Jacques Schiffrin : éditeur en exil et « passeur pluriel »

Jacques Schiffrin Un éditeur en exil. Bandeau du livre © éditions du Seuil, "La Librairie du XXIe siècle"

S’il fut un âge d’or de l’édition, il est indissociable de son envers et Jacques Schiffrin (1892-1950) fondateur de « La Pléiade » en est l’incarnation. Son existence figure un demi-siècle de possibles basculant dans le cauchemar absolu. C’est son portrait, et travers lui celui d’une époque, que dresse Amos Reichman dans un livre puissant et doublement contextualisé : les années 40 et aujourd’hui, soixante-dix après la disparition de Jacques Schiffrin, « alors que le temps semble de nouveau sortir de ses gonds ».

C’est bien le temps qui, comme dans toute tragédie, dicte le rythme de ce livre : avant / pendant / après / trop tard… L’acte V étant sans doute aucun notre présent et ce livre, espace « d’une mémoire potentielle, d’une autobiographie probable », pour reprendre les mots brûlants de Georges Perec (Récits d’Ellis Island) cités par Amos Reichman en exergue de Jacques Schiffrin un éditeur en exil. Sa vie est bien l’une de ces Histoires d’errance et d’espoir, l’une de celles dont les archives retrouvées sont la trace tenace d’un siècle qui condamna ses fils et filles à l’exil ou les déporta et s’employa à effacer la part incandescente et terrible de cette mémoire. Amos Reichman refuse ce silence têtu et son enquête révèle combien une vie peut incarner une époque et dire beaucoup des décennies qui la suivent, d’un présent qui, sous nos yeux, déraille.

Le futur fondateur de La Pléiade est né dans une famille juive de la Russie impériale, qui réside alors à Bakou, ville cosmopolite et espace frontalier. Il se prénomme encore Yakov, « il restera dans l’histoire comme Jacques Schiffrin ». Très tôt sa vie est tissée de voyages et déplacements : Saint-Pétersbourg où la famille s’installe, la Suisse où le jeune homme part étudier le droit, Monte-Carlo puis Florence. S’il est « né dans un monde déjà disparu, celui d’hier, celui des tsars », Schiffrin est aussi ce jeune homme qui parcourt l’Europe, parle plusieurs langues et finit par s’installer, à trente ans, « dans le pays rêvé, celui de la littérature et des Lumières, de la tolérance et de l’intelligence », la France. Il travaille pour un éditeur d’art et bientôt lance le projet d’une collection qui porterait le nom d’une constellation mais aussi d’un groupe de poètes de la Renaissance : la Pléiade. Le premier livre publié, en 1923, est La Dame de pique de Pouchkine, traduit par Schiffrin lui-même, manière de jeter un pont entre le pays de sa naissance et celui d’un exil choisi. En 1931 La Pléiade devient la « Bibliothèque de la Pléiade », destinée à publier les monuments de la littérature mondiale, dans un format maniable et pour un public le plus large possible. Si La Pléiade est aujourd’hui synonyme de luxe, elle a été pensée comme une collection démocratique, « le Proust de la Pléiade, par exemple, était moins cher que la totalité des volumes en édition ordinaire », comme le rappelle André Schiffrin, fils de Jacques Schiffrin et de Simone Heymann, cité par Amos Reichman.

Au mitan des années 30, Schiffrin est en quelque sorte installé, il s’est marié, a fondé une famille, il est devenu citoyen français, sa collection impose son nom, il est même le Don Quichotte d’une gravure d’Alexandre Alexeïeff pour le grand éditeur barcelonais Gustavo Gili devenu son ami — et qui sera l’un de ses sauveurs pendant la guerre. Ce sont aussi les débuts d’une amitié forte avec André Gide, d’une correspondance qui durera toute leur vie — puisque Gide mourra trois mois seulement après Schiffrin. Mais ce moment de grâce dure peu. Rarement l’histoire collective aura à ce point marqué les destinées individuelles et c’est aussi ce que figure, de manière tragique, la vie de Jacques Schiffrin.

La crise de 1929 a des retombées sur l’économie éditoriale française, les maisons ferment les unes après les autres et si La Pléiade est un succès, les capitaux s’épuisent. André Gide intervient et met Schiffrin en relation avec Gaston Gallimard. Un contrat est signé en juillet 1933, Schiffrin sauve sa collection mais, même s’il ne le mesure pas encore, il s’en voit dépossédé. La « Bibliothèque de la Pléiade » appartient désormais à Gallimard, son fondateur n’en est plus que directeur de collection. Lorsque la guerre éclate, Schiffrin est mobilisé et s’il revient, c’est atteint d’une grave maladie des poumons. Et bientôt, alors que la France est défaite et occupée, il faut quitter Paris, l’appartement familial a été réquisitionné avec ses objets, ses milliers de livres, ses archives. Jacques, Simone et leur fils de cinq ans, André, trouvent refuge en Normandie mais le régime de Vichy ne les lâchera pas.

Lettre de Gaston Gallimard © éditions du Seuil / « La Librairie du XXIe siècle »

Le 5 novembre 1940, Gaston Gallimard envoie une lettre à Jacques Schiffrin et lui annonce qu’il ne fait plus partie de la maison d’édition. Il est fondamental de lire les pages qu’Amos Reichman consacre à ce moment, à ce qu’il dit de compromissions à un régime inique d’épuration (dont Gallimard devance bien souvent les injonctions), les pages sur la position paradoxale d’André Gide, son antisémitisme et sa manière de pourtant jusqu’au bout aider son ami puis le fils de ce dernier, de sans doute lui sauver la vie tout en écrivant que « c’était le seul juif pour qui j’aie eu de l’affection » ou que « la littérature juive (…) n’est pas la littérature française ». L’exil est d’abord la conséquence d’une exclusion radicale et Schiffrin épuisé par une maladie des poumons contractée sous les drapeaux français, par une terrible traversée de l’Atlantique dans la cale d’un bateau, par tant de luttes pour ses droits, sa survie et celle de sa famille, va mourir apatride, à New York, le 17 novembre 1950. Son associé new-yorkais, Kurt Wolff saluera sa mémoire en rappelant une phrase de Péguy, « on ne meurt pas de sa maladie, on meurt de toute sa vie ».

« Rien n’est plus dur que d’être orphelin du temps » (Vassili Grossman, Vie et destin)

Plus le livre avance, plus le lecteur entre intimement dans le piège que l’Histoire referme sur Jacques Schiffrin et sa famille, plus il perçoit, de l’intérieur, l’acmé abominable d’un siècle de sang et de cendres. Amos Reichman narre le compte à rebours tragique d’un exil aux enjeux vitaux, ce qu’il suppose d’énergie combative alors que tout s’écroule autour de soi, il dit la culpabilité des survivants, la misère, il raconte la double réinvention de soi d’un homme et d’un éditeur, à New York, qui parviendra à fonder Pantheon Books avec Kurt Wolff pour tenter de retrouver pied et racines dans un pays et une langue qui ne sont une nouvelle fois pas les siens.

Il réussira bien sûr, l’éditeur imprimera son nom de l’autre côté de l’Atlantique, lèguera cette maison à son fils André. Pourtant, fondamentalement, l’homme a tout perdu et il ne pourra jamais revenir en France, ce pays rêvé qui l’a spolié. « Il veut rentrer mais ne le peut pas, ou l’inverse. La maladie et ses mauvais souvenirs l’en empêchent ». La vie de Jacques Schiffrin est innervée par la « mappemonde passionnelle » (Jankélévich, L’irréversible et la nostalgie) qu’est l’exil, une Sehnsucht « aussi spatiale que temporelle ». Et Amos Reichman montre combien ce passé est aussi et surtout notre présent.

Les riches archives sur lesquelles s’appuie le livre, dont la reproduction rythme la lecture, ne sont pas seulement des documents à valeur historiographique, pas seulement des traces ou des témoignages d’une enquête rigoureuse. Elles sont proprement pathétiques, archives pour l’avenir, elles portent une souffrance que le récit d’Amos Reichman transmet au lecteur. Jacques Schiffrin un éditeur en exil est un Livre des passages : le jeune chercheur écrit au présent, pour le présent et il est fondamental de rappeler, alors qu’on ose affirmer que Pétain sauva les juifs, par quelle mécanique en surface anodine, portée par nombre de soi-disant intellectuels et un vent médiatique mauvais, s’installent des politiques d’épuration. C’est en cela, et ce sont les derniers mots du livre, que Jacques Schiffrin est « éditeur pour notre temps ».

Amos Reichman, Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil, préface de Robert O. Paxton, éditions du Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », octobre 2021, 288 p., 22 €