu’ils me semblent rendre l’atmosphère des années 70 de manière très juste et sensible… La Salamandre d’Alain Tanner, par exemple, avec Bulle Ogier… Voilà, peut-être qu’il fallait une actrice, pour Nelly, une Bulle Ogier, une Bernadette Lafont…

Donc, je laisse tomber l’idée… Et puis, concours de circonstance à répétition, cette Nelly ne cesse de revenir dans ma vie ! Un livre, avec mention de cette affaire au crayon à papier, en page de garde, un livre trouvé par hasard dans une brocante à Saint-Étienne ! Et puis ensuite, Françoise. La rencontre de Françoise à Grenoble a sans doute été déterminante : la première phrase qu’elle m’a dite, alors que je signais des livres dans un stand, c’est : « D., pour moi, c’est l’affaire Cavallero ! ». Françoise avait elle-même été radiée de l’Éducation Nationale parce qu’elle avait commenté un tract en cours avec ses élèves, au tout début des années 70… C’est là que je me suis dit : une radiée… Deux radiées… Mais y en a eu combien, en fait ? Et que j’ai pensé qu’avec et à travers Nelly, je pourrais peut-être faire un portrait local de ces années-là et de ce qu’elles nous disaient, ou pas, encore…

Pour en venir au cœur de votre texte, La Cavalière se concentre donc sur la figure de Nelly Cavallero, cette enseignante mise en cause dans une affaire de mœurs. Cependant, ce qui frappe dans votre propos, c’est combien vous faites de Nelly C. un centre dérobé, impossible à saisir pleinement : c’est elle la cavalière, celle qui va vite, insaisissable, celle qui file, file entre les doigts et dont l’évocation ne pourra se livrer que par bribes, par touches, par approches successives – comme le disait Montaigne de son écriture à cheval, « à sauts et à gambades ».
Car, très vite, le lecteur comprend que ce n’est pas tant Nelly qui aimante le livre que la peinture de l’éducation durant l’époque de brume des années 70 tant viennent s’y mêler aussi la figure de Françoise, une autre enseignante en butte aussi à la répression venant à croiser encore d’autres parcours enseignants. S’agissait-il pour vous ainsi, après Un hamster à l’école et J’adore apprendre plein de choses parus cette année, d’exposer la question de l’Éducation nationale sous un nouvel angle ? En quoi ce livre s’articule-t-il en effet à vos deux précédents textes parus cette année ? Après le hamster, le cheval : pourquoi Nelly Cavallero et Françoise ne sont-elles pas des hamsters selon vous ?

Ce sont en effet trois livres qui tournent autour de l’Education Nationale… enfin, les deux premiers beaucoup plus que le dernier, à mon sens. Le hamster, c’est un peu Ma vie dans l’E.N. et J’adore apprendre plein de choses est un texte clairement satirique, un ensemble de dialogues déclenchés par des phrases toutes faites, des phrases de ministres ou de spécialistes du sujet, tous ceux qui ont une idée on ne peut plus précise de ce qu’il faut faire et ne pas faire… Ce n’est pas mon cas, puisque je suis écrivain.e. Quand on écrit, c’est qu’on cherche, qu’on approche le plus délicatement possible d’un cœur, quel qu’il soit. Non, La Cavalière me semble être un livre un peu à part, en ce qui me concerne, pas vraiment du même registre que les autres… Il y a davantage d’inquiétude, dans ce livre, je crois… Davantage de surprise, aussi, à ce que de telles choses aient pu se passer comme ça, il n’y a pas si longtemps, là où je vis… Et puis un emballement certain pour cette femme, Nelly, et ce qu’elle a apporté de vie, et puis le fait qu’elle n’était pas la seule… C’était très vivant, à l’époque… Patrick est sans doute aujourd’hui l’un des derniers témoins vraiment vivant de ces années… Et bien sûr il est vu comme un excentrique…

Pas de centre, donc, dans ce livre ; que de l’excentré. Mais ça, c’est le cas de tous mes livres. Et puis, vous savez, c’est un texte qui déclenche les souvenirs, la parole… Quand je racontais ce que j’étais en train d’écrire, de travailler, il y avait toujours quelqu’un pour me dire : Ah mais oui ! Je me souviens très bien ! C’est pas tout à fait ce que tu dis… Et hop ! Une rectification… J’ai inclus toutes ces rectifications successives dans le texte, en leur faisant une place, sans effacer les versions précédentes, bien sûr, car tout le monde a sa propre version des événements qu’il a vécus, et toutes, ici, m’intéressaient, puisqu’elles disaient ces années-là. Après une première écriture qui n’était elle-même pas linéaire, le texte s’est littéralement farci de ces petites modifications, sans nuire à l’élan d’ensemble, je pense, car c’est un texte qui cavale… La cavalière, c’est aussi lui !

Quant à votre question… Nelly ni Françoise n’étaient des hamsters à l’école, ça non ! Pas dans la roue, ou alors vraiment par intermittence. D’ailleurs, on les en a sorties. Cela dit, elles ont toutes les deux demandé leur réintégration sous Mitterrand, qui avait déclaré une amnistie pour tous ces profs radié.e.s, suspendu.e.s, etc. Mais c’était les années 80, et ça, c’est une autre histoire… On ne se révolte pas seul. Les révoltes des années 70 s’appuyaient sur un désir bien plus général de changement, dans la société de l’époque — de changement ; pas de dérive réactionnaire. Il faut se sentir soutenu, quand on va au front, quand même, y compris par celles et ceux qui restent à l’arrière et qui n’ont pas même conscience de constituer l’arrière d’un front…

À rebours d’une partie de la littérature contemporaine qui enquête sur un fait divers, La Cavalière propose, à partir de l’affaire Cavallero, une visée autre que vous explicitez de la sorte : « ce travail n’est pas la reprise d’un scandale ni même celle d’un fait divers mais une mise à jour pour aujourd’hui. » Qu’entendez-vous par cette mise à jour pour aujourd’hui : en quoi est-ce davantage une mise à jour qu’une mise au jour ? En quoi l’histoire de Nelly Cavallero permet, selon vous, de comprendre différemment notre époque ? Est-ce que le titre La Cavalière serait alors à comprendre comme ce personnage qui, à cheval entre deux époques, permet, par une histoire venue du passé, de rendre le présent à son temps ? Est-ce ainsi que vous l’avez conçu, vous qui notamment définissez de la sorte la littérature : « ce livre tâche de mettre le passé au présent, et bien plus, s’il est de littérature, de rendre le présent au présent » ?

Cette difficulté de saisir le présent… De comprendre s’il est « trop » ou pas assez, de savoir si on exagère ou si on est en dessous de la réalité quand on en dit quelque chose… Je crois que c’est le problème que nous avons tous, qu’on écrive ou pas. Peut-être qu’il faut un point de comparaison… La littérature, en l’occurrence La Cavalière, est ce point de comparaison mobile, souple et à la fois piqué en certains endroits, quand on me dit ou quand je me dis : Ah, là, y a quelque chose… Est-ce que vous voyez ce que je vois ? Est-ce que vous entendez ce que j’entends ? Le livre est adressé ; de fait, ce livre, c’est moi. Nelly, ce n’est pas moi, mais ce livre, c’est moi… Demandant sans cesse aux témoins puis aux lecteurs de confirmer ou d’infirmer, d’apporter leurs rectifications…

Et oui, la mise à jour était plus importante pour moi que la mise au jour… Ce n’est pas un livre de fouilles, ce n’est pas archéologique… Je n’ai jamais cherché à « faire dire » par exemple, surtout pas à faire avouer… Il n’y a pas d’enquête, au fond, ou alors le mot est trop gros ! Il y a juste quelques conversations, quelques bribes, glanées ici et là… dans le courant de la vie, de la vie quotidienne. La plupart des gens qui témoignent dans ce livre, je les connais depuis longtemps, je vis où ils vivent, certains sont des amis, notre vie commune continuera après ce livre. Tous m’ont aidée, par contraste, à mieux comprendre notre temps : une mise à jour.

Dans votre approche de notre époque, vous affirmez avec force notamment à propos de la maltraitance administrative que subissent les lycéens avec le logiciel ParcourSup de sélection à l’issue du bac dans le Supérieur : « Faire attendre. Décourager. Mot-clé de nos années. » En quoi, selon vous, décourager est-il le mot majeur de notre époque ? En quoi fonde-t-il son identité, à savoir pose le découragement comme moyen de mettre fin à toutes les luttes possibles ? Le découragement est-il une stratégie psychologique concomitante à la répression physique ?

Écoutez, je ne suis pas politologue ni psychologue ! Je constate des choses, comme tout le monde. Je constate que j’ai régulièrement envie de balancer mon ordinateur par la fenêtre à force de demandes improbables et de manipulations abracadabrantes et d’impasses ou bugs à répétition… Dix jours avec une dame charmante au téléphone à brancher, débrancher, rebrancher, changer de box, etc, avant qu’on s’aperçoive qu’il y avait des travaux sur la ligne et que c’est pour ça qu’internet ne marchait plus… J’ai fini par hurler : MAIS JE VEUX VOIR QUELQU’UN ! ENVOYEZ-MOI QUELQU’UN ! Qui est fou ? Qui rend fou ? C’est une question intéressante, non ? Peut-être sommes-nous à présent dans cette question : qui ou qu’est-ce qui est en train de me rendre, de nous rendre, cinglé ?

Ce qui ne manque également pas de frapper dans La Cavalière, c’est la question formelle que vous placez au centre de votre propos. Il existe, au cœur du livre, une manière d’aller vite, de chercher la vitesse pour dire un personnage et une époque difficilement saisissables, comme si votre écriture œuvrait à une chevauchée fantastique, « à sauts et à gambades » comme on disait plus haut, lancée dans un triple galop afin de trouver une forme pour dire ce temps et ce retard de notre présent à lui-même. Vous avez ainsi une formule remarquable à cet égard : « J’aime nager, certes, mais à quoi ça sert quand on a une compagnie de CRS à ses trousses ? » Est-ce un livre pour nager sans être rattrapé par les CRS, pour aller encore plus vite, trouver la phrase assez rapide pour semer les CRS ? Que faut-il ainsi entendre par l’idée d’un livre qui va vite, qui file ?

Ce que dit le livre, c’est que pour semer les CRS, faut faire de la course à pied tous les matins… Enfin, il ne le dit pas comme ça mais c’est le sens. Si tu veux semer ton CRS en manif ou ailleurs, eh bien, le mieux, c’est de t’entrainer tous les jours ; rien ne remplacera ça, surtout pas un livre. J’étais avec Frédéric Danos dans un festival de poésie, à Nantes, un très bon festival… Il a répondu quelque chose de très juste à la fameuse question : Que peut l’art ? Rien, a-t-il dit. Tout ce que nous faisons peut être récupéré… Y compris par Macron, Bolloré, etc. En revanche, l’auto-réduction que des ami.e.s ont fait dans un Carrefour et pour laquelle ils passent en procès, ça, ce n’est pas récupérable. Une auto-réduction, c’est ce que faisaient les Italiens dans les années 70, par exemple. Ça consiste à remplir des caddies à plusieurs (voire à beaucoup) et à les sortir sans payer d’un hypermarché, en force, pour redistribuer la nourriture à ceux qui en ont besoin. Dans une affaire récente, la négociation avait été possible avec la direction du magasin… Jusqu’à ce que, plus haut, ils reviennent en arrière et flanquent un procès aux auto-réducteurs… Une certaine justice fait un travail remarquable de découragement, en France et en Europe, pour reprendre ce mot… On affame les pauvres, dans ce pays…

Quant au livre vite, je crois que c’est mon économie ! J’ai toujours été admirative de ces petits textes, de ces essais de littérature, qui en disent beaucoup en peu de pages… Hamlet-Machine, de Heiner Müller… Une poignée de pages et tout y est, du théâtre, de ces années-là, de l’Allemagne, de l’Europe, de l’Histoire… Quelle merveille… Éloge de l’ombre, de Tanizaki, dans un autre genre… Le Japon, l’Occident, l’architecture… Soixante pages… Tout est là…

Une des questions majeures de La Cavalière consiste à savoir comment parler, en quelle langue et selon quel registre il s’agit de s’adresser, depuis le livre, aux unes et aux autres. Comment ainsi « écrire pour les gens en général », dites-vous, la boulangère ou l’assureur et non pour une coterie ? En quoi cette question pose-t-elle politiquement un problème à la fois démocratique (parler à tous) et révolutionnaire (agir avec tous) ?

J’écris pour une « coterie » ! Seulement ce n’est pas la même selon les livres… Ces lecteurs, ces lectrices, ce ne sont pas forcément ceux qui « pensent comme moi »… Et d’ailleurs, qu’est-ce que je peux bien penser ? Ce n’est pas si clair… Cette coterie, ce sont juste ceux et celles qui ont bien aimé le livre, ou qui ont quelque chose à en dire, que ça n’a pas laissé indifférent, disons.

En fait, comment dire, ce n’est pas vraiment un problème quand on vient de la poésie, comme moi… Quand vendre un livre à 1000 exemplaires, c’est déjà énorme ! Il parait que certains libraires en ont marre des livres-à-couverture-blanche-qui-ne-se-vendent-pas… Qu’ils fassent un autre métier, alors. Il y en a heureusement encore de nombreux, en France, qui savent équilibrer leur budget sans se sentir obligés de liquider ce qui nous reste de littérature et d’essais, de philosophie, de théâtre, de poésie… De notre côté, il s’agit de ne pas lésiner. De faire passer cette littérature et de dire au moins qu’elle existe. Comme disait Picabia : « Pour que vous aimiez quelque chose il faut que vous l’ayez vu et entendu depuis longtemps, tas d’idiots ».

Écrire pour tous n’est possible que quand tous savent et peuvent écrire et lire ; quand ils en ont le temps, déjà… Un projet de la Commune de Paris… Que tous les ouvriers puissent avoir le temps et l’envie d’écrire un bon livre… Pas seulement de raconter leur vie sur FB ou de la montrer sur Insta, concourant au statu quo. Je ne crois pas que ce soit le boulot de la littérature ni de la vie en société, de concourir au statu quo. J’écris pour quelques-uns que je ne connais pas en général, ce qui ne me semble pas un problème, et quand c’est possible ou simplement le moment, j’en rejoins d’autres dans la rue, que je ne connais pas non plus.

Ma dernière question voudrait enfin porter sur ce que révèle l’affaire de Nelly C., notamment les liens de Paris avec la province, qui ont encore éclaté récemment, en 2018, avec le soulèvement des Gilets jaunes. Vous ne cessez de dire très justement que Nelly est parisienne, qu’à Digne-les-Bains elle était considérée comme telle. Vous remarquez enfin que « Il n’y a pas de nation. Juste une pacification de la province » : est-ce que finalement ce que met en lumière La Cavalière c’est combien le rapport de Paris à la province est un rapport de colonisateur à ses colonisés, vous qui affirmez très justement encore que « vivre à Paris finit par induire un rapport de colon avec la province » ?

Eh bien, c’est tout simplement le fruit de déductions et d’observations faites depuis mon adolescence au moins… Je n’ai pas lu ça dans des gros livres ni sur des tracts ni dans Bourdieu… Ma famille vient de province, du Sud. Mon père m’a raconté je ne sais combien de fois l’humiliation que ç’a été, son accent, quand il est arrivé à Paris pour travailler aux PTT, dans les années 60. Une fois, je faisais une brocante, et je fouille dans un bac à cartes postales anciennes… Très instructives, les cartes postales anciennes… C’est là qu’on imprimait et faisait circuler les événements politiques, en France et à l’étranger… Là que j’ai découvert les massacres au Maroc, pendant la colonisation, ou les pillages et la destruction des maisons bourgeoises par les ouvriers, dans le Nord de la France, au début du XXe siècle… Autre chose qu’une chemise arrachée ! Alors, en ce temps-là, il y avait des photographes en mission dans nos provinces lointaines, comme l’Auvergne, les Basses-Alpes, la Lozère… peuplées de sauvages, naturellement… qu’on faisait poser, édentés, devant leur gourbi… Comme si le désir d’exotisme avait été acclimaté en interne… Comme si la séparation d’avec une forme d’« innommable » était nécessaire à la France des XIXe et XXe siècle — et, hélas, du XXIe. Voyez, ces pauvres, ces quasi-déchets… ne peuvent pas être de la même humanité que nous, c’est évident parce que c’est visible et c’est visible parce qu’on vous le montre. Il y a toujours ce jeu, très ambigu, avec les pauvres et l’image des pauvres, qui est autre chose… Faut-il les cacher ? Faut-il les montrer ? Se les cacher ou se les montrer ? A quel moment convient-il de les montrer, de les cacher ? À quel moment peut-on en jouir ? A quel moment est-ce insupportable, de les voir ? Ce n’est pas seulement une question de la bourgeoisie, aujourd’hui, c’est aussi celle des classes moyennes… Que faire des pauvres ? pour reprendre la vieille question de John Locke… Pour revenir à cette histoire de colonisation en interne, je suppose que le tourisme et le nationalisme ont pas mal aplani et décérébré tout ça… A nous tous, à la littérature et à l’art de le re-penser !

Nathalie Quintane, La Cavalière, éditions P.O.L, octobre 2021, 160 p., 15 € — Lire un extrait