William Melvin Kelley : prisonniers à l’air libre (Danseurs sur le rivage)

William Melvin Kelley © William Anderson

Danseurs sur le rivage est un recueil de nouvelles, de micro-récits parfois reliés entre eux par des échos, le retour de certains personnages, de certains noms, en tout cas de situations similaires qui dessinent le diagramme de relations de pouvoir, de domination, comme le plan d’une prison à l’air libre.

Les personnages principaux de ces nouvelles sont des personnes racisées, c’est-à-dire subissant le poids et les effets d’un système de domination fondé sur la « race » ou plutôt la « racialisation ». Les nouvelles se situent aux Etats Unis, dans les années 1960, après l’abolition de l’esclavage, sans doute à l’époque où a lieu la fin officielle de la ségrégation raciale de jure mais pas, bien sûr, de facto (le recueil a été publié aux USA en 1964). La narration privilégie le point de vue de ces personnages racisés, les récits, les sentiments, les sensations, les pensées étant ceux qui s’élaborent à l’intérieur du point de vue – point de vue en même temps pluriel – de celles et ceux qui subissent ce système de domination, cette hiérarchisation et discrimination racistes. Le monde, ici, est perçu et pensé par ceux et celles qui subissent un pouvoir raciste et discriminatoire, point de vue qui révèle ce pouvoir que ceux qui l’exercent ne perçoivent pas en tant quel mais pensent comme un ordre nécessaire du monde, son ordre « naturel », politiquement, socialement, anthropologiquement évident.

C’est cette évidence que William Melvin Kelley rend douteuse, questionne, trouble de l’intérieur en se plaçant au ras du quotidien, selon des situations et cas toujours singuliers, concrets, incarnés. Le parti pris de William Melvin Kelley consiste à exclure un point de vue qui serait surplombant, général et abstrait, pour développer des récits qui favorisent des points de vue situés, relatifs, dépendant des possibilités mais aussi des limites de tel ou tel individu. Si le racisme est systémique, il se révèle ici par ses effets sur des individus concrets, étant perçu et pensé non pas à partir d’un personnage omniscient, dont l’approche serait celle d’une analyse générale et abstraite, mais d’un être singulier, un corps et un esprit qui se débattent comme ils peuvent entre les murs virtuels de leur prison bien réelle.

William Melvin Kelley aborde le racisme et ses effets, par-delà une approche purement légaliste ou juridique, en tant que système de pouvoir qui imprègne les rapports sociaux comme les esprits et les corps, et qui évidemment les façonne encore après la fin officielle de l’esclavage ou de la ségrégation – les esprits et les corps dont il s’agit étant ceux des Blancs mais aussi ceux des Noirs : « A les voir, on aurait dit que quelqu’un leur avait caché qu’ils étaient libres depuis cent ans ». Dans Danseurs sur le rivage, le système raciste persiste dans les rapports sociaux autant que dans les psychismes et les corps, et c’est surtout cette persistance psychique et corporelle qui est mise en avant et explorée.

Si les personnages sont souvent situés sur une ligne psychique où le racisme systémique habite encore et cohabite avec son refus et la conscience d’autres possibles, d’autres personnages se situent déjà au-delà ou vivent et pensent encore en-deçà. Ainsi, l’homme Blanc de la première nouvelle décide de rompre les habitus raciaux et de s’installer avec sa maîtresse Noire et leur fille, avant d’être réintégré dans le système raciste et de se résigner à lui obéir. Dans une autre nouvelle (« Un problème avec la bonne »), ce sont des employeurs Noirs qui reproduisent au sujet de leur employée de maison les clichés racistes du personnel Noir voleur, lubrique, etc. Dans une autre encore (« Pleurez pour moi »), deux personnages Noirs se sentent immédiatement accusés (alors que ce n’est pas le cas) lorsqu’ils se retrouvent au milieu d’une émeute en majorité Blanche et d’un attroupement de policiers. C’est toujours à partir de cette ligne que les personnages pensent, agissent, désirent, qu’ils se pensent eux-mêmes, s’identifient et se déterminent – William Melvin Kelley explorant ainsi, essentiellement, des subjectivités Noires, nécessairement plurielles, à l’intérieur d’un système raciste omniprésent qu’il s’agit de reproduire, de percevoir, de critiquer, de fuir, les subjectivités en question n’étant donc pas toujours celles de victimes ni, encore moins, celles de héros, mais celles d’individus qui agissent et pensent en fonction de ce qu’ils peuvent.

Les nouvelles qui composent Danseurs sur le rivage concernent également d’autres rapports de pouvoir qui croisent ceux impliqués par le racisme systémique, rapports entre classes, entre générations, entre hommes et femmes, entre minorités. Ce ne sont pas seulement les Blancs et les Noirs qui existent ici au sein de rapports de domination, ce sont aussi, par exemple, les hommes et les femmes Noir.e.s qui reproduisent des rapports hiérarchiques, des relations où l’un commande et l’autre obéit, où l’un décide et l’autre se soumet, où l’un a raison et l’autre a nécessairement tort, où l’un est sujet et l’autre objet. Il en va de même pour les rapports entre générations, entre les classes sociales ou entre les minorités (« Hé, Oncle Wallace, t’as déjà vu une tapette ? »). Là encore, la finesse de William Melvin Kelley le conduit à complexifier ces rapports, à en montrer des variations, parfois des renversements. Par-delà, ou à côté, ou en même temps que les rapports raciaux, les personnages qui évoluent dans ce livre sont la proie de cadres mentaux et sociaux restrictifs, emprisonnants, imposant à chacun et chacune leurs limites, leurs barreaux, empêchant de rêver, d’imaginer, de désirer de manière nouvelle et singulière – et chacun et chacune, à sa manière, en fonction de ce dont il ou elle est capable, s’y soumet, s’y adapte, ruse, s’efforce de s’échapper, les refuse (cf. la nouvelle intitulée « Connie », qui se termine par un « Non » assuré et définitif).

Plus largement que le système raciste, Danseurs sur le rivage traite donc également des déterminismes sociaux, soulignant que nos prisons sont toujours plurielles, compliquées, imbriquées l’une dans l’autre, hors de nous et en nous, nous forçant à être autant le prisonnier que le gardien, autant le condamné à perpétuité que le fugitif franchissant les murs ou le maton qui sonne l’alarme. Il ne s’agit pas, évidemment, de tout égaliser, de tout rendre indifférencié et, au fond, acceptable, ou au moins nécessaire, mais de mettre en évidence la complexité de ce qui nous domine et la pluralité tout aussi complexe des positions possibles à l’intérieur des rapports de domination.

Si certaines nouvelles qui composent Danseurs sur le rivage peuvent rappeler la structure de la tragédie (unité de temps, de lieu, d’action), elles semblent également retrouver celle-ci dans le fait que les personnages se heurtent à des limites qui s’imposent à eux, contre lesquelles butent leur volonté ou leur désir, limites à partir desquelles il s’agit de se déterminer soi-même, parfois en acceptant de changer radicalement soi-même ou bien… en refusant ce changement libérateur (cf. par exemple la nouvelle intitulée « Aggie »).

Au sein de ce parti pris structurel, William Melvin Kelley fait le choix de s’en tenir au moment de la prise de conscience, à celui de l’affrontement, du rapport problématique avec la norme, avec le racisme, avec le « destin », avec « l’adversaire » qui peut être le mari, la femme, la famille, l’habitus, l’ami, le Blanc…, favorisant un récit qui concerne un moment, une période courte plutôt qu’un récit plus long qui exposerait l’ensemble des tenants et aboutissants, des causes et solutions. La littérature de William Melvin Kelley n’est pas, dans Danseurs sur le rivage, une littérature qui explique, qui démontre, qui énonce les solutions à adopter, les raisons profondes et objectives de ceci ou de cela.

Concentrées sur des subjectivités saisies à un moment donné, prises à l’intérieur de limites données, les nouvelles qui composent ce recueil sont essentiellement descriptives de quelque chose qui est en train de se passer au présent, tissant des relations entre des personnages et des dimensions diverses mais ne sortant jamais de l’exposition du problème, de l’énoncé d’une question, du déroulement d’un moment défini. Littérature de questions ou de problèmes plus que de réponses et de solutions collectives ou prêtes à l’emploi. Sans doute est-ce là une façon de tenir compte de la norme qui s’impose à tous, de la domination de celui qui sait, de la posture du donneur de leçons (la figure moderne de l’intellectuel) et, justement, de s’en protéger, de ne pas les reproduire, y compris et surtout lorsque l’on affirme les combattre.

William Melvin Kelley, Danseurs sur le rivage, traduit de l’anglais (USA) par Michelle Herpe-Voslinsky, éditions La croisée, septembre 2021, 240 p., 20 €
Du même auteur, les éditions La Croisée viennent également de publier Dem, traduit de l’anglais (USA) par Michelle Herpe-Voslinsky. 240 p., 20 €