Guermantes : Christophe Honoré ou La Nuit armoricaine de la Comédie-Française

Guermantes © Jean-Louis Fernandez

« La mort n’atteint pas uniformément tous les hommes » fait remarquer Proust dans La Recherche du temps perdu en une tremblante maxime sur le tragique de toute maladie qui pourrait escorter, pour sa sortie en salles aujourd’hui, Guermantes, le nouveau très beau film de Christophe Honoré. Car, de la maladie et de la mort, ce film ne cesse d’en convoquer, tour à tour, les fantômes lancinants ou patents, les fantômes résolument proustiens dont la tenace réapparition ou fugitive disparition n’atteignent pas uniformément tous les hommes.

Et les fantômes s’y font d’emblée doubles : nous sommes le 14 juillet 2020. La France sort péniblement d’un confinement sanitaire de plus de deux mois qui, pour enrayer la pandémie inexorable, l’a vue vivre recluse et a obligé la troupe de la Comédie-Française à interrompre les répétitions et annuler sine die les représentations du Côté de Guermantes de Honoré prévues pour avril. Mais comme le disent les acteurs du Français à Christophe Honoré, leur metteur en scène, le déconfinement les a laissés exsangues. Chacun est épuisé. La situation flotte dans l’incertitude béante de savoir si, en dépit de l’effective reprise des répétitions, le spectacle pourra avoir lieu. Mais le Comité des Comédiens du Français finit par trancher : trop d’incertitudes, les répétitions sont suspendues. Le spectacle n’aura pas lieu. Il est mort-né.

Guermantes © Jean-Louis Fernandez

S’ouvre alors un film qui devient le fantôme puissamment habité d’un spectacle qui va glisser comme une ombre sur les gestes et les paroles de chacune et chacun. Car, si le spectacle paraît ne pas pouvoir avoir lieu, les répétitions, contre l’avis du Comité, vont reprendre, quitte à faire vivre un fantôme, à lui donner une tessiture spectrale : spectacle qui a lieu sans avoir lieu, spectacle qui n’a pas lieu en ayant lieu. Se déploient alors deux films dans le film, deux côtés qui trament l’intrigue de ce côté de Guermantes : un premier côté qui convoque autant de scènes de répétitions : du côté de la scène mené par Marcel, le Narrateur, interprété par le toujours parfait Stéphane Varupenne, coup de génie du casting qui emmène la troupe de scènes en scènes à jouer. Un second côté qui convoque autant de scènes de vie ou de ménage, de théâtre d’une comédie humaine où les acteurs se tiennent sur les planches d’un vaste theatrum mundi où, cette fois, tous les comédiens occupent, tour à tour, le premier rôle, qu’il s’agisse d’Anne Kessler, d’Elsa Lepoivre, de Dominique Blanc ou encore de Sébastien Pouderoux et Laurent Lafitte pour ne citer qu’eux tant s’y dessine ce qu’il faudra désigner comme ce qui se passe Du côté de la vie.

S’enchaînent alors les séquences de répétitions du Côté de Guermantes où les comédiens repassent leurs rôles et les séquences de la vie des acteurs hors scène et en coulisses, comme deux côtés qui se tiennent côte à côte, se toisent mais ne se mêlent guère. Comme si le spectacle subissait la mort sans spectateurs et comme si la vie des comédies se détachait de la scène elle-même. Comme si de Proust ils ne voyaient plus que l’indistinct fantôme s’éloigner d’eux. Pourtant, cela ne va pas durer. Les deux côtés vont finir par se rencontrer comme chez Proust même. Les deux côtés font finir par se rejoindre, la scène va devenir la vie et la vie va devenir la scène. Et c’est sans doute la mort qui, comme toujours chez Honoré, offrira cette chance au film, celle de sortir de la paradoxale fatalité d’un vivant qui ne se sait pas mortifère.

De fait, dans Guermantes, à l’instar des précédents œuvres de Christophe Honoré, film, livre ou théâtre, s’opère une césure formelle par la mort. Se donne un moment inouï où la mort advient mais, paradoxalement, la mort s’y tient comme une schize qui lacère et le vivant et la forme même de l’œuvre en deux. On se souvient de la mort de Julie dans Les Chansons d’amour ou encore la mort de la mère dans Les Malheurs de Sophie : les morts ne cessent de jalonner l’œuvre mais il ne s’agit jamais d’une mort mortifère ou mortifiante. Jamais la mort chez Honoré ne constitue une fin, un dénouement, l’acte final d’un tragique du vivant. Car, chez Honoré, on revient toujours de la mort plus vivant. On n’est pas là pour hanter les vivants. On est là pour vivre avec eux d’une vie neuve, scintillante, d’une vie qui se donne comme redépart intime, extime, ténu et flagrant dans les choses et le monde. Si bien que la mort de la grand-mère sur scène, et non plus reculée en captation vidéo comme ce sera le cas dans la pièce, apparaît dans Guermantes comme ce grand moment de césure du film – où la césure se fait rejointure du vivant.

Guermantes © Jean-Louis Fernandez

La grand-mère agonise. Claude Mathieu la joue. La grand-mère souffre. Claude Mathieu la joue. La grand-mère meurt. Claude Mathieu ne la joue plus. Bientôt morte, la grand-mère ou Claude Mathieu se relève. Elle se redresse de son agonie sur la méridienne. Elle demande à quitter la scène pour retrouver, hors du théâtre Marigny, le square des Champs-Elysées, rejoindre la réalité du chalet de nécessité où, dans Le Côté de Guermantes, elle fait son premier malaise. Mais ici, rien de tel : au malaise succède une force de vie qui, peu à peu, va emporter tout le film, va en soulever chaque scène car, peu à peu, c’est le théâtre comme forme-de-vie ou bien plutôt le théâtre comme forme-de-revie qu’explore ici Christophe Honoré. Comme si Honoré donnait ici un film de Vita Nuova : la vie-théâtre se donne comme celle qu’explorent ici les comédiens, comme expérience de communauté, à savoir comme expérience de vie où les deux côtés, scène et coulisses, se rejoignent pour ne plus se quitter. La vie atteint là uniformément tous les hommes.

S’ouvre alors un film de comédiens, un film lumineux de troupe qui retrouve d’autres grands films de l’histoire du cinéma qui se tiennent aux côtés des acteurs du Français. On songe ici évidemment à Oncle Vania, 42e rue, encore trop peu vu de Louis Malle, le splendide Looking for Richard d’Al Pacino mais surtout au Carrosse d’or de Jean Renoir, salué d’ailleurs au générique de fin comme si Guermantes était un film du Carrosse, à entendre là comme une production de la société « Les Films du Carrosse » de Truffaut : comme si Guermantes était une manière au théâtre de La Nuit américaine de Truffaut lui-même ou peut-être La Nuit armoricaine, à la mode de Bretagne du plateau de cinéma aux planches de théâtre.

Et dans ce film de troupe, les scènes alors se multiplient où les acteurs ne jouent plus sur scène mais vivent leur vie de comédien dans la vie vivante qu’ils retrouvent. Dans la joie d’un banquet, dans l’ivresse de l’après-diner, dans la nuit où tout se rejoint. C’est l’impromptu théâtral qui s’empare de la vie et c’est un film où les comédiens prennent le pouvoir. En ce sens, même le metteur en scène, Christophe Honoré, devient le plus souvent le spectateur de la troupe assis sur scène sur un tabouret, glisse dans certaines scènes comme le figurant d’un portrait de groupe et en vient surtout à être acteur pour la première fois. Il joue son rôle et ne joue pas son rôle. Il devient un personnage qui évolue parmi les acteurs, vit des histoires comme s’il se laissait porter par l’énergie d’un film d’acteur dont la déprise serait le maître mot actif et solaire.

Car, plus singulièrement encore, ce qui frappe dans Guermantes, dans cette forme-de-revie qu’il ne cesse d’explorer sans répit, c’est combien Honoré, depuis la revenue de Claude Mathieu et la fin de la mort de la grand-mère, ne cesse de faire du cinéma l’espace d’accueil de ce qui vient, de ce qui arrive, de ce qui survient du vivant. Chez Honoré, et peut-être comme jamais dans Guermantes, d’improvisations en scènes écrites dans l’urgence pandémique d’un tournage ramassé en 10 brefs jours, le cinéma se fait le lieu unique d’une hospitalité de l’impur où le film s’ouvre à tous les films, la caméra accueillant toutes et tous, les visages qui enfin revivent au dehors quand décidant de quitter le huis clos du théâtre, les comédiens sillonnent la capitale, tout de costumes vêtus. La caméra filme des inconnus, des vivants, ce qui se passe dans la rue redevenue, à la nuit tombée, vie qui se redécouvre.

Enfin, s’ouvre une scène de revie à l’extérieur, où Proust, comme grand spectre, s’empare de tous les comédiens, qui ne jouent plus mais revivent Proust lui-même à la faveur d’une nuit au Ritz. On mange une sole qu’on accompagne d’une bière. On reste dans une suite comme Proust l’était avec la princesse Soutzo qui y vivait à l’année. Le film devient alors une expérience cinématographique dont le sensible affleure à chaque instant : une expérience aformelle où le film épouse le vivant, où le vivant ne joue plus : où il vit. C’est le sens de l’ultime scène où, dans le plus simple appareil d’une beauté qui appelle au réveil, Sébastien Pouderoux plonge dans la fontaine du square. Il est la nouvelle Anita Ekberg. Ce n’est plus la Vita Nova. C’est la Dolce Vita Nova qui, dans une exultation de joie, se donne à l’écran.

On l’aura compris : il faut aller voir Guermantes de Christophe Honoré pour mesurer combien le cinéma, comme troupe, permet une fois n’est pas coutume de faire mentir Truffaut. Lui qui disait qu’il rêvait d’un cinéma à la première personne, Honoré, depuis sa troupe, ne pourrait qu’ajouter : un cinéma à la première personne mais du pluriel. Guermantes, c’est nous.

Guermantes de Christophe Honoré, Memento Films, 2h19, avec la troupe de la Comédie-Française. En salle le mercredi 29 septembre 2021.