Dans son essai sur Portier de nuit, le célèbre et controversé film de Liliana Cavani, Véronique Bergen suit les parti pris esthétiques, cinématographiques, politiques, éthiques de la réalisatrice italienne, se tenant au plus près des forces obscures, paradoxales, peut-être insupportables du psychisme, du désir, forces qui animent des êtres en proie aux souffles les plus violents de l’Histoire, des corps, des âmes. Entretien avec Véronique Bergen.
Au début de ton livre, tu indiques que ce film de Liliana Cavani est une œuvre qui t’a « déracinée ». Qu’est-ce que tu entends par là et qu’est-ce qui dans ce film a produit dans ton cas ce déracinement ?
Je n’écris qu’à partir de ce qui me déracine, qu’en puisant l’énergie de l’écriture dans ce qui me hante. Découvrir Portier de nuit de Cavani à l’adolescence a touché des zones profondes par les échos et résonances que l’œuvre éveillait en moi. Ce qui, dans le film, a généré cette rencontre élective, cette fascination hypnotique a trait à la mise en scène des pulsions, à l’exploration de situations extrêmes qui renvoient à une économie pulsionnelle particulière. C’est au niveau des affects, des dessous des cartes, d’un régime intensif des images, du scénario, qu’une œuvre m’affecte. Dans un en deçà de la grammaire apparente. C’est pourquoi j’ai longtemps hésité à jeter un voile théorique sur un trésor secret qui risque de perdre de sa puissance de ravissement et de rapt si on le tient à distance pour en disséquer les mécanismes.
La présence, le jeu, le magnétisme de la fabuleuse Charlotte Rampling interprétant Lucia est l’une des composantes du trouble ravageur, voire de la mise en risque qu’a déclenchés ma rencontre avec Portier de nuit. C’est pourquoi j’ai dédié mon essai à Charlotte Rampling.
Ce que j’entends par le vocable « déraciner », c’est que l’œuvre agit sur le plan des sensations, des désirs, ouvre des portes de la nuit (comme le titre l’indique), de l’inconscient. Le feu que propage une création au lecteur, au spectateur, ne transite pas par la seule intelligence. Proust a théorisé ce point. L’effet d’effraction, le point de crise ressentis par Lucia lorsque, douze ans après la fin de la guerre, elle retrouve, dans un hôtel à Vienne, un portier qui n’est autre que son ancien bourreau nazi-amant, peut soulever dans le chef du spectateur un point de bascule subjectif.
Portier de nuit a suscité de nombreuses réactions pour le moins mitigées, réticentes, parfois violentes. Une partie de ton livre consiste à mettre en évidence les présupposés et préjugés qui fondent ces réactions. Une chose sur laquelle tu insistes, et qui n’a sans doute pas été suffisamment perçue par celles et ceux qui rejettent le film de Cavani, est le parti pris de celle-ci d’élaborer son film autour d’un point de vue subjectif, embrassant l’idée d’une construction subjective de la réalité. Tu écris : « Pour Cavani, comme Portier de nuit le montre exemplairement, la réalité n’existe et n’est appréhendable que subjectivement ». La réception négative de ce film vient sans doute, en partie, du heurt entre ce point de vue subjectif et la réalité objective du nazisme et des camps d’extermination qui sont omniprésents dans le film. D’après toi, à quel moment une approche subjective, même indirecte, d’une réalité comme celle des camps devient-elle problématique ? En quoi le film de Cavani, sur ce point, n’est-il pas problématique ?
Le film a donné lieu à sa sortie en 1974 à une série de jugements scandalisés, générant de violentes controverses. Il fit l’objet d’une censure en Italie. De nos jours, plus que jamais, dans une période de néo-conservatisme prompt aux lynchages, il suscite toujours la polémique. Dans le portrait que Pasolini dresse de Liliana Cavani (née en 1933) — une des rares femmes réalisatrices à l’époque, il importe de le souligner —, il la campe comme une figure « hérétique et révolutionnaire qui révèle les signes de son temps ». Après la Libération, elle rouvrit la « boîte noire » du nazisme, de la Shoah, se réapproprie, avec d’autres cinéastes de sa génération, les séquences sombres d’un passé proche (IIIème Reich, fascisme italien). Elle entendait mettre au jour ce que la société italienne refoulait, refusait de questionner, son adhésion au fascisme mussolinien, son soutien au régime nazi. Si elle choisit la ville de Vienne, lieu de rencontre entre Lucia et Max (Dirk Bogarde), c’est parce que la ville condense un mélange de haute culture et de barbarie nazie, parce que l’Autriche n’a pas opéré de retour réflexif sur son passé. La dénazification y était purement formelle, les criminels de guerre nazis y occupaient de hautes fonctions institutionnelles sans être inquiétés.

Cavani ouvre une boîte de Pandore qui dérange le confort psychique des spectateurs : elle n’entend pas réaliser un film historique sur la Shoah mais se pencher sur un microcosme tragique, un couple marginal, non représentatif de la réalité concentrationnaire, questionner ce que, dans Les Naufragés et les rescapés, Primo Levi appelle la « zone grise », définie comme un espace trouble à l’intérieur duquel, sans que la ligne victime-bourreau ne vole en éclats, des êtres sont contraints de collaborer, de se compromettre avec leurs ennemis. Elle braque sa caméra sur l’inconcevable, sur l’irrecevable, l’histoire d’amour fou, intense, complexe, ambigu, entre un officier nazi et une détenue (non-juive, contrairement à ce que la critique a souvent affirmé), une passion qui, au terme de conflits psychiques, d’un désir de fuite, d’évitement, reprend en 1957. Elle interroge ce qu’il en est de l’irrésistible.
Cavani recourt à une caméra subjective : l’économie du film repose sur les trouées de flashbacks omniprésents dans la première partie. La reconstitution du passé concentrationnaire qui est dévoilée par bribes aux spectateurs passe entièrement par les mémoires subjectives de Lucia et de Max. La réception négative vient de préjugés, de malentendus, d’une fermeture anthropologique et esthétique, d’une incompréhension de l’intention et de l’œuvre de Liliana Cavani : s’approcher de zones psychiques habitées par le traumatisme, par des pulsions en rupture avec le régime des normes sociétales. Portier de nuit est nimbé d’onirisme, métamorphose Vienne en une ville labyrinthique, un dédale mémoriel qui double les mémoires hantées du couple Max et Lucia.
La représentation de l’extermination, en soi, est problématique. Cavani n’embrasse pas le genre historique mais fouille le non-dit, les zones ambiguës de la psychè. J’ai tenu à réinterroger la position éthique, esthétique et politique de Claude Lanzmann sur la représentation de la Shoah, une position qui exerça un véritable magistère en France et qui a longtemps interdit d’autres approches (fictionnelles) déclarées ab initio inacceptables.

Dans ton livre, tu mènes une analyse des diverses dimensions du film, pas seulement historique mais aussi esthétique, en montrant d’ailleurs que, dans le cas de Portier de nuit, ces deux dimensions vont ensemble. Ainsi, tu mets en évidence et interprètes les choix de la réalisatrice concernant le cadrage, la lumière, la narration, les personnages, la musique, etc. Pour résumer tes analyses, je prélève cette phrase que tu écris : « L’esthétisation, la dimension picturale permettent d’absorber le spectateur dans le monde psychique des amants ». Ce qui ressort de l’ensemble du livre, c’est effectivement que Portier de nuit est un film mental, un film qui n’illustre pas mais fait exister le monde psychique des deux personnages principaux ainsi que, de manière plus ou moins directe, celui des autres protagonistes qui est d’ailleurs très différent de celui des personnages interprétés par Charlotte Rampling et Dirk Bogarde. Par tes analyses, tu suis ce qui caractérise ce monde mental : rupture avec la société, porte ouverte laissée à l’Inconscient, schémas fétichistes, etc. Quelle serait selon toi la caractéristique principale de ce monde, celle qui serait le plus emblématique du film ? Autre question : pourquoi, selon toi, Cavani a-t-elle choisi, pour l’exploration de ce monde mental, qui aurait sans doute pu prendre d’autres voies, d’inclure ses personnages dans cette référence au nazisme et aux camps ? Ton livre est aussi pour toi l’occasion d’une forme d’analyse du psychisme, ou en tout cas de mettre en avant un certain fonctionnement du psychisme – un psychisme ouvert à l’Inconscient, à des forces non maîtrisées, à des superpositions temporelles qui brouillent les catégories temporelles communes, etc.
L’œuvre de Cavani se construit autour de figures à part, en rupture avec la société, faisant sécession (sous une multiplicité de formes) par rapport à l’Etat, à la Loi, soit des personnages isolés (Saint François d’Assise, Antigone…, c’est davantage le cas de ses premiers films comme l’a analysé Gaetena Morrone), soit, par la suite, des couples transgressant les codes moraux, sociaux en vigueur et, pour cette raison, persécutés par le système (c’est le cas de sa trilogie de la Mitteleuropa, Berlin Affair, Portier de nuit, Par-delà le Bien et le Mal).
Hantés par le traumatisme de la guerre, l’ancien tortionnaire nazi et sa victime-amante sont la proie d’une maladie du temps, prisonniers d’un somnambulisme, d’une compulsion de répétition (à vertus cathartiques et exorcisantes et non pas une répétition mortifère comme on l’a assené), d’un passé dont les digues sont poreuses. Ils expérimentent en leur corps la question « comment vivre après ? », après l’enfer des camps, une question sur laquelle Charlotte Delbo, Primo Levi, Imre Kertéz, Piotr Rawicz, Elie Wiesel, Jorge Semprun, pour n’en citer que quelques-uns, n’ont cessé de revenir. Comment revient-on de l’anéantissement, d’une entreprise de déshumanisation, du côté des victimes mais aussi des bourreaux ?
C’est aussi au travers de l’importance de la musique (la mise en abyme de La Flûte enchantée de Mozart notamment et la magnifique bande-son de Daniele Paris) que Cavani explore les diverses expressions d’une mémoire traumatisée, des chocs psychotraumatiques à l’hypermnésie ou à l’amnésie. Max et Lucia n’ont rien oublié. Le scandale que le film a provoqué s’origine dans la mise en récit d’un sujet tabou, inavouable, l’amour entre un bourreau et sa victime, la relance de cette passion douze ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un « choix », une attraction irrésistible dont les protagonistes savent qu’il les condamne à la mort. Nostalgique du IIIème Reich, un groupe d’ex-nazis demeurés idéologiquement nazis, d’anciens camarades de Max, s’adonne à des parodies de procès en vue d’étouffer tout remords. Je rappelle que, découvrant qu’une des victimes de Max a survécu, qu’elle se séquestre avec Max dans l’appartement de ce dernier, ils décident de les éliminer.
Le monde que crée Max et Lucia, dans le camp et lors de leurs retrouvailles aussi improbables que fatales, est avant tout un espace-temps affranchi du monde réel. Ils construisent une scène fétichiste, sadomasochiste et « régressive » (vue comme pathologique par la confrérie noire des ex-nazis, par la société, par certains spectateurs). Leur possession réciproque s’affirme par une rupture radicale avec l’état du monde et se singularise par le langage du corps, de l’érotisme qui supplante le verbe. Comme je le développe dans l’essai, ils prennent le contrepied d’une somatophobie et d’une verbophilie hégémoniques dans la modernité occidentale. Somatophiles et verbophobes, enfin plutôt verbosceptiques, la régression vers l’enfance, vers les pulsions, l’avant-verbe et le registre sensoriel leur procure des plaisirs troubles. Portier de nuit est le récit d’une initiation qui passe par le fétichisme, le sadomasochisme, que je lis comme l’envers noir de l’initiation de La Flûte enchantée de Mozart.
Le lien entre la plongée dans les arcanes de ce monde mental et le contexte de la guerre, des camps et de l’après-guerre est un lien en intériorité et non pas accidentel. Les deux dimensions sont intrinsèquement nouées parce que, à partir d’une relation atypique, marginale, Cavani entendait soulever la chape d’amnésie qui prévalait en Italie dans les années 1970.
Dans l’exploration que tu conduis du film de Liliana Cavani, tu développes la dimension fétichiste de celui-ci, le fait que la relation entre les deux personnages est une relation SM et fétichiste.
Tu avais déjà écrit un livre sur le fétichisme, intitulé justement Fétichismes, publié chez KIMÉ en 2016. Tu montres que dans Portier de nuit, le fétichisme implique un rapport parodique à la loi ainsi qu’une forme de renversement du rapport de pouvoir : être soumis ou soumise n’est pas du tout synonyme de perte de pouvoir, au contraire.
En plus de porter un éclairage singulier sur le film de Cavani, et par-delà la simple dimension psychologique, en quoi ces analyses sur le fétichisme te paraissent-elles importantes aujourd’hui ?
J’oscillerais entre deux réponses : d’une part, l’importance de ces analyses sur le fétichisme dans une époque ravagée par l’étroitesse conceptuelle, par un formatage de la pensée et le contrôle des expériences de pensée et de vie par des instances morales, « politiquement correctes », oppressives sous couvert d’être émancipatrices et, d’autre part, l’indifférence quant à une incidence des créations, des systèmes, de ces éclairages sur le présent. Paradoxalement, il est salutaire que des zones de risque, des expériences ne soient pas comprises. Leur vitalité provient de leur secret, de leur clandestinité, de la résistance de la nuit à sa traduction en concepts de lumière. Ce qui décourage le ralliement vit d’une existence qui n’a de comptes à rendre à personne.
Tes analyses de Portier de nuit fonctionnent aussi par cercles excentriques plus larges que le seul film. A partir du film, à travers lui ou avec lui, tu traites du psychisme, du temps, du rapport au social, au corps, au désir, pour t’intéresser toujours à ce qui entraîne ces dimensions vers une forme de débordement, de trouble, de dérapage, de marge. Dans une partie de ton livre, tu analyses les présupposés et préjugés qui fondent certaines des critiques ou certains des commentaires peu inspirés qui ont accompagné la sortie du film. On trouve, par exemple, des remarques de Foucault ou de Daney qui ne sont pas parmi leurs propos les plus remarquables. Un des préjugés que tu soulignes concerne le rapport à l’Histoire, au récit historique et au fait que ce récit – ou ces récits – s’appuie en grande partie sur ce qui concerne les individus ou groupes qui ont accès à la parole et à la visibilité reconnues comme valables, qui occupent une certaine place dans le champ symbolique, qui sont conformes à certaines attentes ou schémas d’intelligibilité, ceci conduisant à une exclusion de fait de ceux et celles qui ne correspondent pas à tout ceci. Tu avances que les deux personnages centraux de Portier de nuit incarnent des exclus du discours historique habituel. Tu écris, par exemple : « Le film creuse les méandres de vies emportées dans la tourmente de l’Histoire, les zones impalpables, de tremblement, de flou, qui échappent aux archives, aux collectes de faits, aux grilles explicatives ». Comme dans ce que je disais auparavant au sujet de ton analyse du fétichisme ou encore d’une subjectivité troublée, décadrée, paradoxale, on retrouve ici ton intérêt pour ce qui est hors cadre, ce qui ne colle pas avec les discours dominants. Selon toi, qu’est-ce que la prise en compte de ce qui échappe d’ordinaire au discours historique pourrait apporter à notre rapport à l’Histoire ?
Dans l’entretien que Michel Foucault accorde à Pascal Bonitzer et Serge Toubiana, qui paraît en 1974 dans les Cahiers du cinéma, sous le titre « Anti-rétro », il avance une lecture aveugle, prisonnière d’une archéologie ratée qui passe à côté des enjeux, de l’imaginaire, de la complexité et de la composition, du style du film. J’analyse la charge prescriptive, normative du syntagme de « mode rétro » qui frapperait le septième art et montre combien la notion d’ « anti-rétro » est peu heuristique et peu féconde. Adoptant la posture du jugement, du tribunal, elle traduit une distorsion dans la perception des créations cinématographiques incriminées.
La grille théorique assassine le « monument esthétique », ses « blocs de sensations » (au sens de Deleuze), ses entrailles, son dispositif visuel et narratif. Cela semble paradoxal dès lors que l’entreprise de Foucault entend aborder les discours dominants, les formations discursives et non-discursives par leur marge, leur dehors, le hors-cadre afin de montrer la construction des dispositifs et, par là, de les faire bouger. En fait, ce ne l’est pas du tout : Cavani n’entend pas faire retour vers le centre à partir du décadré, de l’extrême mais se maintenir dans la tension entre deux mondes incompatibles, qui n’ont rien à se dire. Son cinéma n’est pas là pour ajouter de l’explicable mais pour se planter au creux de l’opaque, de l’incandescence, du sauvage qui échappe aux grilles de la bien-pensance et aux filets à grosses mailles des systèmes conceptuels. Elle ne double pas les flux de désirs — fussent-ils les plus singuliers, les plus hérétiques, les plus « choquants » — par un discours sur le désir. Elle sonde les pulsions archaïques, pas les charniers de l’Histoire vue sous l’angle du rétro. Elle ôte le voile qui dissimule le refoulé, elle interroge les modalités de survie et la « micropolitique du désir » comme l’a évoqué Félix Guattari à propos de Portier de nuit.
Je te répondrai à la manière dont je conclus ta question précédente. D’une part, mais c’est devenu un lieu commun, une lapalissade, le décentrement du regard vers le minoritaire, vers le marginal permet de dénoncer le tour de passe-passe des normes dominantes par lequel elles cachent leur construction sous le fard d’une donation essentialisante. Le coup de force qui préside à l’érection de la Loi en tant que Loi est rendu visible, saillant. D’autre part, notre rapport aux devenirs, aux événements (au sens de Deleuze) se césure de notre rapport à l’Histoire. Un dialogue de sourd entre les deux dimensions Histoire/devenirs est peut-être indépassable. Ce qui se soustrait à la vision des vainqueurs qui écrivent l’Histoire apporte un vide, une incertitude, un tremblé. Le soustrait doit demeurer soustraction, écart, dissidence.
Que fait-on lorsqu’un fantôme du passé fait retour dans le présent ? Est-il possible de refermer la porte quand on est la proie d’un déchirement entre effroi et attraction, entre répulsion et aimantation amoureuse ? Si Max erre dans le labyrinthe figuré par la première question, Lucia se débat dans le second nœud psychique, dans le brouillage de la faculté volitive et de la non-volonté.
Avant ce livre-ci, tu as déjà écrit sur le cinéma, par exemple sur Lee Chang-dong, dans le livre que l’on a fait en 2019 aux éditions Dis Voir, ou encore dans un de tes livres précédents consacré à Visconti. Ce que tu as écrit sur le cinéma, y compris ce livre sur Portier de nuit, ne prend pas la forme d’une théorie générale mais s’appuie sur une œuvre particulière, singulière, tel cinéaste ou tel film. S’agit-il de documents préparatoires à une approche générale du cinéma que tu pourrais écrire un jour ? Ou bien s’agit-il de refuser une approche générale du cinéma pour creuser des approches singulières qui feraient signe vers un cinéma possible, ou souhaitable, en tout cas vers une forme de rapport au cinéma qui ne pourrait pas passer par un point de vue englobant et général ? De manière plus large, en tant qu’autrice et philosophe, quel est ton rapport au cinéma ?
J’ai en effet collaboré avec toi et Antoine Coppola à l’ouvrage sur Lee Chang-dong publié aux éditions Dis voir, fondées et dirigées par Danièle Riviere, j’ai écrit un essai sur Luchino Visconti, je collabore à la belle aventure de La Septième Obsession, je laisse tremper ma plume dans les eaux du septième art. Mais il ne s’agit aucunement d’étapes préparatoires en vue d’une approche générale du cinéma. Je n’ai ni cette ambition ni ce désir. Enfin, c’est du moins mon opinion aujourd’hui. Comme la littérature, la musique, la danse, les arts plastiques, j’aime éprouver le cinéma dans une relative nudité qui désarme, sous l’horizon mythique de la « première fois recommencée », d’une réception qui passe par le corps, la chair, l’inconscient, les nappes phréatiques des émotions.
Mon rapport au cinéma est épidermique, infantile sous un angle, fantasmatique, capricieux et non englobant. Quand j’écris sur le septième art, sur certains films, certains réalisateurs, c’est à la lisière de la perception affective et de l’emportement, en veillant à ce que les analyses, les schèmes théoriques gardent la petite musique de l’affect, sans l’ordonner, sans la discipliner. La sensualité, les odeurs, les ambiances, les paroxysmes amoureux, les formes épileptiques d’une réalité en crise ne sont pas solubles dans un canevas axiomatique. L’ébranlement ou l’envoûtement viennent souvent de séquences qui me poursuivent, qui me délogent de moi, comme la danse de Salomé dans le camp ou la séquence de l’opéra au cours de laquelle le mari de Lucia dirige La Flûte enchantée, une séquence trouée par les flashbacks qui jaillissent de l’esprit de Lucia et de Max.
C’est dans l’entre-deux d’un voir et d’un dire organisés filmiquement et de mon voir-dire, des images du réalisateur et de leur ricochet sur mes images mentales que je me situe. La mémoire du film ricoche sur ma propre mémoire. J’ai une approche naturellement proustienne du cinéma. Merci à toi, Jean-Philippe, pour ce feu d’artifice de questions.
Véronique Bergen, Portier de nuit, éditions Les Impressions nouvelles, septembre 2021, 224 p., 20 €
Véronique Bergen a récemment publié Ludisme précédé de Gainsbourg et Bambou, 2021, éditions Le Cormier, 96 p., 14 €