Madeleine Françoise Basseporte : « peintre ordinaire du roi » (Peintresses en France, 8)

Madeleine Françoise Basseporte, Portrait d’une jeune femme (peut-être un autoportrait), 1727

« La nature donnait l’existence aux plantes, mais mademoiselle Basseporte la leur conservait. » Jean-Jacques Rousseau

Aujourd’hui, son nom ne dit plus rien à personne. Pourtant, Madeleine Françoise Basseporte fut appréciée de Louis XV, qui aimait converser avec elle, ainsi que de Madame de Pompadour, qui fit appel à ses talents de décoratrice. Elle fréquenta les milieux scientifiques les plus éminents de son époque : le célèbre botaniste Carl von Linné écrivit même à Bernard de Jussieu qu’il l’épouserait si jamais il devenait veuf, et il n’avait de cesse de lui transmettre ses amitiés. À une époque où il était extrêmement rare que les femmes fassent carrière dans les domaines artistiques, elle fut la seule à occuper le prestigieux poste de peintre du Jardin du roi et permit à de nombreux.ses jeunes artistes et scientifiques d’éclore dans leurs différents domaines. Hélas, après son décès en 1780, malgré toute la reconnaissance qu’elle avait reçu de son vivant, on eut tôt fait de la critiquer, pour mieux l’oublier ensuite et la faire disparaître des livres d’histoire. Heureusement, les fameux vélins du roi, ses tableaux et ses illustrations de nombreux recueils scientifiques ont perduré dans les collections du Muséum d’histoire naturelle et de la Bibliothèque nationale.

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La petite Madeleine Françoise Basseporte naît à Paris le 28 avril 1701, en ce qui est aujourd’hui la rue Saint-Louis-en-l’Île. Son père est marchand de vin de Bourgogne en gros comme le reste de sa famille, originaire de l’Yonne, qui fait venir du vin de Tonnerre. Hélas, de mauvaises affaires causent sa ruine et, après quelques années difficiles, il meurt, laissant Madeleine Françoise, âgée de huit ans et demi, seule avec sa mère. La fillette aurait dû, suivant un certain déterminisme social, épouser à son tour un marchand de vin et s’installer dans une vie plutôt confortable mais très conventionnelle. Il n’en est rien. Très vite, sa mère décèle son talent pour le dessin et la place sous l’égide de Paul-Ponce-Antoine Robert, dit Robert de Séry, peintre du cardinal de Rohan. À l’époque, les très rares femmes qui exercent la profession de peintresse sont en général issues elles-mêmes de familles d’artistes, ce qui n’est pas le cas de Basseporte. En effet, il n’est pas « naturel » qu’une jeune fille, plutôt que de se marier, préfère travailler pour gagner sa vie alors que tout la pousse à faire le choix inverse. Et puis à l’époque, on n’encourage guère les talents féminins. L’Académie royale de peinture n’est ouverte aux femmes que dans de très rares cas, surtout au XVIIIe siècle, et encore, elles ne peuvent pas accéder à l’exercice suprême de la peinture d’histoire qui leur est toujours interdite.

Basseporte est cependant une jeune fille pragmatique : puisque Robert de Séry réside et travaille à l’hôtel de Soubise, dans le Marais, elle demande à sa mère de déménager pour s’installer plus près. (On imagine que sa mère dut la soutenir dans ses efforts, et pas seulement pour de simples raisons matérielles, ce qui est aussi remarquable en soi.) Il faut bien comprendre qu’à l’époque, les apprenti.es artistes ne peuvent se rendre dans les musées pour recopier des œuvres comme cela se fera plus tard. Basseporte ayant désormais ses entrées à l’hôtel de Soubise, elle peut donc venir travailler au milieu des tableaux de la collection du cardinal, et l’on raconte que les gardiens, impressionnés par sa ténacité, l’auraient laissée venir quand bon lui semblait et que, de fait, elle y passait ses journées. C’est là qu’elle découvre notamment les œuvres de la Rosalba, c’est-à-dire Rosalba Carriera, une peintresse vénitienne spécialiste des portraits au pastel. Véritable star à son époque, Carriera s’est rendue à Paris en 1720, où elle a dû répondre à une suite ininterrompue de sollicitations : tout le monde voulait se faire portraiturer par la Rosalba, jusqu’au jeune roi Louis XV.

Rosalba Carriera, Buste d’une femme au manteau bleu – Musée diocésain, Milan (© Wikicommons)

Découvrant ces très belles œuvres, Madeleine Françoise Basseporte se met d’abord à les recopier, puis à son tour entreprend de réaliser des portraits au pastel – elle maîtrise déjà à l’époque aussi bien le dessin que le pastel, l’aquarelle et l’huile. En plus de l’hôtel de Soubise, elle réussit à avoir ses entrées aux galeries du Palais-Royal, où les gardiens là encore auraient agi par sympathie eu égard à son âge et son acharnement au travail. À l’époque, la vie est rude pour la jeune femme qui se dévoue corps et âme à son art : elle veut être indépendante, et offrir une vie décente à sa mère. Robert de Séry qui a créé une école de dessins pour jeunes filles, rue Vieille-du-Temple, la charge d’animer des cours de dessins, puis la nomme directrice de l’école. Dans le même temps, il lui demande de réaliser des copies de ses propres œuvres. La confiance est telle qu’il fait de Madeleine Françoise Basseporte et sa mère ses exécutrices testamentaires.

Très vite, hélas, Basseporte comprend que peindre des portraits ne suffit pas pour vivre : il faut sans cesse aller chercher la clientèle, qui doit être régulièrement renouvelée, et la crainte de manquer d’ouvrage la pousse vers d’autres perspectives : la peinture de plantes. Il ne faut pas confondre peinture de plantes et peinture de fleurs. Peindre des fleurs ravit l’œil et plaît aux âmes délicates : c’est un domaine artistique que les femmes ont le droit d’investir. Mais Basseporte là encore se montre plus ambitieuse : elle devient peintresse de plantes. Peindre des plantes consiste non seulement à ravir l’œil, mais aussi à donner à la personne qui regarde la peinture une vision scientifique de son sujet, c’est-à-dire que l’œuvre doit montrer tous les détails cachés qui sont si importants aux yeux des botanistes, ce n’est donc pas (seulement) une peinture d’agrément, mais une peinture savante. N’oublions pas que le XVIIIe siècle est le siècle d’or de la botanique, et plus encore de l’illustration botanique, car les premières classifications modernes de la flore se structurent et qu’on a besoin d’images, tandis que dans le même temps, des expéditions scientifiques à travers tout le globe terrestre permettent de découvrir des espèces jamais vues en Europe, qui sont dûment cataloguées.

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Est-ce là encore un effet des bons offices de Robert de Séry ? En réalité on ne sait pas comment Basseporte entre en contact avec Claude Aubriet, peintre du Jardin du roi, dont elle devient en quelque sorte l’assistante avec le titre de peintre en miniatures du roi. La principale responsabilité du peintre du Jardin du roi consiste à réaliser les illustrations nécessaires à l’Académie des sciences en botanique, mais surtout de produire chaque année douze vélins. Cette prestigieuse collection des vélins du roi a été créée au siècle précédent par Nicolas Robert, artiste français formé à Rome, devenu célèbre pour avoir peint une couronne de fleurs, « La guirlande de Julie », qui avait attiré l’attention de Gaston d’Orléans. Devenu peintre en miniatures du roi Louis XIV, Robert se lance dans la collection du Recueil des vélins destiné à la bibliothèque royale, pour laquelle il peint donc sur vélin des plantes et des animaux. Nicolas Robert est considéré comme le plus grand peintre naturaliste du XVIIe siècle. Après lui, la tradition perdure, et en 1735, Aubriet, en charge du poste, intervient pour que Madeleine Françoise Basseporte lui succède, ce qui fait d’elle la seule femme à avoir jamais occupé cette fonction. Dans Le Nécrologe, chronique portant sur des artistes et personnages illustres de l’époque, publié par Le Mercure de France le 20 juin 1781, Jean Castilhon et Louis Poinsinet de Sivry écrivent : « [la peinture de plantes] tel est le genre qu’embrassa mademoiselle Basseporte, genre hérissé de difficultés et dans lequel elle a si parfaitement réussi, que les nombreux morceaux qu’elle a donnés à la bibliothèque du roi, depuis 1732 jusqu’à sa mort, se soutiennent à côté de ceux du célèbre Robert qui peignait les plantes au temps de la régence et que personne n’avait encore égalé » – compliment extrême puisqu’en plus il s’applique à une femme !

Toutefois, en 1735, il n’est tout de même pas question qu’une femme soit considérée à l’égal d’un homme : Claude Aubriet a certes réussi à transmettre son office à Basseporte, mais cet honneur se paie cher, car la jeune femme doit renoncer à obtenir la moindre satisfaction financière pendant les huit premières années ! La couronne se montre bien avare, ce qui sera toujours le cas, tout au moins vis-à-vis de Basseporte. Entre temps, hélas, sa mère est décédée, aussi ses nécessités financières ne sont-elles plus les mêmes.

Madeleine Françoise Basseporte, Syringa vulgaris

Madeleine Françoise Basseporte poursuit donc désormais deux carrières en parallèle, l’une prestigieuse, au service du roi, mais qui lui rapporte peu, l’autre en travaillant plus classiquement pour différents commanditaires. Ainsi l’abbé Pluche, qui réalise Le Spectacle de la nature (un best-seller du XVIIIe siècle), mais aussi pour le comte de Buffon et son Histoire naturelle, et Henri Duhamel du Monceau pour Traité des arbres fruitiers, Traité de la fabrique des manœuvres pour les vaisseaux et l’Art de la corderie perfectionné. Basseporte devient très vite incontournable dans sa spécialité. Sachant que ses vélins doivent être approuvés par Bernard de Jussieu, puis par Buffon, il est facile d’en tirer la conclusion que d’une part que son talent est indéniable, et d’autre part que la fréquentation des plus grands esprits scientifiques fait d’elle une femme au destin exceptionnel pour l’époque, où les savantes du domaine scientifique sont presque toutes issues de la noblesse, telle Émilie du Châtelet mathématicienne, physicienne et traductrice du Principia Mathematica de Newton (sa traduction demeure la seule disponible en français).

En 1744, quelques temps après la mort de Claude Aubriet, Madeleine Françoise Basseporte jouit donc de tous les honneurs possibles à la cour, mais ne reçoit pour ses douze vélins par an et sa collaboration auprès de l’Académie des sciences que mille deux cent livres par an, ce qui lui permet juste de vivre. À cette époque, Louis XV reçoit en cadeau des animaux exotiques. On demande à Basseporte de se rendre à Versailles pour les représenter. Ainsi commence une nouvelle phase de sa carrière. Dès qu’on a besoin de ses services, on la convoque : à Versailles, mais aussi à Fontainebleau et même à Compiègne. Ainsi ce courrier du comte d’Argenson : « Le roi m’ordonne, mademoiselle, de vous mander de sa part que S. M. désire qu’aussitôt ma lettre reçue, vous vous rendiez à Compiègne avec tout ce qui vous est nécessaire pour peindre un fruit singulier des Indes, qui vient d’être donné à S. M. et qui a encore toute sa fraîcheur : c’est une espèce d’ananas, qui a une couronne d’une forme extraordinaire, et plusieurs autres accidents qui ne se trouvaient pas communément dans ces sortes de fruits. Je compte que vous ne diffèrerez pas un instant à vous rendre aux ordres de S. M. et que si vous ne partez pas dès ce soir même, vous partirez demain d’assez grand matin pour être ici avant le lever de S. M. Je vous logerai chez moi, où vous trouverez tout ce qui est nécessaire, excepté ce qui concerne votre art, que vous apporterez avec vous. » Les désirs du roi sont des ordres, aussi Madeleine-Françoise Basseporte part sur le champ et se trouve présente au lever du roi, qui apprécie sa diligence. En fait, il l’apprécie tellement qu’il la fait dispenser de toute étiquette, afin de pouvoir converser avec elle à loisir, et la charge d’enseigner la peinture de plantes à ses filles. Madame de Pompadour s’entiche d’elle à son tour, et Basseporte doit se rendre auprès d’elle, dans son château de Bellevue, où elle conçoit entre autres choses de coûteuses plates-bandes (à ses frais !) pour le jardin, ce qui lui demande beaucoup de travail.

Pendant treize ans, c’est donc un incessant ballet entre les différents sièges de la royauté, qui la laissent épuisée aussi bien physiquement que financièrement, car elle a énormément de difficulté à se faire rembourser ses frais de déplacement et autres avances. Aussi est-elle sans cesse obligée d’aller mendier auprès du grand argentier de la cour, le comte de Saint-Florentin. C’est madame de Pompadour, saisie par Saint-Florentin, qui convainc Louis XV d’augmenter de quatre cent livres par an la pension de sa peintresse ordinaire. En 1774, le jeune roi Louis XVI, ému des faibles émoluments de Basseporte au bout de quarante-sept années de bons et loyaux services, augmente à son tour sa pension, qui atteint désormais deux mille livres annuelles.

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L’un des privilèges dont elle jouit toutefois grâce à sa position de peintre du Jardin du roi, c’est d’avoir un logement sur place. Le jardin du Roi, devenu Jardin des Plantes à la Révolution, fait parti d’un ensemble scientifique, avec toutes sortes de plantes médicinales et d’espèces étrangères que l’on cultive pour les étudier. Le comte de Buffon règne sur ce petit monde, proche de l’Académie des sciences, où l’on fait de la recherche et pratique un enseignement en français (pas en latin), ouvert à tout le monde sans distinction. Ses cinquante années de présence en tant qu’intendant des Jardins du roi accompagnent en parallèle les quarante années de présence de Basseporte. Ainsi lui écrit-il le 12 janvier 1780 : « J’ai été enchanté, mademoiselle, de recevoir une assez longue lettre, toute de votre main et aussi bien écrite que bien pensée ; j’espère que dans dix ans nous nous en écrirons encore de semblables, et que vous me conserverez toujours les mêmes sentiments que vous avez la bonté de m’accorder aujourd’hui. »

Si Buffon contresigne les œuvres de Basseporte afin qu’elles puissent entrer dans la bibliothèque royale et être déposées au cabinet des estampes, auparavant, Bernard de Jussieu doit s’assurer que l’œuvre est bien conforme du point de vue botanique. Jussieu et Basseporte travaillent donc ensemble dans une assez grande proximité. Et c’est à travers la correspondance de celui-ci qu’on découvre les relations qu’elle a également entretenues avec l’un des plus grands scientifiques de l’époque : Carl von Linné. Celui-ci en effet vient en visite à Paris en 1738 et rencontre Madeleine Françoise Basseporte. On ignore tout de cette rencontre, mais on peut imaginer qu’elle fut marquante pour le savant, puisque dans sa correspondance avec Jussieu, il charge régulièrement celui-ci de transmettre ses amitiés à Basseporte, et le 12 avril 1749, il écrit même : « Plurima officia dixas amicissimae D[omi]nae Bassaport, de qui in somniis loquor ; erit mea altera uxor nolens volens, si viduus permansero. » C’est-à-dire qu’il assure à Jussieu qu’il épouserait Basseporte s’il venait à être veuf ! Jussieu lui assure plus tard que l’histoire a bien fait rire ladite « seconde épouse ».

Introduite dans le monde scientifique parmi les plus grands savants de son époque, Basseporte n’en reste pas moins consciente d’où elle vient et apporte très souvent son aide aux jeunes – pas seulement les artistes. On lui adresse de jeunes messieurs qu’elle doit former avant qu’ils partent courir le monde, pour en rapporter des dessins de plantes et d’animaux inconnus. En outre, dès qu’elle décèle chez des jeunes gens de condition modeste un talent pour les arts, les lettres ou les sciences, elle n’a de cesse de les aider, usant en cela de son vaste réseau, aussi bien scientifique qu’artistique. Ainsi donne-t-elle des cours de dessin à Marie-Catherine Bihéron, fille d’apothicaire, qu’elle pousse à devenir anatomiste et céroplasticienne, et dont les maquettes de corps humain rencontreront un tel succès qu’elles lui seront achetées par Catherine de Russie. Soucieuse d’aider les jeunes filles en particulier, elle dispense son savoir gratuitement, et forme de nombreuses artistes au cours des décennies, dont la plus célèbre est Anne Vallayer-Coster, admise à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1770 en tant que peintresse de natures mortes – au XVIIIe, on peut les compter sur les doigts de la main, et on imagine aisément la fierté de Basseporte, qui n’a jamais eu accès à ce genre d’honneurs.

Lorsqu’on se penche sur les sources de l’époque, donc, on s’aperçoit que malgré les difficultés sociales qu’elle a dû affronter dans sa jeunesse, malgré le peu d’argent qu’une monarchie ingrate et avare a bien voulu lui octroyer, Madeleine Françoise Basseporte a réussi à mener une carrière incroyable pour l’époque en accédant à des fonctions que jamais sa double condition de femme et de roturière n’aurait dû lui ouvrir. C’est d’autant plus un tour de force que la première moitié du XVIIIe compte très peu de peintresses, ce qui change heureusement après le tournant de 1750, mais on est encore dans la période la plus difficile pour les femmes (j’en ai comptées quinze seulement dans la listes des peintre.sses français.es répertorié.es au XVIIIe siècle par Wikipédia qui en dénombre 682 – en revanche on voit bien qu’une nouvelle génération de femmes naît dans les années 1750-1760).

Par ailleurs, il ne semble pas que, de son vivant, Basseporte ait eu de détracteurs, ni n’ait été en butte à des ennemis. La notice du Nécrologe, écrite en 1781, juste après son décès, n’a pour elle que des compliments, sur son talent aussi bien que sur son caractère (bien sûr, une femme à l’époque est forcément bonne, douce, vertueuse et remplie d’abnégation – presque une sainte !). Il y est même écrit : « … aucun prince étranger n’est venu à Paris qu’il n’ait voulu voir ses ouvrages et en connaître l’auteur. […] Ses peintures étaient également admirées du peintre et du naturaliste ». Outre le monde scientifique et aristocratique, Madeleine Françoise Basseporte était aussi amie avec de grands artistes tels que Louis-Michel Van Loo, Bouchardon et François Boucher, et elle avait su s’attirer le respect de philosophes comme Jean-Jacques Rousseau et Denis Diderot. Bref, son talent était unanimement reconnu, par les experts comme par des profanes dont on ne peut douter de la justesse du goût supérieur.

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Mais un tel succès avait un coût. Sans doute comme beaucoup de femmes qui réussissent, dut-elle mettre entre parenthèses sa « féminité », afin d’être acceptée dans ces milieux presque exclusivement masculins : elle ne s’est en effet jamais mariée, n’a pas eu d’enfant, et nulle part on ne trouve la moindre référence à une histoire romantique. Le succès de Basseporte s’est forcément fait au détriment de sa vie intime, exigence que l’on retrouve chez de nombreuses artistes à différentes époques. Toutefois, ici, cette décision n’est pas seulement le fruit de la volonté de la peintresse de se consacrer exclusivement à son œuvre, c’est également une nécessité voulue par les conventions sociales, extrêmement prégnantes, qui pesaient à l’époque sur les femmes : en renonçant à sa vie de femme, elle devient en quelque sorte asexuée, et donc acceptable parmi la société des hommes. La seule référence au mariage, c’est la déclaration de Linné, exprimée à l’égard d’une femme de presque cinquante ans – autant dire, à l’époque, une vieille femme. Toutefois, le Nécrologe mentionne le fait que Madeleine Françoise Basseporte était très belle, et que cela aurait pu aisément causer sa perte…

C’est sans doute le retour de bâton du début du XIXe siècle qui sonne le glas de la belle réputation de Basseporte, car la Restauration, très conservatrice, met un coup de frein à la montée en puissance des artistes féminines qui, à la fin du XVIIIe siècle commençaient enfin à déployer leur talent – pour le plus grand plaisir du public. C’est au XIXe siècle que l’on trouve les attaques les plus mordantes à l’encontre des artistes féminines – qui fort heureusement finiront par l’emporter à la fin de ce même siècle, et à gagner leur légitimité.

Il est aujourd’hui important de rétablir la notoriété de Madeleine Françoise Basseporte, cette femme exceptionnelle qui toute sa vie travailla sans jamais relâcher ses efforts, jusqu’à près de quatre-vingts ans, et fit tout son possible pour promouvoir les jeunes talents, femmes et hommes. En plus de soixante ans de carrière, elle peignit trois cent treize vélins pour le cabinet du roi, toutes sortes de planches pour illustrer les Mémoires de l’Académie royale des sciences, elle participa à l’Histoire naturelle du comte de Buffon, sans oublier sa collaboration avec l’abbé Pluche et Henri Duhamel du Monceau. On peut dire sans se tromper que Madeleine Françoise Basseporte est bien l’une des plus grandes peintresses du XVIIIe siècle en France. On peut espérer qu’elle sorte à nouveau de l’ombre aujourd’hui, à condition que l’on revisite le passé pour redonner sa place à cette grande dame qui passa sa vie à peindre – et pas seulement des plantes –, quelles que soient les difficultés matérielles qu’elle rencontrait, et acquit un statut que nulle n’avait jamais obtenu, ni avant elle, ni après elle.

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Sources :
Le Nécrologe (1781 ; republié en 1881, p.139 à 147).
Anne Lafont, 1740, Un abrégé du monde, Fage Éditions, 2021
Correspondance de Carl von Linné
Bleu de Sèvres, Jean-Paul Déprats : l’auteur y fait revivre Madeleine Françoise Basseporte, en tant que personnage secondaire de son roman.