Le « sana-tombeau (…) dépasse la fiction de l’horreur » : Perrine Lamy-Quique (Dans leur nuit)

Perrine Lamy-Quique, Dans leur nuit (détail couverture) © Editions du Seuil

Dans la nuit du 15 au 16 avril 1970, un glissement de terrain emportait une partie du sanatorium du Roc des Fiz, en Haute-Savoie. 71 morts dont 56 enfants. Un accident, vraiment ? Une chape a recouvert le drame, un silence auquel ne peut se résoudre Perrine Lamy-Quique qui rouvre le dossier dans un livre formellement étonnant, Dans leur nuit, ample montage de documents, lettres et témoignages qui plonge le lecteur au cœur d’une histoire glaçante qui révèle tout un pan d’histoire sociale et politique de la France des années 70.

Daria l’énonce dès les premières pages : « … c’est difficile de revenir sur tout ça ». Tout ça est un magma de souvenirs défaits, de documents épars, de procès-verbaux oubliés, d’archives bloquées jusqu’en 2042, d’un lieu peu à peu recouvert par la nature et le silence. Le mémorial de la nuit du drame a longtemps été une « saloperie de petit caillou » sur le bord d’un chemin ; personne ne sait vraiment où il se trouve et la date indiquée est… fausse : 17 (sic) avril 1970. Rien donc, sinon ce que les survivants, témoins et familles des victimes ont fini par garder en eux. La justice a prononcé un « non-lieu », arrêt terrifiant pour qui réclame justice, ici d’une ironie tragique : le sanatorium du Roc des Fiz est en effet devenu un non-lieu, il a été effacé du temps comme de la carte.

Contre ce silence, Perrine Lamy-Quique propose un véritable centon, avec la voix pour centre : il s’agit d’énoncer ce qui a été tu, en rassemblant lettres, récits, témoignages enregistrés, procès-verbaux. Tout en respectant le sépulcre de ces enfants « morts dans la nuit, … dans leur propre nuit », faire la lumière sur une affaire étouffée. Le refus du silence passe par un art de l’écoute et du rassemblement de ce qui était épars : les documents, les témoins, les archives, pour trouver « le fil conducteur », « le lien » qu’Hubert disait chercher en vain : « quand tu écris un livre, tu as une énigme et tu tiens ton lecteur avec un fil rouge, et chaque fois, tu rajoutes un petit élément… Et ben moi, j’arrive pas à trouver ce fil. C’est comme si j’avais tout un tas de branches autour d’un arbre… mais il me manque le tronc central ».

Enfants du sanatorium du Roc des Fiz © Famille Corel

 « C’est des détails tout décousus, mais ensemble, ça fait un tout » (Hubert)

Dans les années 30, les sanatoriums sont la seule cure pour les malades de la tuberculose. On les installe au grand et bon air et à la lumière de la montagne, manière de les isoler aussi, puisque l’on redoute la contagion. Certes, le règlement intérieur est peu permissif, certes les traitements sont terriblement intrusifs (Viviane raconte les tuyaux de métal dans la trachée-artère, le supplice des repas), les enfants ont interdiction de parler (« c’est comme ça qu’on soignait la tuberculose à l’époque »), les bâtiments isolent les filles des garçons, les malades des gamin.e.s en voie de guérison mais pour les petits pensionnaires du Roc des Fiz il y a aussi l’amitié, un quotidien de jeux et de camaraderie. Il y a surtout leur isolement terrible de leurs familles, peu de visites, des échanges de lettres et le pouvoir sans partage des médecins sur les corps. Les médecins, le directeur décident de qui entre, qui sort, quand et comment. Comme le dit Marie-Joëlle, « on vivait tous dans un monde à part », celui de mômes issus de familles modestes, souvent immigrées, éparpillées dans toute la France.

C’est sur le plateau d’Assy, en Haute-Savoie, qu’ont été construits les quatre bâtiments du sanatorium, et la première partie du livre juxtapose des témoignages au présent de leur enregistrement et les lettres échangées entre 1927 et 1931 par les deux architectes Henry Jacques Le Même et Paul Abraham. Pour les deux hommes, il s’agit d’une affaire qui promet de grands bénéfices et leur correspondance, citée factuellement, sans aucun encadrement ou commentaire, laisse apparaître de premiers éléments troublants. Le chantier, compliqué par l’altitude, les températures et le terrain peu stable, est avant tout une manne pour les deux architectes, ils ne peuvent pas passer à côté et cela vaut bien quelques arrangements avec leurs principes — « Si Plaine-Joux ne se fait pas, c’est un désastre » (février 1929). Au lecteur de voir le désastre prendre forme, à lui de tisser les éléments, de tenter de rassembler un faisceau d’indices — comme le dit Hubert, « c’est des détails tout décousus, mais ensemble, ça fait un tout ». L’autrice recueille et expose, elle ne commente jamais. C’est au montage des documents de faire apparaître le sens et de produire un effet de réel qui laisse, littéralement, sans voix avant de faire exploser une colère impuissante.

L’agencement des documents n’est pas chronologique : il superpose des strates temporelles indissociables, il énonce sans métadiscours, dans le rendu brut des faits et du réel (jusqu’à l’orthographe et la syntaxe des lettres, non corrigées), la butée contre une vérité impossible à approcher. Les allers et retours du passé au présent, d’aujourd’hui à hier, sont une manière de dire la complexité de saisie d’un moment dramatique, à jamais enfoui sous un glissement de terrain, sous le silence de la justice comme des politiques pour protéger les éventuels responsables, bien couverts. C’est là toute l’ironie tragique des mots qu’emploient les survivants et les familles (des) victimes, tout a été « enseveli », c’est resté « au fond », c’est « obstrué », on a « laissé couler », « enfoui »… Le vocabulaire est fondamental : les autorités, pour masquer toute responsabilité, et avec un cynisme assumé, parlent d’une « avalanche », pas d’un « glissement de terrain »…

Le Roc des Fiz © Famille Mathieu

Le drame du Roc des Fiz n’est pas un événement tragique isolé. Il s’inscrit dans une série meurtrière — « 1970, ça a été une année à catastrophes » (Michel) : le 10 février, Val d’Isère et le chalet de l’UCPA recouvert par une avalanche. Le bilan est terrible, 39 morts, peu avant le Roc des Fiz en avril — 71 morts dont 56 enfants. Quelques mois plus tard, 1er novembre 1970, c’est l’incendie terrible du 5-7, une boîte de nuit à Saint-Laurent-du-Pont, 146 morts. Chaque fois, une construction devient un piège mortel pour ceux qui s’y trouvent. À l’époque, la prévention du risque est le cadet des soucis des autorités.

Quant au Roc, la nuit de cauchemar a été annoncée. Un premier glissement de terrain terrifiant s’est produit moins de 10 jours plus tôt, le 5 avril à 17 heures. Mais aucune mesure n’est prise — quelques experts passent, rassurants, les personnels (enseignants comme aides-soignantes, cuisiniers etc.) s’inquiètent, mais leur gronde est immédiatement étouffée dans l’œuf… En revanche, le directeur évacue son bureau, il n’était d’ailleurs pas au Roc cette nuit-là. Tout annonçait la coulée meurtrière et rien n’a été fait malgré les alertes, des plus factuelles (première alerte, fissures, non respect des consignes de construction etc.) aux plus étranges (une vieille chevrière qui ne cessait de dire que la montagne buvait la rivière). Tout était là, mais inaudible, comme le raconte Josette, rappelant que l’ancien chasseur alpin Zermatten devenu cafetier au Roc (il sera au nombre des victimes), a voulu prévenir le directeur : « Il lui a dit La montagne est pourrie. Et le docteur Couve lui a répondu : vous êtes un faiseur d’histoires ».

« On a l’impression que c’est un non-événement » (Luc)

Malgré la mobilisation farouche de quelques parents et de quelques survivants, la constitution d’une Association, l’affaire est rapidement devenue « tabou », les documents ont été classés ou perdus, les responsabilités diluées, la justice a déployé son ample chape de silence exigée par les politiques, « la machine à diluer » comme le dit François Nédélec. Le directeur, Philippe Couve de Murville, est « famille avec le ministre Couve de Murville ». Et on comprend que l’affaire gêne… Elle dit beaucoup, si on l’écoute comme l’a fait Perrine Lamy-Quique (pas prête de se taire puisque son documentaire sur le Roc est en cours de montage). L’affaire dit le sacrifice de vies humaines au nom du profit, elle dit une justice entravée, elle dit la difficulté de faire entendre sa voix quand on est pauvre et/ou immigré, des « proies faciles » ; elle dit les débuts d’une couverture des drames par les paparazzi, avec Michel qui raconte sa nuit sur place à prendre des photos, à les envoyer aux rédactions — l’une d’elles paraîtra en double page dans Paris Match. Ce sensationnalisme du pire est le contre-modèle absolu du livre, d’autant plus terrible et sidérant qu’il est sobre et pudique, que l’enquête est d’autant plus accablante (négligence, appât du gain, petits arrangements) qu’elle n’assène pas de conclusions mais déploie les faits — jusqu’aux liens troublants avec un roman de Simenon, pourtant écrit en 1954, une enquête de Maigret sur la catastrophe de Clairfond, la montagne qui s’écroule sur un sanatorium de Haute-Savoie, un roman dont l’intrigue pré-dit le drame du Roc des Fiz.

L’histoire est là, brute, têtue. Alors Perrine Lamy-Quique raconte, elle s’efface derrière une parole qu’elle porte et qu’elle mont(r)e : le quotidien des mômes avant la catastrophe, des vies arrêtées net, des familles endeuillées et impuissantes, leurs efforts pour tenter de porter l’affaire devant la justice et alerter l’opinion publique, le « calvaire » d’une lutte contre une hydre intouchable, la culpabilité des survivants… Elle dit la nuit d’horreur, le plan ORSEC déclenché, les corps ensevelis sous la neige, la boue, les arbres. Elle donne un écho aux doutes d’une mère : est-ce bien le corps de son fils qui lui a été rendu ? Marie-Thérèse se demande si c’est un sac de sable, comme pour les accidents d’avion, quand les corps sont perdus.

Le « sana-tombeau » comme le nomme le père de Pierre Nédélec mort dans la nuit du 15 au 16 avril 1970 est le personnage central de ce livre qui est un tombeau, au sens littéraire du terme, à la fois hommage, témoignage, documentaire et récit de ce qui n’aurait pas dû être oublié. En 2019, une stèle du souvenir a enfin été édifiée sur les lieux du drame, près de 50 ans après les faits. Mais le souvenir radiant de ces enfants et de ces adultes, des victimes et de leurs familles, de ceux qui restent, de ce que cet événement dit d’une époque est dans ce livre magnifique. « Combien est-on à avoir la mémoire de cette histoire ? », demandait Luc. Nous sommes nombreux, désormais.

Perrine Lamy-Quique, Dans leur nuit, éditions du Seuil « Fiction et Cie », septembre 2021, 488 p., 21 € 50