Les Intranquilles : Les états limites de Joachim Lafosse

Il ne faut jamais avoir honte. Le nouveau et neuvième film du belge Joachim Lafosse peut tenir dans cette phrase dite et répétée par Damien, artiste peintre, à son fils Amine alors qu’une psychose s’approche de lui comme une tenaille.

Ne pas avoir honte d’avoir des accès d’exaltation : ce père, en pleine crise créative, saute ainsi dans un étang sur un coup de tête devant des enfants, il les poursuit dans leur salle de classe avec des gâteaux, voulant les offrir, les incitant à sortir à l’air libre, ces bouffées de joie le tenant en vie inexorablement. Ne pas avoir honte non plus de se lancer tête baissée dans l’acte de peindre, jusqu’au bout, furieusement, plus loin que la plus puissante des insomnies. Ne pas avoir honte de simplement sacrifier la normalité d’une vie de famille pour ses tableaux.

Damien Bonnard, Les Intranquilles © Fabrizio Maltese / Les Films du Losange

Damien (Damien Bonnard, l’acteur gardant donc son prénom) regarde droit dans les yeux son galeriste : « Je vais peindre le déménagement, je vais peindre quarante toiles, je vais vendre quarante toiles. » Ce déménagement est bien réel mais tient aussi du voyage vers le lieu mental de la psychose et le film avance dans des plans serrés au sein du maelström des symptômes qui s’accumulent. Le peintre fixe sa toile bleue, s’approche, accentue vers le marine, puis ouvre l’espace d’une énorme tâche noire. Elle s’agrandit comme des pupilles sur une angoisse. On entend son souffle mêlé aux froissements de la peinture et des doigts, on sent sa transpiration animale; accrochez-vous pour arriver à filmer un peintre au travail, Lafosse y excelle. Lëila Bekhti (Lëila, vous l’aurez compris) trinque et essaye de maintenir un cadre familial autour de cette œuvre en cours.

L’écueil du film social ou bassement réaliste ou clinique est enjambé. Nous sommes dans l’hyper-réalisme, en prise directe sur la vie quotidienne, ses cris, ses chocs entre personnalités. « Tu repars, là ! », l’épouse menace d’une séparation, sort le lithium et surveille les doses. Elle questionne, comme le film lui-même, la possibilité de cohabitation entre création artistique intense et vie de famille. Lafosse, comme dans les géniaux L’Économie du couple en 2016 et À perdre la raison en 2012, va au cœur de ce qu’il y a d’irréductible dans l’intimité, rien ne semble pouvoir l’arrêter et s’il met parfois mal à l’aise, c’est qu’il ne fait pas l’impasse sur la vérité d’une union amoureuse, sur la haute tension nécessaire quand on aime.

Leïla Bekhti, Les Intranquilles © Fabrizio Maltese / Les Films du Losange

Scène centrale et clé du film : alors que les secours sont appelés sans qu’il le sache, Damien veut peindre l’instant de sa pulsion. D’un geste sublime, il va fixer ceux qu’il aime dans une scène définitive, sa toile posée à même le sol. Il place sa femme et son père devant lui, un pot en terre, une table. Son fils l’observe dans l’escalier, aussi inquiet qu’amusé. « Vous êtes trop gris, j’ai besoin de couleurs ». Voilà : sommes-nous vraiment vus par ceux qui nous aiment ? Quelles sont nos capacités quand il est question de faire face à l’authenticité, lorsque quelqu’un tout à coup peut vous voir en peinture ? Prise au sérieux, elle apporte la vérité, par plaques, par touches successives. Le cinéma de Lafosse aussi. Damien entre dans la décompensation, tragique mot du champ psychiatrique, et tout explose. L’institution, la société et les siens vont-ils laisser son œuvre et son être retrouver la lumière et la couleur ? Jusqu’au bout, le film reste ouvert.

Les Intranquilles de Joachim Lafosse. Avec Leïla Bekhti, Damien Bonnard, Gabriel Merz Chammah. Sortie le 29 septembre 2021. Le film a été présenté en compétition officielle au festival de Cannes 2021.

Du 8 au 30 octobre, la galerie Cinema Anne-Dominique Toussaint (26, rue Saint-Claude, 75003) présente Atelier intranquille, une exposition des tableaux réalisés spécialement pour le film par Piet Raemdonck et Damien Bonnard.